Epistrophy La revue de jazz | The jazz journal
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Cet article a fait l’objet d’une première publication dans la revue Po&sie, vol. 120, n° 2, 2007, p. 207-218. Le texte est reproduit ici dans son intégralité avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue Po&sie.


Mélodie fantôme

Georges Didi-Huberman




Texte intégral



Un art qui, au-delà de son assomption de l’histoire, offre ouvertement son rapport à l’origine — c’est-à-dire qui fait éperdument, ouvertement surgir ses tourbillons de présent comme actes réminiscents — est un art pétri de paradoxes temporels : aujourd’hui d’autrefois, antiques choses à l’état naissant, naissances déjà porteuses d’une haute mémoire. Cela vaut, d’ailleurs, pour l’amateur comme pour l’artiste. L’amateur de cante jondo est souvent dominé par l’impression étrange — un fantasme presque nécessaire — que cette musique lui a été donnée bien avant qu’il ne la connaisse, ou lui a été connue bien avant qu’il ne naisse. Les Gitans, les Andalous peuvent toujours se dire que leur mère enceinte faisait déjà la fête dans les juergas flamencas ou que leur père chantait por soleares contre le ventre rond de la future maman. Il y a, de toute façon, un puissant ancrage maternel du chant profond. Les chanteurs ou les danseurs, interrogés sur leur art, répondent souvent en parlant de leur mère. Paco de Lucía aura désiré conserver comme nom d’artiste son surnom d’enfant qui signifiait, dans les rues d’Algeciras où il gambadait dans les années cinquante, « Paco, fils de Lucía [1] ». Il dédiera à sa mère l’un de ses plus beaux disques récents, Luzia [2] (selon sa graphie d’origine, qui est portugaise).

Peut-on dater son amour du chant profond ? J’ai parlé — ailleurs — de Miguel, mon ami, mon maître en la matière. Mais je demeure persuadé que cette musique m’était nécessaire et, en un sens, « connue », bien avant ma rencontre avec lui. Il y avait comme un autrefois dans l’aujourd’hui de ma découverte effective du chant profond. Je voudrais risquer l’évocation d’un souvenir crucial. Que la musique y occupe une probable fonction d’écran psychique — écran d’une autre chose qu’il me serait difficile de nommer —, peu importe, au fond. Ce qui me trouble, rétrospectivement, et me sollicite dans ce souvenir reste la profonde musicalité d’une expérience non musicale, l’immanente musicalité d’un moment où toute ma vie bifurquait. Ma mère — qui avait un nom d’étoile : Estelle — est morte dans la nuit du 13 au 14 janvier 1970. Un coup de téléphone nous a brusquement tirés du sommeil, je ne parvenais pas à comprendre tout à fait la situation, non seulement d’être arraché de mes rêves au milieu de cette nuit mais encore, et surtout, de n’avoir jamais prévu cette échéance alors que, chaque jour depuis des mois, j’avais vu d’évidence la terrible métamorphose : un être si beau aux prises avec la souffrance, la déchéance physique, l’amenuisement de son corps, de sa parole, de sa lumière.

Il n’y a aucune transition, dans mon souvenir, entre l’horrible réveil en pleine nuit et la vision, déjà cauchemardesque, du couloir d’hôpital au bout duquel se trouvait la chambre. Je marchais vers cette chambre comme on marche vers une sentence, vers une vérité dont on sait qu’elle brisera tout, qu’elle sera irrémédiable. Je marchais, entièrement concentré sur la marche elle-même : chaque pas laissant derrière lui toute la vie d’avant, chaque pas martelant le silence sonore de ce couloir blanc (ou gris, ou verdâtre, je ne sais plus, je me souviens juste de l’angoissante lumière, déjà une lumière de morgue). Combien de temps dura cette marche, je ne peux pas le dire. Mais, dans le rythme de mon pas, une mélodie s’est alors élevée. Souverainement, presque tout de suite. Chose folle, moralement folle : je chantais intérieurement. Ou, plutôt, « cela » chantait en moi. Comment nommer cette expérience ? N’était-ce pas déjà, littéralement, un muet chant profond  ? Or, ce chant n’était autre que la réminiscence très précise, terriblement vivante, d’une longue improvisation de John Coltrane que j’écoutais dans ma propre chambre, à répétition, depuis des mois, toutes portes fermées. Elle s’intitule Olé. Telle fut donc la situation, dans ce long couloir d’hôpital : je chantais intérieurement un Olé en marchant vers ma mère morte.

Voilà sans doute pourquoi j’entends toujours dans ce petit mot d’apparence si légère, olé, quelque chose de bien plus sombre qu’une simple marque d’acquiescement musical. Acquiescement, sans doute ; mais un acquiescement à la plus grande douleur, donc une plainte en même temps. Dire olé, ce serait, en réalité, dire oui deux fois : oui, la douleur est là, ne disparaîtra pas, ne te laissera aucun répit, sculptera ton destin ; oui, tu continueras malgré tout, tu devras marcher et même, si possible, danser avec cela. C’est-à-dire faire œuvre d’une telle douleur. Pierre Fédida, dans son grand livre sur L’Absence, a écrit — proposition que je trouvai d’abord scandaleuse, et dont j’ai très vite découvert la terrible justesse — que « le deuil met le monde en mouvement [3]. » N’est-ce pas de ce mouvement-là que nous anime et nous déchire en même temps l’écoute du chant profond ?

Chanter intérieurement : Theodor Reik a raconté et analysé quelque chose du même ordre. Ce disciple de Freud et de Karl Abraham s’est intéressé, toute sa vie durant, aux relations qu’entretiennent, dans notre vie psychique, la mémoire et les formes (que celles-ci fussent religieuses, littéraires ou musicales). Il perdit son père à l’âge de dix-huit ans. Il étudia la psychologie et la littérature, écrivit une thèse sur La Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert. Il a traité de l’irruption des souvenirs — et de cet état caractéristique dans lequel « on ne s’en souvient pas, mais on ne l’a jamais oublié » — dans un livre intitulé Mythe et culpabilité [4]. Il s’est donc interrogé sur les « voix intérieures » dans la perspective métapsychologique du deuil et de la culpabilité, d’une part, et, d’autre part, dans une perspective plus phénoménologique qui mettait l’accent sur la musicalité propre de certaines expériences qui nous hantent et nous bouleversent.

Reik a scruté les « voix intérieures » en observant, par exemple, l’émergence de cette question chez son propre fils âgé de sept ans. L’enfant lui dit un jour : « Maintenant, je sais vraiment ce qu’est la voix intérieure. C’est une impression à soi avec les paroles de quelqu’un d’autre [5]. » Bref, c’est une expérience intérieure, généralement impossible à communiquer parce qu’elle nous déchire, nous dévore, nous noie dans son milieu pathique ; mais c’est une expérience qui, toute singulière qu’elle soit, passe par la communauté culturelle d’un monde de formes consignées dans le trésor symbolique de récits, de poèmes, d’images ou de chansons qui appartiennent à tout le monde. Ce que Rilke suggéra parfaitement lorsqu’il écrivit : « Celui qui percevrait la totalité de la mélodie serait à la fois le plus solitaire et le plus communautaire [6]. » Ce que Reik put aussi observer sur lui-même quand il tenta d’analyser la « profonde émotion » suscitée par une musique qu’il avait d’abord été incapable d’identifier, et qui se trouvait être le Kol Nidré de Max Bruch :

« [Ce] petit concert fit sur moi, dont la culture musicale est médiocre, une impression étrangement puissante. Le retour, trois fois répété, d’un thème en mineur particulièrement solennel et pénétrant, éveilla en moi un sentiment de déjà connu qui se mêlait à celui d’une profonde émotion. […] Le lendemain, […] j’étais encore poursuivi par ces sons étranges [7]. »

Une telle analyse n’aurait, évidemment, aucun intérêt si elle se contentait d’affirmer : « Cette musique m’a ému parce qu’elle réveillait en moi le souvenir du Kol Nidré chanté dans les synagogues de mon enfance. » Le lien de l’émotion et du souvenir d’enfance n’est qu’un élément déclencheur dans notre marche À la recherche du temps perdu. Il aura fallu beaucoup plus que cela pour que Marcel Proust invente son nouvel art romanesque de la mémoire. Theodor Reik a donc bien raison lorsqu’il se tourne, quant à lui, vers l’histoire et l’anthropologie religieuses pour avancer dans l’analyse du Kol Nidré par-delà ses souvenirs personnels : et c’est là qu’il commencera de comprendre l’essentiel, à savoir la façon dont sa propre expérience intérieure relève d’une histoire des formes culturelles — et, dans ce cas, cultuelles — où se construit quelque chose comme une musicalisation de l’angoisse de toute une communauté [8].

Nos expériences intérieures sont irréductibles, certes : solitaires, singulières. Elles font bifurquer — et, quelquefois, exploser — les cadres du consensus et du vocabulaire symboliques. Mais elles sont sculptées à même le matériau transindividuel et transhistorique de ce qu’Aby Warburg aura si bien nommé les « formules de pathos » (Pathosformeln). Theodor Reik retrouve ces formules — sans toutefois, me semble-t-il, les décrire avec la précision philologique et anthropologique nécessaire — à deux occasions successives : c’est, une première fois, lorsqu’il tente d’analyser, à l’aune de la notion de sacrifice, la puissance psychique du Schofar, la corne rituelle juive, avec « ses quatre notes rauques qui se brisent avec angoisse, qui gémissent, éclatent et résonnent longuement » ; avec cette sonorité « qui ressemble plutôt au mugissement d’un taureau qu’à une œuvre musicale » ; avec cette scansion dramatique de la longue émission du souffle sans interruption (tekîa), du son interrompu (schebarim) et du son « éclatant ou roulé » (térûa)… Tout cela posant le problème fondamental de la ritualisation rythmique inhérente aux puissances des chants religieux [9].

La seconde occasion offerte — douloureusement — à Reik est frappante à mes yeux parce que très proche de l’expérience évoquée plus haut. Un coup de téléphone lui apprend la mort de son maître et ami Karl Abraham, le 25 décembre 1925 :

« Ma première réaction après l’annonce de sa mort fut un choc profond. La nouvelle m’atteignait désarmé. […] Cette réaction de choc ne dura que quelques minutes, puis je me sentis étrangement engourdi. […] Je quittai l’hôtel et montai lentement la route bordée de sapins qui conduisait au pic. L’obscurité était descendue sur l’étendue neigeuse. Le bois de sapins avait un aspect inaccoutumé. Les arbres semblaient plus hauts, plus sombres et se dressaient, presque menaçants, vers le ciel. Le paysage paraissait changé. Il était maintenant solennel et sinistre, comme porteur d’un message mystérieux. Montant cette route, je ne sentais ni chagrin ni émotion intense. […] Je me souviens encore de l’ambiance lourde et engourdie de cette marche mais plus du tout — un quart de siècle s’est écoulé depuis — de sa durée. [Tout à coup] je me surpris à chantonner un air que je ne reconnus point. Mais, dès qu’il revint, je sus ce que c’était : les premières mesures du chœur, dans le dernier mouvement de la Seconde Symphonie de Gustav Mahler. J’avais l’impression d’entendre l’assaut fantomatique du chœur, les voix s’élevant en octaves, mais d’abord misterioso, solennellement. […] Cet air me poursuivit pendant des heures, […] il semblait, pour ainsi dire, le leitmotiv du deuil de mon ami mort. Mais il interférait aussi avec d’autres associations qui n’avaient rien à voir avec tout cela. Il me surprit au milieu d’une conversation avec des clients de l’hôtel. Il interrompit la rédaction d’une lettre. C’était ma première pensée au réveil, ma dernière quand je m’endormais. À partir de cette nuit et jusqu’au Jour de l’An, il me hanta, me laissant rarement plus d’une heure de repos. J’avais l’impression que cette mélodie m’avait jeté un sort. Je ne pouvais pas m’en débarrasser, quelque effort que je fisse dans ce but [10]. »

Ce récit clarifie peut-être la structure de mon propre souvenir. Je vois mieux, à présent, la nécessité des liens qui en articulent la succession. D’abord, le choc et l’engourdissement : comme si l’annonce soudaine de la mort d’un proche nous ôtait, un moment, notre propre corps et nous transformait en pierre, ce matériau des sépultures. Puis, la perception hypocondriaque de l’espace : toutes les dimensions se trouvent modifiées ; les formes enflent, grimacent, menacent ; l’hostilité du monde devient obsidionale. Mais il faut vivre, survivre, c’est-à-dire se mouvoir : il faut marcher malgré tout, prendre un couloir ou gravir une route de montagne. « Ni chagrin, ni émotion intense », dit Reik. Et, en effet, c’est une telle désaffection — comme un devenir-désert — dont je me souviens, aussi, avoir fait l’expérience. Donc : marcher, comme on marche dans le désert. Alors la marche elle-même prend la place de l’affect. Façon de dire que le rythme assume désormais la fonction de l’affect. C’est de là que surgit la mélodie intérieure, le chant profond, dans sa valeur d’étrangeté, d’intrusion, d’effraction, de symptôme, puis de hantise (c’est-à-dire d’intrusion répétée ou d’étrangeté revenante).

Reik a bien raison de nommer cela le leitmotiv du deuil. Il raconte comment cette puissance d’effraction ou de perturbation fit naître en lui « le besoin de [s]’en débarrasser, d’en finir avec elle [11]. » J’ai procédé différemment, moi qui ne suis ni analyste, ni analysant. Je ne me suis pas débarrassé de ma mélodie-fantôme, au contraire je l’ai adoptée, je l’ai fait s’élargir, je l’ai retravaillée. Encore aujourd’hui — trente-cinq ans plus tard —, mon jeu favori, mon jeu secret au regard de tous, consiste à marcher dans la rue et à chantonner des bulerías sur le rythme de mon pas en suivant la cellule à douze temps qui est celle-là même — je m’en rends compte aujourd’hui seulement, à écrire ces lignes — de mon ancien leitmotiv de douleur, Olé de John Coltrane.

Olé, la longue composition-improvisation de John Coltrane [12], possède les trois caractéristiques de l’« expérience musicale intérieure » dont je viens de parler. Elle est intruse et imprévisible comme un cri  ; elle est lancinante et angoissante comme une marche funèbre  ; elle est infinie et sensuelle comme une berceuse ou un chant d’amour. Elle met donc en jeu la douleur, le deuil et le désir en même temps. Theodor Reik citait la réflexion d’un petit garçon de quatre ans qui, voyant passer une procession funèbre, demanda ce que c’était ; après que sa mère lui eut expliqué, comme elle pouvait, ce que sont la mort et les funérailles, l’enfant posa cette question : « Mais pourquoi y a-t-il de la musique ? Il est mort et ne l’entend plus [13]. » Il faut comprendre, cher enfant — mais, tu sais, il est aussi difficile, à nous autres adultes, de comprendre cela —, que cette musique est seulement pour nous, qu’elle est la danse des survivants, qu’elle préserve en nous la capacité esthétique fondamentale de jouer, c’est-à-dire de faire survivre le désir au deuil et le mouvement à l’enkystement.

Cri, marche funèbre et chant d’amour, Olé marque un moment singulier dans l’aventure musicale de John Coltrane. Enregistré le 25 mai 1961, c’est un morceau de rupture où s’annoncent toutes les expérimentations free des années ultérieures ; mais c’est un morceau où la rupture vient justement de quelque chose comme un retour à l’élément jondo en tant que tel, puisque le thème n’est autre qu’un traditionnel chant populaire espagnol, El vito, utilisé pendant la guerre d’Espagne comme l’hymne des jeunesses républicaines. Mélodie hurlée — mais, aussi, indéfiniment ciselée — par les saxophones ténor et soprano de Coltrane, par la flûte et le saxophone alto d’Eric Dolphy, par la trompette de Freddie Hubbard, ces deux derniers musiciens directement venus de l’avant-garde free, proches d’Ornette Coleman. La structure rythmique et le thème mélodique d’Olé seront donc à la fois étendus, comme élargis — grâce aussi au piano de McCoy Tyner, à la batterie d’Elvin Jones et aux deux contrebasses d’Art Davis et Reggie Workman —, et transgressés, mis hors d’eux-mêmes par le rajo, la déchirure des voix instrumentales.

Alain Gerber, qui consacre à Olé tout le chapitre final de son livre sur Coltrane, ne voit dans ce morceau que paradoxes en jeu :

« Ce que le recentrement sur la modalité permet aussitôt d’affirmer, c’est que, si Coltrane exerce une action révolutionnaire dans le champ du jazz lorsqu’il se plie à la tradition du blues (premier paradoxe), il apparaît objectivement réactionnaire au moment où il introduit dans ce champ la nouveauté qu’y constitue alors la référence [espagnole ou] indienne (deuxième paradoxe [14]). »

Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, de leur côté, jugent de façon sévère l’« exotisme » de Olé au regard de l’identité politique Black Power. Mais, ignorant l’hymne politique de El vito interprété de façon si profondément flamenca par Coltrane et ses musiciens, ils se trompent, me semble-t-il, en parlant d’une « approche très superficielle des codes culturels évoqués au passage [15]. » Olé n’« évoque » pas du tout son motif espagnol « au passage » : il y entre au contraire, il le creuse, il l’explore, il l’élargit, il le révèle à lui-même. Jusque dans l’effet de growl — c’est-à-dire de grognement, de râle — qui donne aux instruments à vent leur côté sale, dirty [16], Coltrane et Dolphy répondent parfaitement au rajo des voix flamencas ou au grito de la protestation républicaine espagnole [17].

