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Cet article a fait l’objet d’une première publication dans la revue Détail, n° 3-4, hiver 1991-1992, p. 46-60. Le texte est reproduit ici dans son intégralité avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Pierre Alféri, directeur de publication de la revue Détail. Il a été annoté pour la présente publication par Édouard Hubert.


Sur Ornette Coleman

Rodolphe Burger




Texte intégral



Pour Yves et Philippe

Mon propos, libre et sans autorité, portera sur la « musique » d’Ornette Coleman, mais s’appuiera aussi bien sur des énoncés verbaux d’Ornette. Ils seront au nombre de sept ou huit, tous prélevés dans une interview réalisée à New York par David Aronson, en juin 1984 (traduction française dans le n° 414 de Jazz Hot [1]).

Et en voici pour commencer un neuvième, sous lequel j’abriterais volontiers la tentative qui suit : « pour je ne sais quelle raison, je suis persuadé qu’avant de devenir de la musique, la musique n’était qu’un mot. »

Ornette Coleman n’aura jamais « lâché » la phrase.

En effet : Ornette Coleman est surtout considéré, on le sait, comme l’inventeur du free jazz, comme l’un des grands initiateurs de l’improvisation collective, de ce qui s’est appelé la New Thing. Or celle-ci s’est caractérisée par sa dimension insurrectionnelle à l’égard de toutes les conventions (esthétiques mais aussi politiques) qui définissaient le jazz. Ornette Coleman, d’autre part, s’est depuis cette époque (les années 1960) toujours distingué par l’audace de ses expérimentations musicales, par une sorte d’acharnement à briser tous les stéréotypes musicaux (y compris évidemment ceux qui s’étaient formés à partir de lui), par ses volte-faces stylistiques spectaculaires, et par la multiplication des agencements orchestraux (son « œuvre » semble se déployer sur quatre fronts simultanés : le quartet « originel », les accouplements insolites, la « musique classique », et les formations électro-acoustiques dédoublées, type Prime Time).

Or, en dépit de tout cela, qui semble un défi au principe d’identité musicale, Ornette Coleman, ce modèle d’insubordination, manifeste en même temps, et c’est l’autre évidence de sa musique, une inflexible obstination « mélodique » (ou pourrait-on dire « phrastique » ?) : d’un bout à l’autre de son « œuvre », les mêmes thèmes, les mêmes idiomes, les mêmes sempiternels bouts de phrases, sont inlassablement répétés, ressassés.

Telle est, au fond, l’énigme. Que signifie cette imperturbable insistance mélodique (insistance du mélodique, du thème ou du motif, mais aussi et surtout, on le verra, pratique insistante du mélos lui-même, qui vise à l’entraîner ailleurs…), de la part d’un musicien si visiblement résolu par ailleurs à tirer l’échelle (ou à « déchirer le plan », comme il le dit lui-même) ?

Deux interprétations de cette « anomalie » paraissent possibles. Et elles sont, me semble-t-il, à l’origine de deux malentendus massifs.

1) L’insistance mélodique serait une sorte de « résidu » non analysé, la trace (régressive) d’une naïveté lyrique irréductible.

Cette interprétation revient évidemment à rester sourd à la très ferme récusation du lyrique au sens trivial chez Ornette. Il est certainement l’un de ceux qui auront le plus fait pour arracher le jazz à ce qu’on pourrait appeler le « cliché lyrique ».

(Ce cliché à la vie dure et s’appuie sur bien des apparences du jazz en général. La priorité du jeu sur la composition (sur l’écriture), l’importance de l’improvisation, la référence au blues comme forme originelle, la tendance à une pratique « vocale » des instruments (et le privilège des vents dans l’instrumentation elle-même), tout cela semble bien confirmer l’essence lyrique du jazz — mais en un sens du lyrique qui revient à ce que Barthes appelait le « mythe du souffle [2] ». Il va de soi qu’on pourrait aussi bien faire valoir de toutes autres « apparences » : privilège précoce de l’orchestration (et renvoi à l’« autre » origine du jazz, le bordel), élaboration harmonique (pensons à Parker), écriture « contrapunctique » (pensons à Tristano), et, jusque dans la strate « blues » du jazz, valeur des procédés de déplacement (fût-ce sous la forme de la soustraction, ou de l’épure — pensons au « lyrisme » West Coast en général)… Tout ceci, que je ne développe pas, contredit nettement le « cliché lyrique ».)

2) Seconde interprétation : le mélos chez Coleman aurait un statut parodique (et non plus naïf). Sa musique serait essentiellement un énergétisme, seulement assorti d’une insolence mélodique de type parodique ou sarcastique (l’énergétisme est sans doute l’autre grand cliché qui domine l’approche courante du jazz). Le cliché énergétique contredit le cliché lyrique, mais ils se rejoignent sur un point : le spontanéisme.

Or, rien n’est plus étranger à Ornette Coleman (en dépit de certaines apparences « dadaïstes » du personnage, et de la proximité « historique » avec quelqu’un comme Albert Ayler) que la parodie ou la facétie. Et c’est peut-être cela qui, au fond, trouble et déconcerte les commentateurs : la façon dont il parvient à toujours déjouer parfaitement la distinction du jeu et du sérieux. Affaire de ton, de style, ou de posture (en un sens qui est aussi physique : si le jazz est toujours indissociable d’un gestus, celui d’Ornette est fait d’impassibilité et de désinvolture mêlées). Il y a chez Ornette Coleman comme une passion de déjouer les distinctions (celles, aussi bien, du populaire et du savant, de l’improvisé et du composé, etc.), de défaire les partitions en général. C’est par exemple ce que le « concept » colemanien d’harmolodie manifeste sur un mode indécidablement sérieux et humoristique. Et c’est aussi ce qui explique l’allergie à Ornette Coleman qui continue d’être partagée par tant d’amateurs et de musiciens (pour qui il représente l’incarnation même du bluff musical, ce dont ils s’agacent de ne pouvoir administrer la preuve…).

Mon hypothèse est qu’au contraire (au contraire de ces deux interprétations qui, toutes deux, abaissent la place du mélos chez Ornette Coleman), l’insistance mélodique ou phrastique d’Ornette Coleman est une caractéristique centrale de sa musique, et peut-être sa marque la plus singulière.

J’en viens, pour l’établir, à un premier énoncé (qui est en fait un énoncé double) d’Ornette lui-même :

Lorsqu’il lui arrive de s’expliquer sur les raisons de sa rupture avec le be-bop, rupture fondatrice qui marque le vrai commencement de son itinéraire propre, son récit compose une espèce de scène primitive dont le centre est bien la question du mélos (un petit mélo-drame, donc, au sens strict).

Il évoque d’abord, c’est le premier moment de l’énoncé, son allergie à ce qu’il appelle la « forme-chanson » en général.

Cette forme ne renvoie pas seulement à l’idée d’une trivialité mélodique (dont Parker avait déjà largement affranchi le jazz), mais à des structures harmoniques et rythmiques codées, à ce qu’il appelle aussi le plan (the map).

Il date en effet le commencement de l’aventure musicale « harmolodique » du moment où, avec la section rythmique du premier quartet, il est parvenu à, dit-il, « déchirer le plan » (je reviendrai sur cette formule qui constitue le deuxième énoncé que je voudrais épingler).

Or, lorsque (second moment du premier énoncé), il indique ce que cette déchirure du plan (ou de la « forme-chanson ») doit pouvoir libérer musicalement, c’est très singulièrement au chant, et même à la chanson (song), qu’il fait référence.

Tout se passe donc comme si la désarticulation, non pas du seul mélos, mais surtout du soubassement harmonique et rythmique de la forme lyrique, avait pour ultimes visée et enjeu la production d’un « chant nouveau » (cette expression qui fait allusion aux bouleversants derniers mots de Nietzsche à Gast [3], est bien entendu très problématique. En quoi consiste la nouveauté, même potentielle, d’un chant ? Tout chant, même le plus « inouï », n’est-il pas nécessairement ancien, en un sens difficile à préciser, mais essentiel ? Disons alors que la nouveauté dont il s’agit consiste peut-être dans une certaine qualité d’ancienneté à produire…).

Ce premier énoncé d’Ornette expose la logique du rejet : le rejet de la forme-chanson est sous-tendu par la recherche d’un accès à un autre jet, qui n’est lui-même pas autre chose qu’un chant (l’extrême répulsion marque une extrême attraction, sans pour autant qu’on puisse simplement parler d’ambivalence).

L’unité de ces deux mouvements (poser en rejetant), c’est ce que réalise la phrase musicale d’O.C.

Il faudrait, pour le montrer, savoir décrire, et suivre de près, cette phrase colemanienne, son ton, et ses tournures : on retrouverait la figure du rejet, en tant qu’elle caractérise, cette fois « métriquement », sa phrase — par rapport à l’élan initial de la phrase (qui projette un déroulement, et programme une chute), la phrase se prolonge au-delà de son mouvement sans se déliter, elle se déroute légèrement, le rejet comme résultat agissant rétrospectivement sur le dessin entier de la phrase et l’ouvrant à un autre développement ; ou inversement, le rejet fonctionnant comme répétition d’une phrase écourtée, etc.

Comment pourrait-on tenter de formuler cette logique du rejet, ressaisie au niveau de la phrase elle-même ?

On pourrait dire qu’il s’agit de produire un chant qui chante d’autant plus qu’il « chante » moins, c’est-à-dire qu’il est plus résolument dépouillé de toute tentation mélique, de tout pathos lyrique.

Ou pour le dire en paraphrasant Artaud : ce « nouveau » chant part de la nécessité du chant beaucoup plus que du chant déjà formé [4] (et voilà ce qui distingue la logique du rejet du mécanisme de l’ambivalence : ce qui motive le rejet du déjà-formé, c’est l’exigence de faire apparaître la nécessité qu’il oblitère).

La prédilection d’Ornette pour les motifs rudimentaires, du type ritournelle, rengaine, petit air, etc, doit être comprise dans cette perspective. Leur statut n’est ni naïf ni parodique. Il s’agit bien plutôt de faire tourner les motifs (c’est-à-dire de les trouver, au sens étymologique de ce terme), cela pour les neutraliser, les faire fuir, les empêcher de se résoudre. (Deleuze formule très bien ce « but final de la musique » (à propos de Schumann) : « c’est curieux comme la musique n’élimine pas la ritournelle médiocre ou mauvaise, ou le mauvais usage de la ritournelle, mais l’entraîne au contraire, ou s’en sert comme d’un tremplin [5] »).

Il arrive ainsi à Ornette Coleman de faire un thème avec un bout de gamme majeure (qu’il fait fuir, par exemple, en mineur, en lui ajoutant simplement deux notes). Le problème, chez lui, est toujours : comment phraser (n’importe quelle séquence — la plus réduite ou la plus pauvre) pour faire-thème ? C’est l’inverse du problème scolaire : quelles nouvelles séquences harmoniques enchaîner pour développer le thème ?

On pourrait dire encore qu’un double mouvement simultané s’opère autour du motif. Le thème « descend » jusqu’aux fragments archaïques les plus rudimentaires (plus bas encore que le petit air ou la comptine — quelque part du côté de la marelle et des petits module mélodiques-rythmiques en forme de hantise) et vice versa : il y a musicalisation du fragment archaïque, par le jeu de la répétition modulante, etc.

Il s’agit, en somme, au plus près du danger de « régression » mélique (mais au plus loin des facilités bruitistes, ou, inversement, des séductions de la « mélodie infinie »), d’opérer sur place l’illimitation du motif fini.

Ce chant est nouveau parce qu’il ne se présuppose pas, ne se résout jamais, et cependant phrase toujours.

(Que faut-il entendre par « ça phrase », s’agissant d’un énoncé musical ? « Ça parle » ou « ça chante » sont de mauvais équivalents. Ils en disent trop (ça parle mais ça ne dit rien, ce n’est en aucune façon une parole ; ça chante mais ce n’est pas simplement un énoncé mélodique — un énoncé mélodique quelconque n’est pas encore une phrase). Il y a phrase lorsque la façon de lier ou de délier manifeste une capacité à capturer de l’hétérogénéité sans défaillir. La « mauvaise » phrase est parfaitement lisse : de part en part homogène à elle-même et à son propre programme harmonique. La « bonne » phrase est celle qui, manifestement, surmonte un obstacle. Le problème est de savoir quel est cet obstacle. Peut-être est-il la musicalité elle-même, comme présupposition de l’accord. Si dans la langue, la donnée c’est la discordance, dans la musique, c’est l’inverse. L’obstacle, c’est l’accord. Comment se déprendre de l’accord ? La « discordance musicale » n’est pas une réponse. Seule la phrase surmonte la fatalité de l’accord.)

Il faudrait savoir décrire aussi le son d’Ornette Coleman : sa limpidité véritablement impossible, tant elle est peu naturelle (dans les duos alto-trompette, il est fréquent qu’Ornette et Don Cherry jouent chacun dans le registre « naturel » de l’autre). Cela par une sorte de « forcing » constant de la tessiture, comparable peut-être à ce qu’on appelle « voix de tête » (soit ce chant intérieur qui se produit au-delà de la capacité de chanter elle-même). Les fameuses fuites suraiguës caractéristiques du jeu d’Ornette sont ainsi comme une façon de crever un tissu hyper-tendu. Mais ces fuites ne sont jamais telles que l’on passerait franchement à un autre mode de profération (non phrasé, purement exclamatif). Elles viennent tourner autour de la limite, mais elles appartiennent encore à la phrase (elles sont une forme-limite de rejet).

Mais ces analyses, à supposer que nous sachions les faire, ne diraient pas encore l’essentiel.

Si la nouveauté de ce chant consiste dans sa « neutralité » (dans la neutralisation qu’il effectue en lui du « mélique »), cela ne tient pas seulement à ses qualités propres de chant (qualités mélodiques, de phrasé, de sonorité, etc.). Parce que les « qualités propres » d’un chant, cela, justement, n’existe peut-être pas en soi. La question du mélos, qui n’est jamais isolable comme une question simplement mélodique, ne l’est surtout pas ici : la neutralisation du chant (qui n’est pas du tout, on le verra, son effacement, mais l’effacement de son effacement), suppose un devenir-autre, et un devenir-multiple, qui ne se séparent pas de ce qu’Ornette Coleman appelle le déchirement du plan.

Il faut donc en venir à ce second énoncé d’Ornette : « j’ai déchiré le plan ».

Cet énoncé signifie que la fabrication d’un chant nouveau suppose un nouveau type d’agencement orchestral. Si je parle d’agencement, plutôt que, simplement, d’arrangement ou d’orchestration, c’est parce que ce qu’Ornette Coleman appelle « le plan » ne désigne pas du tout un type d’arrangement, ou un mode d’articulation particulier des éléments harmoniques, rythmiques, etc., mais indiscutablement le principe d’arrangement lui-même, ce qui fait tenir-ensemble un orchestre en général (le mot orchestre est tout à fait impropre pour qualifier les « formations », les « groupes » de jazz. Là aussi, Ornette radicalise ou prolonge une singularité du jazz : le surgissement d’une forme inédite de relation entre les musiciens. On reverra cela plus loin).

On s’est souvent demandé en quoi pouvait bien consister l’intérêt musical (et pas seulement « socio-politique ») du free-jazz, puisque aucune de ses innovations (l’improvisation complète, l’atonalité, le chromatisme, le bruitisme, etc.) ne peut sérieusement être considérée comme une nouveauté. Ce point de vue, qui a pour lui, justement, le sérieux, conduit du reste à considérer l’histoire du jazz en général comme une répétition affaiblie et « naïve », avec une cinquantaine d’années de retard, de ce qui s’est joué dans le champ de la musique occidentale moderne et contemporaine. On ne peut évidemment rien objecter à ce point de vue (et toute une musicologie académique est de bonne foi dans son absence de curiosité, teintée de mépris, à l’égard du jazz).

On peut seulement suggérer que penser ainsi revient à négliger totalement ce dont il s’agit, précisément, avec le plan d’Ornette Coleman, et qui touche à la pré-supposition musicale elle-même, tout à fait au-delà de tel ou tel système, ou « programme » harmonique.

S’il y a une liberté du jazz, et singulièrement de celui qui s’est lui-même baptisé « free », c’est dans sa capacité de toucher à la pré-supposition musicale, plutôt que dans un élargissement du langage musical lui-même, qu’elle consiste.

Le schème juste de l’agencement qu’a en vue Ornette Coleman n’est pas donné par je ne sais quel devenir-cacophonique de l’orchestre, mais par exemple par ce moment, faussement banal, souvent troublant, qui précède le concert, et où l’orchestre s’accorde, c’est-à-dire s’ajointe. Dans ce moment qui n’est pas à proprement parler musical, mais qui est peut-être, très fugitivement, « lyrique » au sens qui nous intéresse, l’orchestre fait sonner son être-orchestre, et c’est la lyre « elle-même » qui, très peu, apparaît, en tant que cela qui toujours s’efface lorsque l’accord (fût-il dissonant) se réalise.

(Mallarmé : « exposer, dans une violation comme fortuite […] cela même qui paraissait devoir rester caché, tel que cela se lie par-derrière et effectivement à l’invisible [6] ».)

Tous les agencements, toutes les très nombreuses « formations » d’Ornette Coleman, me semblent ainsi, à des degrés divers (et avec une efficacité indiscutablement inégale — mais cette inégalité a toujours été reconnue par Ornette comme une nécessité, pour une entreprise que dès lors il faut peut-être cesser d’évaluer en termes d’œuvre), chercher à lever l’auto-présupposition de l’accord, plutôt qu’à seulement étendre ou distendre ce qu’on appelle « système harmonique ».

Chaque formation (mot qui convient) est ainsi la lyre « elle-même ». Ou plus rigoureusement : elle y tend.

Cette restriction est essentielle. Elle signifie que l’événement « lyrique » ne consiste en rien d’autre qu’une tendance ou tension de l’agencement musical tout entier, et qu’une exhibition intégrale de la lyre en tant que telle est impossible musicalement. C’est peut-être l’abîme propre du musical (et le défaut de sa puissance) que cette limite à sa propre mise en abîme : qu’il ne puisse, sans cesser d’être musical, exhiber la structure irrésistiblement auto-présuppositionnelle de l’accord, mais seulement y tendre.

Il faut ajouter qu’il n’y a pas de marque musicale de cette tension « archi-musicale ». L’insuffisance de principe de tout système de notation musicale s’aggrave donc lorsqu’il s’agit d’un élément non localisable comme rythme, harmonie, mélodie, etc. (Mais cette insuffisance de principe vaut déjà pour ces éléments supposés localisables. Il va de soi, par exemple, que la notation d’une phrase-thème ne donne jamais le phrasé, c’est-à-dire ce que Wittgenstein, qui a souvent posé ce problème, demande que l’on pense comme geste — un geste ne peut être noté, il peut seulement être reproduit [7]. L’aggravation apparaît lorsque le geste s’étend à « tout » le musical.)

Essayons de dire les choses encore autrement.

Qu’est-ce qui se joue avec cette levée de la présupposition de l’accord, et en quoi cela se lie-t-il à l’exigence de la phrase ?

La phrase suppose, on l’a dit, qu’elle rencontre un obstacle et le surmonte. Cet obstacle est la musicalité elle-même comme auto-présupposition de l’accord. Et il y a sans doute mille façons de franchir la ligne, de déchirer le plan. Mais chez Ornette Coleman, tout se passe comme s’il s’agissait de figurer musicalement l’univers d’où émerge la phrase, l’opération même du rejet. Rejet veut dire retrempe aussi. Comme s’il fallait plonger la phrase dans un univers flou, confus, l’univers du babil, de la répétition compulsive, de la rumeur informe, pour élargir encore sa puissance de connexion de l’hétérogène. Question si l’on veut, de degré du flou, de dosage et de mesure de la confusion. Pas de clarté peut-être sans cette exposition, sans ce côtoiement d’une confusion dangereuse, infernale…

Troisième énoncé : « Les groupes de jazz sont satisfaits quand ils arrivent à “swinguer”. Chez moi c’est un élément qui est tout à fait à la case départ. »

Tout se passe comme si Ornette cherchait à généraliser absolument, en l’étendant à la totalité des paramètres musicaux, le principe de déséquilibre qui s’appelle en jazz le swing. Plutôt que de swing, on pourrait parler, pour jouer, d’une schwingung généralisée : d’une oscillation du musical dans la musique même.

Sans doute le swing n’est-il jamais réductible à une figure rythmique déterminée (et certainement pas à la « sempiternelle syncope » dont parle Boulez quelque part à propos du jazz [8]), mais chez Ornette Coleman, il est totalement délocalisé, et il devient la posture fondamentale qui commande tous les agencements, ou, comme le dit presque Ornette, leur a priori.

Le swing ainsi entendu, s’il n’est ni une figure rythmique, ni une mesure, marque peut-être l’excès du rythme sur la mesure, ce qui fait que le rythme ne se mesure pas à la mesure, le rejet donc, mais interne, de la mesure, son pliage a priori. Il est une posture rythmique, mais en un sens du rythme qui n’est plus du tout intra-musical.

Sous quelles conditions une telle schwingung a-t-elle une chance de se produire ? Il faut maintenant citer un quatrième énoncé d’Ornette, qui expose ce qu’il appelle avec humour sa « méthode d’improvisation » (et que j’ai envie d’appeler sa méthode d’indirection d’orchestre) :

« Voici ce que je dis à mes musiciens : regardez, dans la batterie il y a le ton, il y a la vitesse, il y a le “climax”, dans la guitare aussi. Ils ont tous les mêmes propriétés, ce n’est qu’une question de texture. Alors si vous jouez avec moi, ce que je veux que vous fassiez, c’est que, si vous faites le rythme, vous vous occupiez ensuite de la vitesse ; si un autre s’occupe de la vitesse, alors vous prenez la mélodie. Mais vous ne devez pas rester dans le même couloir pour savoir où vont les autres. Si vous en voyez un dans le couloir n°5, qui n’arrive pas à en sortir, et que vous voulez l’en faire bouger, alors vous allez dans le couloir n°5, et il est bien obligé d’en sortir. D’accord ? »

Sous des apparences désinvoltes (simple récusation du principe de la division du travail dans l’orchestre), l’impératif énoncé par Ornette revient à imposer au musicien la plus contraignante des disciplines : l’exigence permanente d’une sortie hors de soi, d’un dé-placement continu, l’obligation de jouer sous la condition de la levée (concrète) de la pré-supposition de l’accord (comme disposition de l’agencement, distribution des places dans l’arrangement).

Mais il faut citer un cinquième énoncé, qui complète le quatrième en le contredisant :

« Bon, je vais “Northside”, je vous retrouve là-bas, vous pouvez prendre n’importe quel chemin pour y arriver, ça n’a pas d’importance, mais, une fois que vous y êtes, assurez-vous que vous y êtes bien. C’est tout. »

Connectés entre eux, ces deux impératifs forment un double bind. Ornette Coleman surimprime un impératif de direction absolue (bien que formulé dans un langage on ne peut plus indirect), à l’impératif précédent de désinstallation perpétuelle.

Cela, évidemment, ne fait pas une méthode. Mais que serait une méthode d’invention collective ?

La structure résultant de cette double pince mise en place par Ornette semble absolument impraticable. Le musicien est absolument soumis à l’obligation de phraser, mais absolument privé de la disposition de sa propre phrase. Pourtant, (sixième énoncé) :

« Je suis toujours étonné de voir que c’est encore dans cette même structure qu’on trouve la possibilité de jouer une idée en étant affecté par quelqu’un d’autre. »

Ici, Ornette formule l’enjeu majeur du double réglage-déréglage de ses agencements musicaux. Ce qu’il appelle la « structure » a pour enjeu de donner chance à une autre forme de la subjectivité lyrique : de libérer un mode d’affectibilité qui se situe aux antipodes du « sujet lyrique » considéré comme auto-affection pure. Le « sujet » dont il s’agit ici n’est plus la source pure de sa propre phrase. Et ce qui apparaît par la chance de ce nouveau chant (que l’on pourrait peut-être qualifier de « chant indirect libre », par analogie avec le discours indirect libre, défini comme « une énonciation faisant partie d’un énoncé qui dépend d’un autre sujet d’énonciation »), c’est encore la lyre elle-même, cette fois comme affectibilité en général (soit comme cela même que la clôture lyrique de l’auto-affection tend à recouvrir ou effacer).

Il y a, c’est un fait, une chance (étonnante), communication. Et l’étrange de cette communication est qu’elle concerne des subjectivités dépouillées de leur intimité « personnelle », ouvertes à une affectibilité autre que celle de l’affect propre. Cela communique, cela joue, cela phrase, entre des sujets désaxés, enfermés dans le dehors d’eux-mêmes, enfermés dans le dehors de l’écoute.

Cette « logique » de la communication se passe du sujet.

Aussi bien, elle le dépasse :

Septième énoncé : « Vous ne pouvez pas dire s’ils savent ce qu’ils font ou pas. »

Chez Ornette Coleman, celui qui sait qu’il ne sait pas la musique, au contraire de ce qui passait chez Valéry, ne se réveille jamais.

(Cf. cette autre scène primitive décrite par Ornette : « le soir où j’ai eu mon premier instrument, lorsque ma mère m’a dit le regarder sous mon lit et que je l’ai sorti, j’en ai joué aussi bien que maintenant. Mais je ne savais pas qu’il ne fallait pas faire ça, je pensais que c’était comme ça qu’on jouait de la musique »…).

Rôle fondamental d’une certaine idiotie (condition, on s’en souvient, du mélopoïétique dans l’Ion) : quoi qu’il en soit de son savoir-faire, de sa virtuosité, qui peuvent être considérables, le musicien selon Ornette Coleman doit rester en un sens cet idiot, qui ne comprend pas la musique, et ne sait pas « qu’il ne faut pas faire ça ».

Si j’avais le temps de développer une interrogation sur le statut (très problématique) de cette subjectivité lyrique d’un nouveau type, c’est à coup sûr en direction du modèle mimétique qu’elle semble supposer qu’il faudrait chercher. Juste une indication dans ce sens, donnée par un passage du Paradoxe de Diderot (où il s’agit évidemment du comédien) : « Il n’a point d’accord qui lui soit propre ; mais il prend l’accord et le ton qui conviennent à sa partie, et sait se prêter à toutes. [9] »

Voici, pour finir, un huitième énoncé :

« C’est incroyable d’entendre un musicien jouer l’idée qu’il a en tête sur le moment sans se soucier de ce qui se passe, et en le faisant sonner comme si quelqu’un avait écrit ça pour lui à l’instant. »

Que dit cet admirable énoncé ? Il dit au fond ce qu’est toujours une phrase musicale, qu’elle soit composée, préméditée, ou improvisée. Il a précisément le mérite de délivrer de cette fausse opposition entre composition (écriture concertée) et improvisation (prétendument spontanée). La phrase est toujours un événement. Et ce qu’Ornette appelle structure (et que nous avons essayé de décrire : l’ensemble des opérations par lesquelles la pré-supposition musicale se trouve affectée — et qui visent, dit encore Ornette, à « ouvrir un espace pour que cela se passe »), se distingue tout à fait d’un programme. L’événement dont il s’agit ne peut certes se produire qu’à l’improviste, comme une chance (Ornette ne cesse de s’en étonner, de trouver cela « incroyable », etc.). Mais ce en quoi consiste cet événement n’est rien de spontané, rien par conséquent qui trouve son origine dans l’intimité de quelque intériorité.

Cela, dit Ornette, pourrait avoir été écrit à l’instant.

Le chant nouveau comme phrase a donc à voir avec de l’écriture. Il s’agit de faire s’écrire le chant, et tout autrement qu’en l’écrivant (en le transcrivant).

L’événement « lyrique » n’est rien qu’on puisse écrire, transcrire, ou décrire.

L’événement, c’est qu’il s’écrive.

Ce texte reprend des extraits d’une communication consacrée à Ornette Coleman, prononcée lors du colloque « L’écriture du temps » (Lyon, mai 1988).




Notes


[1Aronson, 1984, p. 16-21, 66.

[2Barthes, 1992 [1972], p. 239.

[3Voir Nietzsche, 1981 [1889], p. 570.

[4« ce nouveau langage […] part de la nécéssité de parole beaucoup plus que de la parole déjà formée. » (Artaud, 1978 [1938], p. 106).

[5Deleuze et Guattari, 1980, p. 431.

[6Mallarmé, 1945 [1897], p .351.

[7Voir par exemple Wittgenstein, 2002 [1948].

[8L’auteur fait vraisemblablement référence à l’une des diverses sentences de Pierre Boulez à l’encontre de l’improvisation et du jazz, du type : « les improvisations, et surtout les improvisations de groupe où il y a résonance entre les individus, ont toujours les mêmes courbes d’invention : excitation-repos-excitation-repos. […] Le seul aspect qui ressort donc des improvisations laissées à l’instrumentiste, […] c’est un psychotest collectif, qui ne donne que des dimensions très primaires de l’individu. » (Boulez, 1975, p. 150).

[9Diderot, 1995 [1830], p. 93.





Bibliographie


Aronson, David, « Ornette Coleman. Un futuriste primitif », Jazz Hot, n° 414, octobre 1984, p. 16-21, 66.

Artaud, Antonin, « Deuxième lettre sur le langage », in Le théâtre et son double, in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, 1978 [1935].

Barthes, Roland, « Le grain de la voix », in L’obvie et l’obtus. Essais critique III, Paris, Seuil, 1992, p. 236-245 [Musique en jeu, n° 9, Paris, Seuil, novembre 1972, p. 57-63].

Boulez, Pierre, Par volonté et par hasard, Paris, Seuil, 1975.

Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, « De la ritournelle », in Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 382-433.

Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres complètes. Tome XX, Paris, Hermann, 1995 [1830], p. 43-128.

Mallarmé, Stéphane, Crayonné au théâtre, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945 [1897], p. 293-351.

Nietzsche, Friedrich, Lettres à Peter Gast, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1981.

Wittgenstein, Ludwig, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002 [1948].



Pour citer l'article


Rodolphe Burger : « Sur Ornette Coleman » , in Epistrophy - Documents.04, 2019 Direction scientifique : Joana Desplat-Roger - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/sur-ornette-coleman.html // Mise en ligne le 10 novembre 2019 - Consulté le 26 mars 2024.

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