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12 février 2019 à Paris

Entretien avec / Interview with Rodolphe Burger


Entretien préparé et réalisé par Joana Desplat-Roger et Édouard Hubert

 

Rodolphe Burger © Frank Bigotte

Epistrophy : Il pourrait sembler curieux à première vue que toi, Rodolphe Burger, tu sois interviewé dans une revue scientifique et universitaire sur le jazz. Pourtant, cela nous a semblé intéressant précisément parce que tu sembles entretenir un rapport « en biais », ou encore « non-académique », à l’égard de la philosophie d’une part, et à l’égard de la musique de l’autre. Peux-tu nous en dire plus ? De ton rapport « non-académique » à la philosophie d’abord, puis à la musique ensuite ?

Rodolphe Burger : Oui, c’est vrai que je suis venu à la philosophie d’une manière oblique, détournée. Mon rapport à la philosophie a toujours été non-académique, d’autant qu’il m’est arrivé de penser que la philosophie représentait la « contre-culture » par excellence. Lorsque je l’ai découverte, je venais du rock : j’ai commencé à jouer du rock à 11 ans, soit en 1968 (c’était une période où l’on pouvait se permettre de monter un groupe en sachant à peine jouer…). À cette époque je m’identifiais à la culture dite « underground » qui environnait le rock, j’avais en quelque sorte opté pour ce substitut à la culture scolaire. Or la philosophie, je l’ai découverte au cours d’une prépa en HEC, dans laquelle je m’étais complètement égaré, car je n’avais aucune vocation pour ça ! Mais c’est aussi dans cette prépa que j’ai rencontré les lettres, par l’intermédiaire de Claire Nancy, ma professeure de l’époque : elle y enseignait la théorie littéraire (Barthes, Derrida…).

Sa lecture de ces textes était très puissante, enthousiasmante : Claire Nancy incarnait tout ça avec rigueur, mais aussi avec beaucoup de style… Et moi, j’ai tout absorbé comme une sorte d’alcool bien plus fort que cette « contre-culture » du rock, que jusque-là je croyais radicale. J’ai trouvé dans la philosophie (mon professeur était Gilbert Rémy) quelque chose de plus radical encore, elle m’apparaissait comme un secret enfoui qu’on m’avait caché depuis longtemps… Le terme de « contre-culture » exprime bien cette idée : la philosophie se positionne d’emblée comme critique, ce qui suppose éventuellement une attitude de révolte, mais surtout un recul et une résistance aux impératifs culturels dominants. Or c’est d’emblée ce que la philosophie a représenté pour moi, et de façon bien plus puissante que tous ces rudiments de contre-culture que l’on trouvait partout à cette époque — et qui, bien évidemment, ont fini à leur tour par devenir dominants.

Mon rapport à la philosophie est donc oblique de ce point de vue : d’abord je l’ai découverte tardivement, et ensuite je me suis fabriqué ma culture philosophique au fil de mes passions et intérêts, et non de manière scolaire. Je me suis toujours senti comme un canard boiteux par rapport au milieu académique, universitaire : j’étais très angoissé par les concours (capes/agrégation), je ne me sentais pas du tout à l’aise avec tout ça. Mais rapport oblique ne veut pas dire sans passion, au contraire j’éprouvais une passion totale ! D’ailleurs même cette passion, au fond elle n’était pas très académique… J’aimais notamment beaucoup l’enseignement : encore aujourd’hui je garde une nostalgie, ou en tous cas (car le terme « nostalgie » est peut-être trop fort) je mesure à quel point l’enseignement, et plus particulièrement l’enseignement en Terminales, offre une situation absolument exceptionnelle et atypique par rapport à toutes les autres situations impliquant une parole, ou une transmission. C’est une expérience très forte, que l’on perd lorsqu’on n’enseigne plus. On peut bien sûr la frôler à d’autres moments : lors du séminaire que j’ai tenu au Conservatoire de Strasbourg des années après, j’en ai profité pour me trouver à nouveau dans cette situation proche de l’enseignement. Mais malgré tout ce n’est pas pareil : lorsque tu es seul face à une classe, tu es vraiment dans une espèce de bulle, et tu construis quelque chose — comme un concert, disait Deleuze [1]. Le professeur construit son propre espace-temps, il est maître de son temps, tout comme un musicien installe son timing, le prof installe son rythme de pensée.

Bref, j’ai adoré la philosophie, à tel point que dans un premier temps, la musique est passée au second plan. Je pensais même en avoir fini avec le rock, je pensais avoir vécu tout ce qu’il y avait à vivre de ce côté-là. Durant mes années d’études, je me suis mis à écouter un autre rock, plus underground : le Velvet surtout, qui avait remplacé les Stones, Hendrix, toutes ces choses qui étaient dans ma discothèque d’adolescent. Je me suis mis à écouter d’autres musique dont le jazz, mais pas uniquement : je me suis aussi intéressé aux musiques répétitives, à la musique dite contemporaine de provenance américaine (Steve Reich…), à beaucoup de choses venues d’Afrique (le blues malien par exemple). Et concernant la pratique, ces années-là, je me contentais de jouer pour moi. Je me souviens quand même avoir joué régulièrement à Paris avec un camarade étudiant, qui était un vrai féru de blues : il étudiait le blues comme on étudie une musique sacrée, il s’astreignait à une exécution parfaite de la partition de chacun des bluesmen. Il était très érudit, et il m’a fait découvrir beaucoup de choses. Réciproquement, lui aimait bien jouer avec moi parce que je jouais avec une grande liberté, voire même une certaine désinvolture dont il était incapable. Lui qui jouait beaucoup mieux que moi, il m’encourageait dans la voie d’un affranchissement, il me poussait à exagérer mes défauts. Cela m’a beaucoup aidé pour la suite, car en tant qu’autodidacte j’avais des scrupules à m’aventurer vers des musiques qui supposent un background sérieux — et notamment le jazz. Et lui m’encourageait en ce sens… En plus je crois que la guitare, avec sa plasticité incroyable, favorise ça : chacun peut y trouver sa propre manière d’en jouer. Les bluesmen l’ont fait magnifiquement : accorder l’instrument différemment, utiliser des tessons de bouteille, taper dessus, utiliser les doigts… La guitare permet vraiment de développer son jeu en dehors d’un savoir acquis, des canons, ou de l’académisme. Donc oui, en effet, je pourrais définir mon rapport à la musique comme ça : totalement non-académique.

Epistrophy : À divers moments tu as témoigné du fait que tu te sentais comme « coupé en deux » entre ces deux forts sentiments d’attraction à l’égard de la musique et de la philosophie. Aujourd’hui, tu te consacres pleinement à la musique, ce qui ne t’empêche pas de faire certaines incartades philosophiques (nous pensons notamment au séminaire que tu as mené à Strasbourg en 2006-2007). