Epistrophy La revue de jazz | The jazz journal

Logique du Jazz


The Logic of Jazz

Frédéric Bisson


Résumé


Apprécier le jazz suppose de savoir identifier l’objet de l’expérience. Mais la caractérisation ontologique du jazz est problématique, car une entité jazz est à la fois un événement daté et un objet phonographique que l’on peut répéter. Quand j’écoute un disque de jazz, je n’écoute donc pas l’événement enregistré en tant qu’événement. Pour surmonter cette antinomie, l’article applique quelques notations symboliques de logique contemporaine du temps aux relations entre l’enregistrement et l’événement. Le concept d’ « événement idéal » est proposé comme solution de l’antinomie métaphysique du jazz. Ainsi peut être formalisée une sorte de fonction propositionnelle hybride du jazz, la « fonction Jazz ».


Appreciating jazz requires a cognitive ability to identify the object of the experience. But the ontological characterization of jazz is problematic, for a jazz entity is both a dated event and a phonographic object that can be repeated. When I listen to a jazz record, I do not listen to the recorded event as an event. To overcome this antinomy, the article applies some symbolic notations of contemporary tense logic to the relations between the record and the event. The concept of “ideal event” is proposed as a solution for the metaphysical antinomy of jazz. Thus can be formalized a sort of hybrid propositional function of jazz, the “Jazz function”.



Texte intégral



16 mai 2019, la maison est vide ; je viens de prendre un disque sur la pile à côté de ma chaîne hi-fi et de le placer sur le plateau : Crescent du John Coltrane Quartet, enregistré au studio de Rudy Van Gelder en 1964. Je presse la touche play. Le but de cet article est d’analyser le type d’expérience que je suis en train de faire. De quoi est-elle l’expérience ?

Je peux me concentrer sur sa dimension subjective, ce que je ressens en écoutant Crescent, la manière dont le saxophone surgit sans prévenir et dont la musique m’affecte dès les premières notes d’une impression de chaleur sonore enveloppante. De ce point de vue, l’expérience musicale serait une expérience de moi-même, c’est-à-dire de la manière « dont je suis affecté par ma représentation » de la musique, comme diraient les philosophes kantiens. Si j’ai des connaissances musicologiques, mon intellect peut aussi venir renforcer et approfondir ma sensibilité : je pourrais ainsi analyser la musique de manière technique et stylistique, par exemple entendre la couleur modale du piano de McCoy Tyner, ou chercher à entendre la manière dont Crescent fraye la voie à A Love Supreme dans la progression musicale de Coltrane au milieu des années 1960.

Ces deux approches, subjective et « positive », phénoménologique et scientifique, sont certes intéressantes et légitimes. Mais elles ne me semblent pas les plus fondamentales. Avant de savoir identifier le genre stylistique du morceau que j’écoute, il me faut en effet savoir autre chose : quel est l’objet de mon expérience ? Quel est son genre « ontologique » ? Sous son apparente simplicité, l’expérience que je suis en train de faire est en réalité composite. Elle s’analyse logiquement en trois propositions :

(1) Le 27 avril et le 1er juin 1964, le John Coltrane Quartet joue Crescent dans le studio de Rudy Van Gelder (abrégé RVG), à Englewood Cliffs dans le New Jersey.

(2) Crescent est enregistré par RVG : c’est un disque, pressé et distribué au compte du label Impulse !

(3) Le 16 mai 2019, j’écoute Crescent chez moi, en France.

Ainsi analysée, l’expérience laisse apparaître un problème : quand j’écoute aujourd’hui Crescent, est-ce que j’écoute ce qui est décrit par la proposition (1), ou bien ce qui est décrit par la proposition (2) ? J’appelle ce problème le problème métaphysique du jazz. Quel est le rapport entre les contenus respectifs des propositions (1) et (2) ? Cet article a pour but d’élucider logiquement ce rapport, et de contribuer à résoudre le problème métaphysique du jazz.

 1. Ontologie et esthétique

Une caractérisation ontologique du jazz n’est pas qu’un exercice gratuit de philosophe, elle a un enjeu proprement esthétique.

Imaginons un auditeur naïf qui écouterait Crescent en ne sachant pas qu’il s’agit d’un disque de Coltrane, mais en croyant que c’est, par exemple, Bill Clinton qui joue du saxophone ; ou un auditeur ne sachant pas que l’instrument soliste est un saxophone, mais qui croirait que c’est, par exemple, un sylphyo. Un tel auditeur commettrait une erreur de perception, et ne se trouverait donc pas dans les conditions requises pour faire une expérience adéquate de Crescent. Si l’on généralise cette idée, on peut dire qu’il faut savoir identifier le jazz comme genre stylistique, ses instruments, ses codes, ses figures solistes, pour pouvoir l’apprécier. La prise en compte de l’énergie pneumatique de l’instrumentiste intervient en jazz dans l’appréciation d’un solo de saxophone.

Imaginons maintenant un second auditeur naïf, qui, cette fois, écouterait un enregistrement jazz en ne sachant pas que ce disque enregistre une performance improvisationnelle, mais en croyant qu’il s’agit d’une composition. Il ne l’écouterait pas comme il faut. Ses tympans vibrent, des impulsions excitent son nerf auditif, ses neurones s’activent, il réagit à la musique. Mais cet auditeur ne sait pas identifier l’objet de son expérience. Car une entité musicale ne se réduit pas à sa structure sonore. La structure sonore a toujours une modalité. Imaginons deux structures sonores perceptivement indiscernables l’une de l’autre ; elles sont néanmoins deux entités esthétiques distinctes, si l’une a été composée et l’autre improvisée.

Un disque de Coltrane tel que Live at Birdland est « hybride » : il a été enregistré pour partie en concert en 1963 au Birdland de New York (par exemple, le titre « Afro Blue »), et pour partie dans le studio de RVG le 6 mars et le 18 novembre 1963 (par exemple, le titre « Alabama »). Cette différence est-elle essentielle ? Il existe bien sûr des différences importantes entre un concert et une séance de studio, notamment la présence d’un public et le type de sonorisation. Mais ces différences ne me semblent pas ontologiquement essentielles. Dans les deux cas, il s’agit de prises. On a enregistré ce qui a été joué en direct, en une seule fois. La différence entre, disons, un concert d’Iggy Pop et un disque d’Iggy Pop, stylistiquement identiques l’un à l’autre, est d’une autre sorte que la différence entre un disque d’Iggy Pop et un disque de Céline Dion, stylistiquement aux antipodes l’un de l’autre. « Voyez comme ces différences sont différentes », dirait Wittgenstein : la différence ontologique est différente de la différence stylistique.

Apprécier une œuvre musicale exige d’abord que l’on sache à quel mode d’entité on a affaire. Une expérience esthétique peut en effet être ratée à défaut d’une intuition adéquate de la nature de l’œuvre qui fait l’objet de notre appréciation. Une même pratique d’écoute ne convient pas à deux modes distincts d’entités musicales. Contre le subjectivisme esthétique relativiste, on peut ainsi dire qu’une évocation subjective peut être « fausse ». Par exemple, une chanson qui exprime de la joie peut m’évoquer de la tristesse, si elle me rappelle l’être cher disparu avec qui je l’écoutais [1]. De même, on peut répondre émotionnellement à un morceau de jazz d’une manière qui ne serait appropriée qu’à une œuvre composée. Comme le dit Goodman, l’émotion esthétique fonctionne cognitivement [2].

Une philosophie rigoureuse du jazz n’a donc pas à traiter la musique comme une illustration de philosophèmes généraux, extra-musicaux. À partir de ses ressources conceptuelles propres, sa tâche consiste plutôt à caractériser la forme musicale implicite dans le jazz, à laquelle répond l’expérience la plus riche ou la plus complète de cette musique. Dans une formule célèbre, Leibniz a indiqué une voie pour une caractéristique formelle de la musique : « Musica est exercitium aithmeticae occultum nescientis se numerare animi » (« la musique est un exercice caché d’arithmétique, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte »). En plagiant la formule de Leibniz, Schopenhauer l’a infléchie en un sens métaphysique : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi » (« la musique est un exercice caché de métaphysique, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie ») [3]. L’intention de cet article est en quelque sorte de marier les deux formules, en proposant une esquisse d’idéographie symbolique de la forme métaphysique du jazz. Pour plagier Schopenhauer plagiant Leibniz, j’aimerais pouvoir dire : Le jazz est un exercice inconscient de métaphysique appliquée, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la logique modale.

La musique est essentiellement amphibologique, à la fois héraclitéenne et parménidienne [4]. D’un côté, elle coule comme un fleuve en jeux et en rhapsodies, immanente au temps éphémère de son exécution. Mais, de l’autre côté, elle soustrait au temps qui passe des morceaux d’éternité, durs comme des saphirs. Le jazz illustre par excellence cette amphibologie métaphysique, qu’il s’agit de caractériser.

 2. Les modalités du jazz

La distinction élémentaire sur laquelle je fonde mon analyse de l’expérience musicale est inspirée de la philosophie d’Alfred N. Whitehead : il s’agit de la distinction entre un événement et un objet.

Définitions :

(a) Un événement est ce qui ne peut revenir, ce qui n’aura jamais lieu deux fois.

(b) Un objet est ce qui peut revenir n fois, ce qui peut être ré-identifié à chaque fois, toujours identique à soi-même.

On peut jouer autant de fois qu’on veut la même note, la même mélodie, le même rythme, le même morceau : ontologiquement, ce sont des objets. Par contre, on ne peut assister deux fois au même concert, même si l’on y prend pour objets les mêmes mélodies ou les mêmes morceaux que la première fois. Un concert est localisé et daté : c’est un événement. En tant qu’objet, une mélodie peut revenir, mais pas les événements qui l’actualisent, qui sont des performances ou des exécutions de cette mélodie. Ce qui s’est passé dans le studio de RVG le 27 avril 1964 ne peut pas revenir : c’est un événement. De même, je ne peux pas répéter la première fois que j’ai entendu Crescent de Coltrane, je ne peux pas répéter la fois où je l’ai réécouté le 16 mai 2019 : ce sont des événements. Mais je peux repasser n fois la même entité phonographique qui porte ce titre, Crescent : c’est un objet. L’événement existe sur le mode de l’actualité ; l’objet existe sur le mode de la virtualité : il est réel sans être actuel, car chacune de ses actualisations est un événement [5].

En référence au concept d’événement, je noterai donc E la forme générale dont la proposition (1) est un cas et, en référence au concept d’objet, je noterai O la forme générale dont la proposition (2) est un cas. E et O peuvent alors fonctionner comme deux prédicats dans le symbolisme de la logique mathématique, de la forme Fx : Ex et Ox. Ex est un prédicat à une place qui signifie : « x est un événement » ; Ox est un prédicat à une place qui signifie « x est un objet ». Le jazz suppose une relation complexe entre ces deux fonctions propositionnelles. Étant donné qu’il s’agit de penser la relation entre Ex et Ox, il faudra également recourir à des prédicats à deux places, de la forme xRy. Par exemple, « aimer » est un « rhème » dyadique, selon la terminologie de Peirce, car, quelles que soient les valeurs qu’on attribue à x et à y, nul x ne peut aimer sans aimer un y. Or, « enregistrer » est de la même forme logique qu’« aimer ». Je noterai ainsi dRx la relation rhématique entre un disque d et l’événement x dont il est l’enregistrement.

Le traitement du problème métaphysique du jazz exige en outre de symboliser les relations temporelles entre événement et objet. Pour modéliser les rapports entre E et O, il faut ainsi recourir à quelques notions rudimentaires de logique du temps grammatical, empruntées à la Tense Logic d’Arthur Prior [6]. En plus des opérateurs propositionnels usuels [7], Prior ajoute au langage logique quatre modalités temporelles : P, F, H, G. Soit un événement p, on peut noter :

Pp : Il s’est trouvé que p (ou « Il a été présent que p »)
Fp : Il se trouvera que p (ou « Il sera présent que p »)
Hp : Il s’est toujours trouvé que p
Gp : Il se trouvera toujours que p

Par exemple, l’expression « GP(Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent) » se traduit ainsi : « Il se trouvera toujours qu’il s’est trouvé que Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent  » [8]. Dans la proposition « Coltrane joua ce qu’on entend sur Crescent », l’indication temporelle exprimée par le passé simple du verbe s’analyse comme un foncteur propositionnel ayant pour argument la proposition « Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent ». Mais si l’on dit « Coltrane joua ce qu’on entend sur Crescent le 27 avril 1964 », l’événement est affecté d’une indication temporelle supplémentaire, sa date, qui peut être à son tour traitée comme une sorte de foncteur propositionnel, ayant pour argument « Coltrane joua ce qu’on entend sur Crescent ». Pour symboliser cet événement, une logique de la datation pourra adopter la notation suivante :

Tt (p) : Il se trouve (il est présent) à l’instant t que p
Tn (p) : Il se trouve (il est présent) maintenant que p (l’indice n signifie « now »).
Tp (p) : Il s’est trouvé (a été présent) que p
Tf (p) : Il se trouvera (sera présent) que p

Selon sa méthode d’abstraction, Whitehead n’analyse l’expérience en événements et en objets que pour penser leur interrelation « organique ». L’abstraction doit servir le concret. Ainsi un morceau jazz est-il ontologiquement hybride ou « amphibie », il est à la fois un événement et un objet phonographique. Voyons donc maintenant en quoi cette hybridité implique une logique temporelle singulière de l’expérience jazz.

 3. La fonction E du jazz

Un événement qui a eu lieu ne peut pas ne pas avoir eu lieu. On peut donc établir une première vérité logique à propos de la fonction E du jazz. Soit l’événement q : « Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent », on peut écrire :

PqGPq.

C’est pourquoi sur un disque de jazz, à la différence du disque de rock, la date est traditionnellement celle de la séance d’enregistrement, non de l’année de publication de l’objet. Cette datation marque le caractère événementiel de l’entité esthétique jazz.

Un disque de jazz n’est pas un enregistrement au même sens où l’est un disque de rock. Quel est le statut respectif de l’enregistrement en jazz et en rock ? L’enregistrement jazz est un enregistrement extrinsèque : il enregistre un événement qui le précède et dont il dépend causalement. La réciproque n’est pas vraie : l’événement jazz est ontologiquement indépendant de son enregistrement, il aurait existé même s’il n’avait pas été enregistré. L’événement du 27 avril 1964 aurait à jamais eu lieu dans le studio de RVG, même s’il n’avait pas été enregistré. Il n’en va pas de même dans le cas du disque rock. L’enregistrement rock n’est pas un enregistrement extrinsèque, mais un enregistrement intrinsèque : les œuvres rock n’existeraient pas sans le travail de studio par lequel on les a construites et produites. Il n’existe pas ici de relation dRx : le disque que j’écoute n’est pas esthétiquement une relation à un événement. Il s’agit plutôt d’un enregistrement « constructif », un processus discontinu, constitué d’étapes successives (enregistrement piste par piste, postproduction, mixage, etc.). Bien sûr, des événements ont eu lieu dans les studios de George Martin, Martin Hannett, Brian Eno, Steve Albini ou Nigel Godrich : on a joué, on a chanté, etc. Mais aucun de ces événements n’est l’entité musicale que j’écoute quand j’écoute l’un des disques qui résultent du travail de studio. De la même manière qu’une symphonie ou une chanson, une œuvre rock n’est pas identique aux événements qui constituent son processus créatif [9]. De même que l’inscription au tableau existe indépendamment du geste d’écriture qui l’a tracée, de même les œuvres musicales « allographiques », comme les appelle Goodman, existent indépendamment de la série d’événements actuels lors desquels elles ont été composées ou enregistrées. En tant que produit fini, une œuvre allographique ne raconte pas l’histoire de sa fabrication.

Imaginons que j’aie pu assister aux séances d’enregistrement de Pet Sounds en 1965 et 1966 à Los Angeles, voir Brian Wilson au travail en studio, assister jour après jour à l’avancée créative de ses idées au fil de ses échanges avec les musiciens du « Wrecking Crew » et avec les Beach Boys. Malgré cela, si je n’ai jamais entendu Pet Sounds, le disque, alors l’expérience vécue de sa fabrication en studio ne saurait s’y substituer : je n’ai pas accès à l’œuvre de Brian Wilson. L’événement auquel j’assiste est certes musical, mais il n’est pas l’œuvre. Imaginons maintenant que j’aie pu assister aux séances d’enregistrement de Crescent, les 27 avril et 1er juin 1964. On peut alors dire que j’aurais assisté à l’événement musical dont le disque est l’enregistrement sélectif, à l’ « œuvre » du John Coltrane Quartet. À la différence d’une chanson, d’une symphonie ou d’une œuvre rock, l’entité musicale jazz n’est pas le produit d’un processus créatif, elle est le processus créatif lui-même, en train de se faire. L’entité jazz est identique à l’événement « autographique », selon la terminologie de Goodman.

Par définition, un événement ne peut pas se répéter. Soit l’événement p : « Je tape cette phrase sur mon clavier », on peut écrire :

Tn (p) → [~ Tp (p) ∧ ~ Tf (p)].

L’unicité de chaque événement est une conséquence de la linéarité du temps. De deux événements passés, ou l’un a précédé l’autre, ou l’autre a précédé l’un, ou ils ont été contemporains :

(Pp ∧ Pq) → [P(pq) ∨ P(p ∧ Pq) ∨ P(Ppq)].

Une performance improvisationnelle de jazz n’est par conséquent pas à proprement parler une « œuvre » musicale [10]. Héraclitéenne par essence, il lui manque en effet les conditions de persistance et de répétabilité qui constituent une œuvre au sens le plus strict. Elle est une entité musicale d’une autre sorte que les œuvres allographiques.

Le jazz est une musique événementielle, mais c’est cependant à travers un objet, à savoir le disque, que nous avons accès à cet événement. Quel rapport temporel l’objet phonographique jazz entretient-il donc avec l’événement qu’il enregistre ?

 4. La fonction O du jazz

Il existe une grande variété d’objets musicaux. Une note, une mélodie, une chanson, une symphonie, un disque sont différents objets. Selon la distinction usuelle de Peirce, un objet est un type qui a des occurrences multiples. Dans la phrase « un chat est un chat », je peux compter le nombre de mots de deux manières : soit trois (types), soit cinq (occurrences) ; la phrase comporte par exemple deux occurrences du type « chat ». De même, une mélodie est un type musical reconnaissable à travers la diversité de ses occurrences spatio-temporelles. Certains objets musicaux sont des types « minces », qui définissent un faible degré d’information pour la correction de leurs occurrences. L’identité du mot « chat » n’est pas affectée par les différences qualitatives entre ses occurrences « chat », « chat », « CHAT ». De même, une mélodie ou une chanson restent les mêmes objets même si elles sont jouées par différents instruments, dans différents timbres, avec différents arrangements, etc. Plus encore, un standard de jazz, tel que Summertime, est un objet qui est fait pour la différence des versions qui l’actualisent : il ne se répète qu’en différant toujours de lui-même d’une occurrence à l’autre. Au contraire, une entité phonographique est un objet « épais » ou « saturé » : un disque se répète toujours identique à lui-même à travers la diversité de ses occurrences.

Quand j’écoute un événement improvisationnel en train de se faire, la modalité d’une écoute éclairée est la contingence : je sais que ce qui arrive aurait pu ne pas être ou être autrement, que quelque chose peut arriver l’instant d’après qui n’est pas sûr d’exister maintenant. Puisqu’il n’y a pas d’œuvre écrite préexistant à la performance actuelle, je ne sais pas à l’avance comment l’événement va continuer et se terminer. La pratique d’écoute adéquate à l’événement jazz prend pour objet d’appréciation l’avancée créative de l’improvisation et le « dialogue » actuel des improvisateurs. L’auditeur idéal du jazz se trouve en quelque sorte à égalité avec les musiciens, il sympathise avec leur jeu et leurs interactions, avec la musique en train de s’inventer sur le vif. Au contraire, quand j’écoute un disque, la modalité de l’écoute est la nécessité : à moins que ma chaîne hi-fi ne se détraque, la répétition est inflexiblement la répétition du même. Et tandis que l’écoute de la musique jouée « sur le moment » est soumise à ce que Levinson appelle la « concaténation » du temps musical [11], l’écoute phonographique est libérée de cette condition temporelle : je peux non seulement réécouter n fois le même morceau, mais aussi revenir en arrière, appuyer sur « pause », isoler certains passages, sauter d’une plage à l’autre, etc. Quand j’écoute Crescent en tant qu’objet, je n’écoute donc pas l’événement en tant qu’événement, sur la modalité originelle qui est la sienne. Telle est l’antinomie métaphysique du jazz. Comment surmonter cette antinomie ?

On pourrait essayer de défendre une sorte de « réalisme phonographique », analogue au « réalisme photographique » défendu par Kendall Walton [12]. Selon Walton, les photographies sont transparentes : nous voyons l’objet représenté lui-même à travers la représentation, comme nous voyons la lune elle-même à travers le télescope. De même que nous franchissons la distance pour voir des étoiles lointaines à travers le télescope, de même, nous franchissons le temps pour voir des événements passés et nos défunts aïeux à travers leurs photographies. Selon Walton, la transparence réaliste de la photographie diffère du réalisme stylistique auquel peut prétendre la peinture. Si l’on compare les gravures de Goya sur Les désastres de la guerre et les photographies prises par Mathew Brady des champs de bataille de la Guerre de Sécession, la différence est essentielle : les photographies laissent transparaître la réalité qu’elles représentent, ce que ne peut pas faire la gravure qui dépeint la même réalité. Même quand elle est mise en scène, une photographie est toujours la photographie de quelque chose qui existe ou a existé. Quand j’écoute Crescent, peut-on dire par analogie que le disque est transparent, et que j’écoute le présent événementiel du 27 avril et du 1er juin 1964 ? Est-ce que je franchis le temps pour entendre le passé, de la même manière que le télescope me permet de franchir l’espace pour voir le lointain ?

Reposons la question dans ses termes temporels. Quand j’écoute Crescent, est-ce que j’écoute le John Coltrane Quartet en train de jouer ? Il peut certes arriver que j’entende des musiciens en train de jouer présentement, sans pourtant me trouver dans l’espace où ils jouent, dans le cas où j’écoute un concert retransmis « en direct » à la radio. J’appelle « synchrographie » ce type de relation temporelle entre un enregistrement et un événement.

Df. Si P est une synchrographie d’un événement x, alors il existe un i tel que i est l’image de x, et x existe présentement quand i existe présentement [13].

Les techno-images synchrographiques désolidarisent la simultanéité temporelle de la contrainte spatiale de comprésence. Soit p : « des musiciens jouent à Paris » et q : « j’écoute ces musiciens à la radio à Marseille », on peut écrire, en logique propositionnelle :

t Tt (p) ∧ Tt (q).

Mais dans notre cas, John Coltrane ne joue plus au moment où j’écoute le disque : à l’instant t où la proposition (3) est vraie, la proposition (1) ne l’est pas. Les deux événements ne sont pas simultanés. Selon une « série B » de McTaggart, l’événement décrit par la proposition (1) est à jamais antérieur à l’événement décrit par la proposition (3). Cette relation est permanente. Au sens strict, la relation entre les propositions (3) et (1) n’est donc pas une relation de présence. La relation de présence est en effet symétrique : x n’est présent à y que si y est présent à x. Soit R la relation de présence, on peut écrire :

xy (xRy) → (yRx).

Alors, faut-il simplement dire que j’écoute ce que le John Coltrane Quartet a joué ? Plutôt que synchrographique, il faudrait alors dire que la relation est rétrographique.

Df. Si P est une rétrographie (phono-, photo- ou vidéographique) d’un événement x, alors il existe présentement un i tel que i est l’image de x, et x a existé mais n’existe plus quand il est présent que i existe.

Quand l’événement q de mon écoute du disque est présent, l’événement p de la séance est nécessairement passé. Le disque est par essence un objet rétrographique, dans la mesure où il ne peut pas exister en même temps qu’existe l’événement qu’il objectifie. Soit p : « Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent », soit q : « J’écoute Crescent », on pourrait écrire :

Tn (q) ∧ Tp (p) ∧ Tn (~p)

(« Il est vrai maintenant que j’écoute Crescent, et il est vrai qu’il est passé que Coltrane joue ce qu’on entend sur Crescent, et il est vrai maintenant qu’il ne le joue pas. »)

Cela revient à dire qu’un enregistrement extrinsèque est un indice, au sens de Peirce. Un indice est un signe lié à son objet par une relation de contiguïté ou de causalité, c’est-à-dire un signe qui est réellement affecté par son référent. En tant que signe, l’indice attire l’attention sur l’objet dont il est l’effet [14]. Par exemple, une trace de pas dans le sable est l’indice que quelqu’un est passé par là. Or, l’indice perdrait son caractère de signe si son objet n’existait pas. De même, le disque de jazz dépend d’un événement dont il est la représentation indicielle rétrospective.

À première vue, cette description semble évidemment plus correcte que la précédente. Mais cette manière rétrographique et indicielle de décrire l’expérience phonographique ne rend cependant pas raison de ce qui se passe. Elle réduit en effet le disque au statut de trace documentaire ou de « preuve » [15]. Le réalisme phonographique manque l’épaisseur propre du signe graphique. Quelle est exactement l’opération de l’enregistrement à l’égard de l’événement qu’il enregistre ? L’événement dont l’enregistrement est l’indice subit une métamorphose ontologique. Réciproquement, l’enregistrement subit une métamorphose sémiotique. J’appellerai la première une idéalisation (ou une virtualisation), et la deuxième une iconomorphose.

 5. Iconomorphose du jazz : E(x) ∧ O(x) → hybride(x)

Un objet phonographique jazz entretient un rapport ambigu avec l’événement qu’il enregistre. Il faut distinguer entre un objet musical éternel, incréé, par exemple une hauteur pure (un La 440), et un objet musical immortel. Un objet éternel a toujours existé, existe, et existera toujours. On peut donc le caractériser ainsi :

t Tt (p) ≡ GpHpp

Comme les formes géométriques et comme les couleurs, les hauteurs comme types structurels minces existeraient même si aucune conscience musicale ne les avait jamais notées, déterminées par les rapports numériques impassibles qui régissent les divisions de la corde vibrante. En revanche, un disque est ce que j’appellerai un objet durable, virtuellement immortel. Un objet immortel non éternel n’a pas toujours existé (il a été créé), mais existera toujours [16]. On peut le caractériser sommairement comme suit : ~HqGq.

Le propre de l’enregistrement jazz est donc d’immortaliser des accidents métaphysiques, de virtualiser des événements.

L’entité phonographique est un signe qui survit à son référent (i.e., dans le cas de Crescent, l’événement de studio de 1964). Car on peut désormais la répéter à travers le temps et les lieux, et la ré-identifier d’une occurrence à l’autre. Le même enregistrement peut être multiplement diffusé, comme le légisigne « chat » peut être actualisé dans des instances multiples. Mais, à la différence du légisigne « chat », qui peut être écrit dans différentes polices ou différents caractères, les occurrences du signe-enregistrement sont au contraire déterminées par la singularité saturée de leur type. On peut répéter chaque souffle de Coltrane lors de cette séance, objectifié par l’enregistrement, mais on ne peut le répéter qu’avec les inflexions exactes de l’instant et le grain singulier que chaque note de saxophone ténor conserve à jamais.

Qu’est-ce donc qui se répète ? Est-ce seulement l’objet ? L’objet prend sur lui la singularité autographe de l’événement dont il fut d’abord l’indice. La prise terminée, Coltrane ne peut pas jouer une seconde fois comme il a joué cette fois-là. Il y a eu le jour où Coltrane a joué en studio « Crescent » et « Wise One » (événement réel), et il y a aussi le double objectal de cet événement, doué d’une égale singularité. Coltrane a joué une fois « Crescent » dans le « Dasein », et il continue de le jouer immortellement dans le « Sosein » phonographique, exactement comme il l’a joué cette seule et unique fois. L’opération métaphysique la plus originale du jazz est ainsi de produire ce que, à la suite de Deleuze [17], j’appellerai un événement idéal. L’événement réel du studio est certes passé, mais il se conserve simultanément dans le temps phonographique virtuel.

Le signe phonographique gagne ainsi une indépendance à l’égard de l’événement auquel il réfère, il se met à signifier par lui-même en tant qu’icône. Dans la sémiotique de Peirce, une icône est un signe qui renvoie à son objet simplement en vertu des caractères qu’il possède. À la différence de l’indice, l’icône signifie indépendamment de l’existence ou de l’inexistence de son objet [18]. L’inexistence des licornes n’empêche pas une image-de-licorne d’en être la représentation iconique ; une forme de pied dans le sable est une icône de pied, même si cette forme n’est pas l’empreinte réelle (indice) d’un pied, si par exemple elle a été tracée avec les doigts d’une main. Le disque ne répète certes pas l’événement en tant qu’événement, dans sa contingence en acte. Et pourtant, personne ne jette ses disques sous prétexte qu’ils n’improvisent pas. Au contraire, on aime réécouter Crescent pour y retrouver le même affect, dans sa compacité émotionnelle. Chaque détail sonore involontaire, chaque petite imperfection du phrasé de Coltrane, qui étaient d’heureux accidents à l’instant t où il a joué, valent dorénavant (Gp) dans l’objet en tant que nécessités. Une version bis de Crescent, où le détail du disque manquerait, échouerait nécessairement à susciter l’émotion dont le disque est l’objet.

Un enregistrement n’a pas besoin d’être constructif pour être constitutif de l’affect qu’il immortalise. Même s’il est extrinsèque, il ne se réduit pas à sa fonction d’indice, mais fonctionne esthétiquement dans l’expérience. L’icône interfère avec la référence indicielle, par une sorte de surimpression. L’expérience esthétique jazz complète n’est ni événementielle, ni objectale, elle se situe en ce point d’interférence. Ainsi fonctionne en général la sémiurgie de la technologie d’enregistrement. Irréférentes, les techno-images ont développé une sorte de narcissisme iconique ou d’amour-propre sémiotique, comme des Idées platoniques d’un nouveau genre hybride, concrètes et idéales, singulières (comme le sont les occurrences) et universellement participables (comme le sont les types).

 6. Le temps de l’événement idéal

Ce qui est vrai d’un disque de studio est d’autant plus remarquable dans le cas de l’enregistrement d’un concert. Par exemple, We Want Miles est l’enregistrement sélectif de trois concerts de Miles Davis, donnés en 1981 à Boston, New York et Tokyo. À chaque fois que je réécoute « Back Seat Betty », j’attends la première phrase de la trompette comme un instant de grâce, avec son phrasé à la fois fragile et invincible, qui survole la slap bass de Marcus Miller [19]. Je ne l’attends pas de la même manière que l’ont attendue les spectateurs qui, en 1981, étaient présents face à Miles. Sur le mixage du disque, la réaction du public s’entend juste après cette phrase (cette réaction est perceptible entre 0min30s et 0min34s) ; on a l’impression d’entendre la surprise et le saisissement de l’auditoire. Mais de mon côté, je l’attends telle que je l’ai déjà entendue n fois. Les deux attentes, les deux émotions sont hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. Mon émotion phonographique ne repose pas seulement sur les propriétés expressives de la phrase musicale (son timbre, son phrasé, etc.), car ces propriétés sont identiques à celles de l’événement daté de 1981. Elle repose sur une propriété que l’enregistrement ajoute à la phrase en elle-même. Dans quel temps se trouve donc cet « instant de grâce » ? Soit la proposition :

(4) Sur We Want Miles, Miles Davis joue la première phrase mélodique de « Back Seat Betty » d’une manière à la fois fragile et invincible.

Quel est le statut logique de cet étrange présent du verbe (« joue ») ? Il s’agit d’un présent dont la condition est phonographique. Pour établir ce statut du présent, comparons deux énoncés :

(5) Un morceau de fer entre en fusion ;

(6) Un morceau de fer entre en fusion à 1538°C.

Les deux phrases sont au présent, mais il ne s’agit pas de la même « valeur » du présent. Les propositions (5) et (6) n’ont pas la même forme logique. On peut les symboliser de la manière suivante :

(5’) ∃x (ΦxΨx)

(6’) ∀x (ΦxΨx)

Dans la proposition (5), le présent grammatical désigne un présent actuel  : tel morceau de fer entre en fusion, alors qu’au même instant t, tel autre morceau de fer, qui n’a pas atteint la température de 1538°, n’entre pas en fusion. L’énoncé (5) désigne un état de choses, et cet état de choses est ontologiquement un accident, il peut s’exprimer sous la forme d’une conjonction : « il existe un x qui est un morceau de fer (Φx), et ce morceau de fer entre en fusion (Ψx) ». Il s’agit d’une quantification existentielle de la forme propositionnelle Tt(p) ; si l’on remplace le quantificateur mathématique intemporel ∃x par un quantificateur temporané Σx (signifiant « il existe maintenant quelque x »), on obtient alors la formule exacte :

Σx (ΦxΨx).

Par contre, la proposition (6) ne dénote aucun état de choses dans le temps actualisé. Elle exprime un point singulier du fer. Le quantificateur ne peut donc être existentiel, mais universel (∀x), et la proposition exprime la liaison nécessaire entre deux propriétés : « pour tout x, si x est un morceau de fer, alors x entre en fusion à 1538°C ». Dans le temps grammatical, la proposition (5) est nécessairement à l’indicatif ; en revanche, la proposition (6) exprime un infinitif : « entrer en fusion à 1538°C », un temps potentiel. On pourrait la paraphraser sous une forme télégraphique, selon la formalisation propositionnelle de Deleuze [20] :

(6’’) Un morceau de fer entrer en fusion à 1538°C.

Deleuze emprunte au linguiste Gustave Guillaume la distinction entre « temps impliqué » et « temps expliqué » [21]. Le temps de l’événement idéal est un temps impliqué dans le verbe. Ce temps est idéal parce qu’il n’est pas situé dans l’actualité, mais c’est pourtant le temps d’un événement, parce qu’il exprime un processus (la fusion du fer), et non pas un état. C’est la même espèce de temps impliqué que l’on désigne dans une proposition telle que :

(7) La VIIe Symphonie de Beethoven dure environ 40 minutes.

Un objet musical n’est pas qu’une forme immobile, c’est un événement virtuel. Le temps de l’événement phonographique du jazz, énoncé dans (4), est isomorphe à celui de la proposition (6). Il ne se dit pas sur le mode indicatif passé ou présent, exprimé logiquement par les foncteurs Tp(p) et Tn(p), mais sur le mode infinitif. Quand j’écoute « Back Seat Betty » sur We Want Miles, je n’écoute pas Miles Davis qui joue (synchrographie), ni Miles Davis qui a joué (rétrographie), j’écoute Miles Davis jouer, à l’infinitif du verbe. Dans le cas de la proposition (6), on énonce une loi de la nature ; tel n’est certes pas le cas de la proposition (4). Mais les deux propositions ont cependant en commun deux traits essentiels : la singularité et la nécessité. De même que la fusion du fer se définit par un point singulier (1538°), de même l’événement « Back Seat Betty » se définit par une singularité : le phrasé fragile et invincible de Miles. Et l’opération phonographique est d’avoir élevé cette singularité à la nécessité.

Nous avons donc établi une corrélation entre deux opérations : une opération métaphysique (objectification ou virtualisation d’un événement), et une opération esthétique (iconomorphose d’un indice). On obtient ainsi une caractérisation du jazz : la virtualisation phonographique de l’événement jazz coïncide esthétiquement avec l’iconomorphose de l’enregistrement. L’antinomie du jazz se résout dans le concept d’événement idéal.

 7. Note sur l’ère spectrographique

Notons pour finir que la virtualisation de l’événement n’est pas une métamorphose que l’événement subirait du dehors, sous l’effet de son enregistrement extrinsèque. À l’ère des techno-images, cette métamorphose est au contraire déjà impliquée dans l’événement lui-même. Une nouvelle forme de conscience, « profilmique » ou « spectrale », coexiste avec la vieille conscience présentielle, s’immisce en elle et la parasite. On se filme, on s’enregistre, on prend la pose. Des musiciens dont le concert est enregistré se trouvent ainsi dans une position ambiguë. Ce concert deviendra potentiellement un disque. Or, la conversion ontologique à venir de l’événement en objet phonographique rejaillit actuellement sur l’événement en train de se faire. Le jeu des musiciens est intensifié par leur conscience phonographique. La conscience ne « néantise » pas la salle de concert pour viser devant soi un objet encore inexistant, c’est plutôt l’objet encore virtuel qui hante déjà l’événement, comme un spectre. Le double futur de l’événement n’est plus second, il est contemporain du présent qu’il enregistre. J’appelle spectrosigne ce signe-objet futur qui, à la manière d’un pré-écho, se précède lui-même en hantant déjà le présent qui l’anticipe. L’enregistrement est ainsi devenu spectrographique.

Df. Si P est une spectrographie (phono-, photo- ou vidéographique) d’un événement x, alors il est futur qu’il existe un i tel que i est une image de x, et l’existence présente de x implique l’existence future de i.

Le temps de la spectrographie n’est pas simplement le futur antérieur ; le futur antérieur (par exemple, « on aura joué ») désigne un fait accompli dans le futur (« dans quinze minutes, on aura terminé de jouer »), ou un fait futur qui sera passé relativement à un futur simple plus lointain (« quand on aura fini de jouer, on écoutera l’enregistrement de ce qu’on aura joué »). Si tel était le cas, la spectrographie ne serait en quelque sorte qu’une rétrographie à venir. Or, la spectrographie implique plutôt une simultanéité du futur virtuel avec le présent actuel. Plutôt que de « métamorphose » techno-graphique, il faudrait donc ici parler d’un phénomène de « concrescence » spectrographique : l’objet et l’événement croissent simultanément, l’un avec l’autre. La conjonction ExOx produit par conséquent un entrelacs temporel proprement jazz, tel que l’événement actuel est un objet spectral, et l’objet phonographique est un événement idéal.




Notes


[1Le statut des propriétés émotionnelles ou expressives de la musique fait l’objet d’un débat très fourni dans la philosophie analytique contemporaine. Voir notamment Davies, 1994 ; Darsel, 2009.

[2Goodman, 1990, p. 290.

[3Schopenhauer, 1966, p. 338.

[4Pour une théorie de cette amphibologie, voir Bisson, 2014.

[5Notons qu’en ontologie fondamentale, le statut des événements est controversé. Selon une position substantialiste, dont la tradition remonte à Aristote, les événements n’existent pas en eux-mêmes. Chez Aristote, toutes les catégories se disent de la substance comme sens premier de l’être, et elles lui sont attribuées comme accidents. Dans la proposition « Socrate marche », l’événement désigné par le verbe est ce qui arrive à Socrate en tant que substance individuelle. Mon option ontologique, inspirée de la « Process Philosophy » de Whitehead, est opposée à un tel substantialisme. Le cas du jazz constitue précisément une épreuve cruciale miniature pour départager entre ces positions adverses. Si l’événement du 16 mai, décrit par ma proposition (3), est certes ce qui m’est arrivé, pourrait-on alors se contenter de dire qu’une performance jazz, en tant qu’événement, est seulement ce qui arrive aux individus qui la jouent, voire aux spectateurs qui y assistent ? Je pense au contraire que le jazz réfute le substantialisme. Penser le jazz implique de reconnaître les événements comme des entités à part entière, même si ces événements ont toujours des objets pour ingrédients. Pour un aperçu synoptique de l’opposition métaphysique de la « Process Philosophy » au substantialisme, voir Rescher, 1996.

[6Prior, 1967. Pour un synopsis de la logique contemporaine du temps, voir Gardies, 1975.

[7Dans le calcul des propositions, on note «  ~p » la négation (« non p ») ; « pq » la conjonction (« p et q ») ; « p q » la disjonction (« p ou q ») ; « pq » l’implication (« si p, alors q ») ; « pq » l’équivalence (« p si et seulement si q »). À ces symboles, on peut encore ajouter les idéogrammes usuels du calcul des prédicats, notamment les quantificateurs existentiel (∃x : « il existe quelque x ») et universel (∀x : « pour tout x »).

[8Les opérateurs temporels faibles P et F et les opérateurs temporels forts H et G peuvent être inter-définis au moyen d’équivalences : Pp ≡ ~H~p ; Hp ≡ ~P~p ; Fp ≡ ~G~p ; Gp ~F~p.

[9Pour une ontologie phonographique du rock, voir Gracyk, 1996 ; Brown, 2000 ; Kania, 2006 ; Pouivet, 2010.

[10Là encore, la question du statut ontologique du jazz est très débattue dans la philosophie analytique contemporaine de la musique. Voir Stephen Davies, Musical Works and Performances. A Philosophical Exploration, Oxford University Press, New York, 2001, p. 11-19. Plus récemment, la thèse selon laquelle la tradition musicale jazz est une tradition de performances musicales et non pas d’œuvres d’art, a été défendue par Andrew Kania dans “All Play and No Work : An Ontology of Jazz” (Kania, 2011). Kania souligne que le concept d’ « œuvre » ne doit évidemment pas être entendu en un sens évaluatif : nier qu’il existe des « œuvres de jazz » n’implique pas de juger le jazz inférieur aux traditions musicales où il existe des œuvres.

[11Levinson, 1997.

[12Walton, 1984, p. 246-277, repris dans Walton, 2008.

[13On pourrait certes objecter que les ondes électromagnétiques ne se propagent pas instantanément, et que la synchrographie est de ce fait toujours différée. Mais cela est vrai aussi des ondes sonores en général, même quand le délai est trop court pour être perçu par notre oreille. Le présent synchrographique n’est donc pas déterminé par la stricte simultanéité entre l’instant de l’émission et l’instant de la réception, mais plutôt par le fait que l’événement synchrographié est reçu sur la même modalité qu’il est émis, c’est-à-dire dans sa contingence d’événement en train de se faire.

[14Peirce, 1978.

[15Pour une analyse critique de l’idée selon laquelle l’enregistrement musical extrinsèque ne serait qu’un indice ou une trace, à fonction documentaire, voir Darsel, 2014.

[16Je ne peux développer ici le caractère Gq que j’attribue aux entités musicales créées, notamment phonographiques. Je traite la phonographie comme une sorte de réserve de virtualité. Je me suis expliqué ailleurs à propos de ce « platonisme phonographique » modéré, notamment dans La pensée rock. Essai d’ontologie phonographique, (Bisson, 2016b) ; et dans « Plato on the stream. Le platonisme à l’ère du streaming », (Bisson, 2016a).

[17Deleuze, 1969.

[18Peirce, 1978.

[19J’ai essayé de décrire plus généralement les traits stylistiques de cet « effet Miles Davies » singulier dans « La voie silencieuse. Fragments d’une éthique » (Bisson, 2011).

[20Deleuze et Guattari, 1980, p. 324. Voir aussi Deleuze et Parnet, 1996, p.78 : « Le télégramme est une vitesse d’événement, pas une économie de moyens. Les vraies propositions sont de petites annonces ».

[21Deleuze et Guattari, 1980, p. 322, note 28.




Auteur(s) - Autrice(s)


Frédéric Bisson, agrégé de philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Multitudes, a publié Comment bâtir un monde. Le Gai Savoir de Gustav Mahler (Chromatika, 2011), True Blood. Politique de la différence (PUF, 2015), La Pensée Rock. Essai d’ontologie phonographique (Questions Théoriques, 2016).


Bibliographie


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Whitehead, Alfred North, Process and Reality. An Essay in Cosmology, New York, The Free Press, 1978.



Pour citer l'article


Frédéric Bisson : « Logique du Jazz » , in Epistrophy - Le Jazz, la philosophie et les philosophes / Jazz, philosophy and philosophers.04, 2019 Direction scientifique : Joana Desplat-Roger - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/logique-du-jazz.html // Mise en ligne le 10 novembre 2019 - Consulté le 23 avril 2024.

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