Ce qu’Alain Gerber met sur le compte du paradoxe — comment donc être révolutionnaire en faisant appel à une tradition ? — semblera moins surprenant si nous acceptons, avec Benjamin, de penser ensemble l’unique et la répétition, ou l’originalité et l’originarité. Olé fait rupture parce que Olé fait retour : pas un retour au même, bien sûr, mais un retour à autre chose. Un retour déraciné. Un retour à la chose précisément impensée par les cadres harmoniques du jazz de cette époque. L’appel au motif espagnol prend donc chez Coltrane, à ce moment-là, valeur non pas d’exotisme inoffensif mais, plutôt, de dérive expérimentale et offensive : une déterritorialisation du be-bop, si j’ose dire. « Dans Olé, écrit Pascal Bussy, Coltrane s’envole une fois de plus vers de nouveaux territoires dont on a parfois du mal, encore aujourd’hui, à saisir tous les contours [18]. »

Ekkehard Jost, dans un chapitre entier de sa grande étude sur le free jazz, a tenté de décrire et d’analyser, aussi précisément que possible, ce nouveau territoire [19]. C’est le territoire des musiques modales, dont le cante jondo offrait, à la fin des années cinquante, l’incarnation la plus exemplaire, la plus évidente. On sait que Miles Davis, aidé par Gil Evans, est entré magistralement dans ce domaine en enregistrant le Concierto de Aranjuez de Joaquín Rodrigo puis, en mars 1960, les Sketches of Spain dont certains — l’admirable saeta, notamment — avaient été relevés note pour note d’après les enregistrements légendaires de chanteurs tels que Manolo Caracol ou la Niña de los Peines [20]. La collaboration de John Coltrane et de Miles Davis, dans les mêmes années — qui produira des chefs-d’œuvre tels que Lament, So What ou les Flamenco Sketches de 1959 —, marque donc un tournant dans l’accession du saxophoniste aux puissances de la modalité [21].

Le jeu modal — mais pourquoi ? « J’ai compris, dit Coltrane en 1960, qu’il fallait se retourner vers l’arrière et regarder les choses anciennes d’une nouvelle manière [22]. » Les choses anciennes — mais pourquoi ? Il y a, sans doute, une façon transidentitaire de penser la musique, à l’époque même où le free jazz s’apprêtait à protester de son identité noire. « [Les traditions modales] sont particulièrement évidentes en Afrique, remarque Coltrane, mais vous en retrouverez à chaque instant en Espagne, en Écosse, en Inde ou en Chine. C’est cet aspect universel de la musique qui m’intéresse et m’attire [23]. » De façon plus spécifique et polémique, le retour au jeu modal offrait à Coltrane une voie royale pour rompre avec la façon traditionnelle d’improviser par progression d’accords insérés dans un schéma métrique. La modalité exténue la tonalité, elle brise les oppositions entre majeur et mineur, elle rend à l’improvisation un matériau et un milieu non orientés vers leurs résolutions harmoniques. Il s’agit, dit Ekkehard Jost, d’« étendre le champ » pour donner un « nouvel espace horizontal [c’est-à-dire mélodique] de liberté » comme « alternative au cadre harmonique ». Façon de produire une véritable « forme ouverte illimitée » dans l’interprétation d’un thème [24].

Coltrane s’est lui-même fort bien expliqué sur le nouveau type de liberté qu’il recherchait dans ce recours au jeu modal : « Si on va dans ce sens-là, on peut jouer sans arrêt. On n’a pas à s’occuper des accords, et donc on peut améliorer la ligne. Cela devient un jeu pour être toujours plus inventif avec la mélodie. Avec les accords, on sait qu’au bout de trente-deux mesures, c’est fini, et qu’on n’a plus qu’à répéter la même chose — avec des variations. Je crois qu’on en revient dans le jazz à jouer la mélodie plutôt que des variations harmoniques. On aura moins d’accords mais des possibilités infinies pour s’en servir [25]. » Bref, le retour à la mélodie ouvre un futur de liberté par-delà les constructions harmoniques très élaborées du jazz moderne. La ligne brise la grille  : elle n’est plus inscrite dans une structure, mais définit par ses immenses détours — ses arabesques sans fin, comme à l’Alhambra de Grenade —, la structure même. À condition, bien sûr, qu’elle soit perpétuellement exploratoire, inventive, obstinée jusqu’à la démesure (et c’est pourquoi Olé sembla interminable à beaucoup de ses premiers auditeurs). À condition qu’elle joue « autour du mode plutôt que dans le mode », qu’elle produise des « variations rythmiques asymétriques [26] », comme Coltrane, Eric Dolphy et Freddie Hubbard le font si bien dans Olé. Comme le font, à longueur de juergas, les musiciens du cante jondo.

Simplicité et intensité caractérisent d’abord cette façon de jouer. La virtuosité, la complexité, l’élaboration se situent à un niveau de second ordre. On en voit, chez Coltrane, le prolongement direct dans India et la conclusion, peut-être, dans A Love Supreme — notamment dans la pièce intitulée Psalm enregistré en décembre 1964. Les critiques de jazz, à l’époque, parlaient d’« exercices nihilistes » ou d’« anarchie », accusant Coltrane et Dolphy de « vouloir détruire délibérément le swing [27]. » Ils ne comprenaient pas encore que le retour au jeu modal, en brisant les schémas habituels de l’improvisation, constituait la dérive nécessaire au futur même du free jazz. Ils ne comprenaient pas encore que cette dérive passait par un travail sur la durée caractéristique des musiques telles que le cante jondo : durée exploratoire, assomption de la répétition, infinitude des détours mélodiques, enchaînement des figures, suspensions élargies trouées par des explosions d’intensités. « L’enchaînement des notes se réfère moins à l’ordre d’une séquence harmonique qu’il ne suppose une idée formelle indépendante, s’incarnant dans la totalité d’un champ harmonique extrêmement vaste, perçu globalement par l’improvisateur. Ce champ quasi statique explique assez, du reste, la nature des thèmes vers lesquels s’oriente de plus en plus Coltrane. Il les souhaite, nécessairement, brefs, répétitifs, de configuration simple, déterminant un champ harmonique immanent, en son entier, à la sensibilité. Ainsi s’explique son recours systématique aux modes folkloriques : Olé, Africa, Greensleeves, en sont des exemples manifestes », écrira par exemple Michel-Claude Jalard [28].

Olé sembla donc excessivement long à ses premiers auditeurs : dix-huit minutes et quatorze secondes de cri interminable, de marche funèbre interminable, d’interminable chant d’amour. Nulle part mieux que dans cette dramatique de la durée s’exprimait le « tragique coltranien », comme on a voulu l’appeler [29]. « Le fondement de la révolution coltranienne, écrit pour sa part Alain Gerber, c’est précisément de substituer la durée au temps, la dérive à la visée, le concept de la mort à celui de l’achèvement [30]. » L’improvisation extensive, chez Coltrane, s’apparente directement — du moins aux yeux d’un amateur de flamenco — à cette façon de rendre l’intensité interminable que l’on trouve chez les grands chanteurs gitans réunis en juergas, comme lorsque Terremoto et ses amis font durer des bulerías dionysiaques pendant de longues minutes excessives, ou lorsque Inés et Pedro Bacán dénouent leurs soleares pendant un temps qui évoque les râgas indiens plutôt que nos canoniques « morceaux » de musique occidentale [i]. On pourrait dire que cette dramatique de la durée a pour fonction d’habiter le présent d’une manière extensive, c’est-à-dire désirante et réminiscente à la fois, en attente de toutes les intensités possibles :

« La musique est un art au présent. Tous ses gestes passent, sans devenir jamais gestes passés, figés dans l’éternité de l’œuvre. Il leur faut habiter le temps présent. […] Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’entretient aucun rapport avec son passé, bien sûr. […] Lorsque Coltrane revient inlassablement sur un même motif, cela n’a de valeur musicale que parce qu’il y a répétition et variation, ce qui suppose bien un rapport au passé [31]. »

Il faut une interminable durée pour que jouent ensemble — dans le même présent improvisé à chaque instant — passé et futur, mémoire et désir.

Une telle durée s’apparente, sur bien des points, à ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont nommé une ritournelle [32]. La ritournelle est un concept philosophique — voire poétique —, non la description musicologique d’un certain type de rythme ou de mélodie. Ce qui me trouble, dans ce texte célèbre de Mille Plateaux, c’est que la ritournelle est introduite à partir d’un motif dramatique où je retrouve exactement le paradoxe de mon propre souvenir funèbre et musical : « une femme meurt » (l’exemple choisi par les deux philosophes étant celui de Mélisande)… « un enfant joue [33]. » Mettre ensemble ces deux situations, c’est révéler quelque chose que Deleuze et Guattari auront choisi de nommer un « bloc d’expression ». Cheminer en silence vers sa mère morte dans un couloir d’hôpital avec un rythme souverain à douze temps — cri, marche funèbre, chant d’amour — qui frappe mortellement dans vos tempes et qui joue nerveusement dans votre tête : ce serait cela, peut-être, concrètement, pour moi, un « bloc d’expression ». Or, un bloc d’expression bouleverse, modifie tout ce qui l’entoure, il force les apories, il transforme en possibilités de fait les impossibilités de droit. Ainsi, « une femme meurt » : mais le monde se musicalise malgré tout. Ainsi, « un enfant joue » : mais le jeu ne sera plus jamais qu’une danse du deuil.

La ritournelle a sans doute un effet de guérison : elle musicalise la peur. « Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos [34]. » Que ce soit dans la chansonnette (le tralala des ablutions matinales) ou dans le jeu le plus élémentaire (le Fort-Da freudien), « la musique est traversée de blocs d’enfance, et de féminité. » Plus généralement, enchaînent Deleuze et Guattari — et nous sommes déjà de plain-pied avec le cante jondo comme avec le free jazz —, « la musique est traversée de toutes les minorités, et pourtant compose une puissance immense. Ritournelles d’enfants, de femmes, d’ethnies, de territoires, d’amour et de destruction : naissance du rythme [i]. » C’est que la ritournelle reterritorialise le sujet sur fond d’une déterritorialisation de toutes choses. Elle est « la riposte des milieux au chaos » : elle est rythme [35].

Le rythme serait le plus beau cadeau que nous fait une ritournelle depuis l’obscurité chaotique — ou la peur fondamentale — dans laquelle nous cheminons d’abord. Il s’agit de « rendre la durée sonore », puis de rendre la sonorité vitale, c’est-à-dire pulsative, indéfiniment enjouée de sa différence et de sa répétition. Voilà pourquoi la ritournelle dit en petit ce que l’éternel retour veut dire en grand, comme « ce qui capture les forces muettes et impensables du cosmos [36]. » Deleuze et Guattari achoppent seulement sur la question de la « musique populaire » — juste à la fin de leur développement —, en prenant appui sur une thèse musicologique contestable, selon laquelle le rapport entre musique savante et musique populaire serait voué à l’échec : « La musique populaire, c’est la mélodie, au sens le plus plein, la mélodie nous persuadant qu’elle se suffit et qu’elle est la musique même, [en sorte que] la mélodie populaire ne saurait être un thème véritable » pour une véritable musique savante [37]… Des nanas (qui sont des berceuses) aux saetas (qui sont des lamentations), le cante flamenco nous montre, bien au contraire, comment la mélodie ne va jamais sans l’assomption d’un rythme autrement complexe que celui, binaire — quatre fois deux temps —, où Constantin Brailoiu aura voulu reconnaître ce qu’il nommait la « rythmique enfantine [38]. »

Les ritournelles ne nous intéresseraient pas aujourd’hui (à présent que nous sommes adultes) si elles n’appartenaient qu’au monde de l’autrefois (au temps où nous étions enfants). Si elles continuent de nous émouvoir, de chanter en nous, c’est parce qu’elles sont définitivement notre aujourd’hui d’autrefois. Albert Ayler a, ainsi, fondé toute sa musique sur un tel anachronisme, soit l’indissoluble rapport entre une complexité toujours « originale » et une simplicité encore « originelle » ou, du moins, enfantine. Mais fantomale, revenante, impure de toute façon : « J’aimerais, disait-il, jouer quelque chose — comme le début de Ghosts — que les gens puissent fredonner. Je veux jouer les airs que je chantais quand j’étais enfant. Des mélodies folkloriques que tout le monde pourrait comprendre. J’utiliserais ces mélodies comme point de départ et plusieurs mélodies simples se déplaceraient à l’intérieur d’un même morceau. D’une simple mélodie à des textures complexes, puis de nouveau à la simplicité et, de là, jusqu’aux sons les plus complexes, les plus denses [39]. » Il suffit d’écouter les cris, les marches funèbres ou les chants d’amour d’Albert Ayler [40] pour comprendre que la ritournelle ne nous « guérit » de l’enkystement que pour empoisonner notre vie à jamais : tout instant de vie résonnant alors de sa possibilité de mourir, de ne naître au rythme que pour une fatale dernière pulsation. Enfance et mort ont bien partie liée — pour le meilleur du jeu et pour le pire du deuil — dans le rythme de nos ritournelles.

L’un des traits les plus émouvants du cante jondo est sans doute le rapport que savent entretenir les plus vieux avec les plus jeunes. C’est la rencontre de ceux qui « ont la vie derrière eux », comme dit le langage courant, avec ceux qui « ont toute la vie devant eux ». Les anciens respectent et regardent constamment les enfants. Les enfants assument leur généalogie. Chaque geste est enfantin — absolument nouveau à ce titre, affirmatif de son jeu, de son instant —, mais geste et jeu s’acceptent comme la réminiscence d’une très vieille affaire commune. On ne peut, en général, comprendre ce qu’est une expérience — au sens du jeu de l’instant comme au sens du trésor du temps — sans s’interroger sur la part d’enfance qui détermine nos gestes les plus graves. « Une théorie de l’expérience ne pourrait, en ce sens qu’être une théorie de l’enfance », écrit Giorgio Agamben.

« Et son problème central devrait se formuler ainsi : […] Que l’homme ne soit pas toujours déjà parlant, qu’il ait été et soit encore enfant, voilà qui constitue l’expérience. […] L’expérience est le mysterion qu’institue tout homme du fait qu’il a une enfance. Ce mystère n’engage pas l’homme au silence ni à une mystique de l’ineffable, mais le voue au contraire à la parole et à la vérité [41]. »

Mais aussi, ajouterai-je, au chant et à la danse des générations entre elles.

Le « conflit des générations », celui qui fait brandir l’opposition antiguo-moderno, existe bien dans le monde du cante jondo, comme partout en Occident, et violemment quelquefois ; mais il finit toujours par être reconsidéré dans l’optique plus large d’une tradition qui sait briser à chaque instant ses propres vieilleries, ses propres conformismes. C’est-à-dire dans l’optique d’une origine. Si l’on accepte de voir dans le Concours de Grenade, en 1922, quelque chose comme l’un des événements inauguraux du flamenco en tant qu’art moderne, alors il faut accepter aussi comme événement inaugural que le prix de cante y ait finalement été partagé entre un vieillard de soixante-douze ans, Diego Bermúdez Cala El Tenazas, et un enfant de douze ans, le Niño Caracol, « petit escargot » qui allait devenir un très grand maître du chant sous le nom de Manolo Caracol [42].

Edgar Neville, dans son film Duende y misterio del flamenco, en 1951, a malheureusement sacrifié aux insupportables clichés folkloristes qui brouillent toute la perception occidentale du cante jondo en tant que forme musicale à part entière. On y voit quelques saynètes ridicules où les plus beaux styles de chant et de danse nous sont exhibés sur fonds historico-touristiques (l’Alhambra de Grenade vue de loin, les bateaux à voile sur le Guadalquivir, les villages blancs aux ruelles tortes), voire à l’intérieur de scènes de genre, style « couleur locale », comme lorsque s’installent deux jeunes mariés andalous sur fond — admirable, d’ailleurs — de chant por taranta. Mais le film réserve aussi, comme sans y penser, quelques séquences plus pertinentes, et ce sont justement les images où l’on voit de quelle façon adultes et enfants savent célébrer ensemble ce duende et ce misterio  : alegrías dansées de connivence par une toute vieille femme et par une petite fille sur une terrasse où sèche le linge de famille, au-dessus de la baie de Cadix ; bulerías chantées par un couple de Gitans, l’homme — en qui l’on reconnaît Farruco, danseur de légende — faisant les palmas avec son bébé entre les bras. Je me souviens comment, plus tard, Farruco dansait avec son petit-fils dans une extraordinaire complicité intérieure, le petit-fils étant devenu, sous le nom de Farruquito, l’un des plus puissants danseurs d’aujourd’hui. Je me souviens aussi qu’à une époque où elle était déjà une grande dame, Lole avait encore une voix d’enfant, ou plutôt un genre inédit, anachronique, de voix « venue de l’enfance ». Je me souviens d’un film où l’on surprend, lors d’une fête chez les Montoya, je crois, une très vieille femme accrochée à sa chaise, incapable de se lever, jusqu’à ce que deux jeunes gens viennent l’aider à se mettre sur ses pieds, ensuite de quoi elle se met à danser comme une reine.

Même les stars du flamenco ont conscience de n’exister que par le fond nocturne d’où elles se sont détachées, ce fond généalogique, cette constellation des « Anciens » qui les absorbera après leur mort. Peu d’artistes auront « révolutionné » le flamenco autant que Paco de Lucía : et pourtant, lorsqu’on l’interroge sur ses innovations, il se contente régulièrement de répondre — avec cette gravité, avec cette humilité où l’on reconnaît les plus grands — qu’il n’a, au fond, changé que très peu de choses, et que c’est tant mieux. Il est frappant que toute l’histoire de ses inventions mélodiques, harmoniques, rythmiques ou instrumentales se soit articulée d’abord comme une histoire de famille [43]. Dans ses récents enregistrements se trouvent exemplairement réunis les traits les plus innovants et les ressourcements généalogiques les plus explicites : évocation des grands maîtres du passé — Niño Ricardo, Sabicas —, par exemple dans les bulerías en la mineur ; siguiriyas profondes jusqu’au silence pulsatif ; rondeña sublime où Paco de Lucía, sans la moindre recherche de virtuosité, chante tout simplement le deuil de la voix amie, celle de Camarón de La Isla [44]. Dans Cositas buenas, on entendra une petite voix d’enfant crier ¡ olé ! à son père, c’est-à-dire prendre place dans la grande fête de famille, affirmer que toute la vie — musicale — est encore devant soi [45].

Il existe quelques photographies des premières prestations publiques de Paco de Lucía, et d’abord celle du 26 décembre 1959 au Teatro Terraza d’Algeciras. Le guitariste n’a que douze ans à peine. Il accompagne son frère Pepe de Algeciras, quatorze ans. Les deux enfants, cheveux gominés par maman, portent costume trois pièces, chemise blanche et cravate. Ils ressemblent à des petits vieux. Mais ils sont en culottes courtes, pas moins sérieux pour cela, pas moins flamencos. Dans l’une de ces photographies, on voit l’aîné des trois fils, Ramón de Algeciras, accorder la guitare du petit dernier. Ce qui me frappe, dans cette image, est l’attitude de Paco : assis sur sa chaise d’artiste comme un vieux sur un banc de village, les deux mains posées sur les cuisses, comme un vieux qui se repose au soleil, la tête gravement tournée, comme un vieux qui attend le temps. Il faudra que passent des années pour voir ce grand artiste — jeune homme timide et renfermé, mature avant l’âge — s’autoriser à rire comme un gosse sur une scène de théâtre. Aujourd’hui, ses traits se sont creusés : vieillesse qui avance. Mais sa musique est à chaque fois origine, c’est-à-dire du tourbillon, du maintenant, du futur réminiscent.

Et puis il y a Enrique Morente, qui ne cesse d’élargir le cante flamenco comme Paco de Lucía élargit la guitarra flamenca [46]. Et puis, maintenant, il y a sa fille au nom d’étoile : Estrella. Voix d’Estrella qui me bouleverse. Voix « érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ». Voix aujourd’hui d’autrefois. Dans son disque Mi cante y un poema, elle affirme hautement l’originalité de ses choix ; mais, à la fin du livret, il n’y a pas moins de trois colonnes — serrées, écrites en petits caractères — de remerciements et d’hommages à ses repères de mémoire, qui culminent dans un « chapitre » intitulé A mi padres [47]. Le début est presque stupéfiant à l’oreille de l’aficionado : Estrella Morente commence de chanter por alegrías en utilisant une technique de mélismes qui semble venue du fado portugais. Dans les bulerías intitulées Moguer, on entend prononcer les noms « New York » et « Washington » à côté des plus attendus « Sevilla » et « Graná » (c’est-à-dire Grenade). Mais, dans les tarantas, les malagueñas ou la media granaina, accompagnées par le maître Manolo Sanlúcar, sa voix part de très loin, comme venant vers nous depuis une profondeur d’espace et de temps que sa jeunesse ne laissait pas soupçonner.

Dans d’autres bulerías — par exemple les Peregrinitos accompagnés par Juan et Pepe Habichuela —, la chanteuse devient gitanissime, avec un sens du compás fait de rythmes tranchés à la milliseconde et de douceurs qui s’étendent inattendues, d’accélérations électrisantes et de suspens vertigineux, d’accentuations brutales et de suavités où l’on voudrait se perdre longtemps. Le guitariste Alfredo Lagos la soutient avec une finesse inouïe dans des sevillanas lentes qui sont un long hommage — poème écrit par Estrella — à la grande chanteuse d’autrefois, la Niña de los Peines. L’artiste d’aujourd’hui chante donc l’éloge d’un chant venu « d’autres temps » (aires de otros tiempos). Elle s’adresse à la disparue en lui chantant que sa voix fut la voie pour entrer dans le chant (tu voz me sirvió de guía). Or, qu’entend-on d’Estrella, à ce moment ? On entend l’anachronisme fondamental de sa voix : voix encore enfantine, mais qui sait déjà faire surgir en son centre l’immémorial rajo des voix anciennes, le rajo qui la déchire, comme un cri qui serait rayé, griffé de silence.

On ne s’étonnera pas que l’enregistrement suivant, Calle del aire, confirme avec précision ces choix généalogiques, c’est-à-dire éthiques, c’est-à-dire esthétiques, c’est-à-dire musicaux, c’est-à-dire temporels [48]. L’album entier semble avoir pour thème les fêtes de l’enfance, les fêtes dédiées à ceux qui naissent (navidad), à ce qui naît : comme lorsque Nietzsche nous parle, en penseur moderne, d’une naissance de la tragédie, ou lorsque Benjamin, au-delà, nous parle d’une origine du drame. Il y a, par exemple, dans le style d’Enrique Morente, une adaptation audacieuse de Nuit, douce nuit mise en musique par Juan Manuel Cañizares. Il y a une interprétation magnifique, au rythme des bulerías, de la chanson populaire recueillie par Federico García Lorca, Los cuatro muleros.

Il y a encore les Tangos del Chavico, dont Estrella nous dit qu’ils sont issus d’une chanson juive sépharade qu’il était en usage de chanter, dans la famille Morente, la nuit de Noël : belle impureté des traditions. Il y a les immémoriaux villancicos de l’Albaicín. Il y a d’autres chants enfantins recueillis dans des familles de mineurs, ou qu’Estrella se souvient avoir appris, toute petite, de sa grand’mère Encarna. Il y a une Canción de los pastores recueillie auprès de Laura García Lorca. On entend des tambourins et des clochettes, sur des rythmes beaucoup plus élémentaires que ceux auxquels nous oblige habituellement le cante jondo. On se dit alors que l’on s’éloigne du centre. On se trompe. On le comprend déjà dans la nana minimaliste — une minute et quinze seconde, quelques notes de piano, rien de plus —, petite berceuse qu’Estrella chante d’une admirable voix maternelle voilée, déjà brisée par endroits. Et voilà que la profondeur fait retour dans l’enjouement enfantin, par exemple dans la superbe bulería por soleá qui chante les folies et les malédictions du monde adulte (locura… locura… locuras… maldiciones).

Tout sera dit à la toute fin. En quelque deux minutes de grâce, on entend un enregistrement « familial » où Estrella, âgée de sept ans, voix encore nasillarde, chante — déjà — une ample taranta. L’enfant est accompagnée par un vieil homme, et ce n’est autre que Sabicas, grand maître entre tous de la guitare flamenca, artiste venu d’« autres temps ». Il joue avec une simplicité, une sincérité, une écoute absolues. Il encourage la petite fille, la soutient musicalement. Il rit de bon cœur quand elle donne de l’éclat. Puis, décide de lui répondre : alors, il chante à son tour (c’est le seul document sonore que je connaisse où l’on entend Sabicas chanter), d’une voix malhabile, fervente, une voix de vieil homme qui regarde une petite fille avec admiration. Et il lui dit en chantant : « Je sais que ton nom était Laura » (yo sé que tu nombre era Laura) :

« On dit que tu t’appelles Laura,

Laura de nom et pour nom Laura,

Mais tu n’es pas celle des lauriers

Car les lauriers sont constants

Et toi pour moi tu ne l’es pas [i]. »

Bref, il lui dit au présent que son nom aura toujours été, d’un passé à prolonger dans l’insaisissable désir, l’aura : cette apparition de temps pluriels dans l’événement enfantin d’une seule étoile [49].




Notes


[1Cf. Pohren, 1992, p. 55-61 et Téllez, 2003, p. 53-64.

[2De Lucía. 1998.

[3Fédida, 1978, p. 138.

[4Reik, 1979, p. 62-79 et 171-184.

[5Ibid., p. 18.

[6Rilke, 1993, p. 676.

[7Reik, 1974a, p. 184-185. (Il existe une interprétation du Kol Nidré de Max Bruch enregistrée en 1930 par le violoniste Bronislaw Huberman, accompagné au piano par Siegfried Schultze : Huberman, 1993.)

[8Ibid., p. 226 : « Ces thèmes musicaux expriment parfaitement les désirs de rébellion de la communauté religieuse et l’angoisse qui en est la conséquence. »

[9Reik, 1974b, p. 257-259.

[10Reik, 1972, p. 13-15.

[11Ibid., p. 17.

[12Coltrane, 1961.

[13Reik, 1972, p. 31.

[14Gerber, 1985, p. 151 (et, en général, p. 139-154). Sur le rôle décisif d’Eric Dolphy dans Olé, cf. Thomas, 1984, p. 174 ; Daverat, 1995, p. 95-103 et Porter, 1997, p. 211-212.

[15Carles et Comolli, 2000, p. 365-366.

[16Ibid., p. 351.

[17Sur la « langue qui proteste » dans l’art de Coltrane, cf. Sidran, 1981, p. 134-155.

[18Bussy, 1999, p. 37.

[19Jost, 2002, p. 25-42. Je citerai cette étude dans la version précédemment publiée (Jost, 2001, p. 24-36).

[20Davis, 1960. Cf. Cugny, 1989, p. 149-152.

[21Jost, 2001, p. 26-28.

[22Cité Ibid., p. 26.

[23Cité par Bussy, 1999, p. 37.

[24Jost, 2001, p. 25 et 30-31.

[25Cité ibid., p. 26.

[26Ibid., p. 33.

[27Cité ibid., p. 34.

[28Jalard, 1962, p. 59-60.

[29Daverat, 1995, p. 41-48.

[30Gerber, 1985, p. 141.

[iHomenaje a Terremoto de Jerez, 1981 (où, dans la Fiesta en el barrio Santiago, s’entend une joute extraordinaire entre Terremoto et ses compagnons, Romerito, El Borrico, El Diamante negro, El Sordera et El Sernita). Pedro Bacán et le clan des Pinini, 1996.

[31Duflo et Sauvanet, Jazzs, 2003, p. 12-13.

[32Deleuze et Guattari, 1980, p. 367-369 et 381-433.

[33Ibid., p. 367.

[34Ibid., p. 382.

[iIbid., p. 368. Exemple significatif donné par Deleuze et Guattari : la berceuse de Moussorgsky, dans les Chants et danses de la mort (ibid., p. 369).

[35Ibid., p. 385.

[36Ibid., p. 423.

[37Ibid., p. 432 (Brelet, 1963, p. 1056-1057, pour qui, cependant, « Bartók résout ce problème que l’on croyait insoluble »).

[38Brailoiu, 1973, p. 267-299.

[39Cité par Carles et Comolli, 2000, p. 350.

[40Ayler, 1968.

[41Agamben, 1989, p. 61-66.

[42Cf. I Concurso de cante jondo. 2000.

[43Pohren, 1992.

[44De Lucía, 1998.

[45De Lucía, 2004.

[46Cf. Gutiérrez, 1996.

[47Morente, 2001a.

[48Morente, 2001b.

[i« Dicen, que te llamas Laura, / Laura de nombre, por nombre Laura, / Pero no eres de los laureles, / que los laureles son firmes, / y tu pa’ mi no lo eres. » Cette version est chantée par El Niño de Almadén dans la grande Antología del cante flamenco, 1960, et consignée par T. Andrade da Silva, 1954, p. 36.

[49Ces lignes sont extraites d’un travail en cours intitulé Chants profonds.





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Pour citer l'article


Georges Didi-Huberman : « Mélodie fantôme » , in Epistrophy - Documents.04, 2019 Direction scientifique : Joana Desplat-Roger - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/melodie-fantome.html // Mise en ligne le 10 novembre 2019 - Consulté le 26 mars 2024.

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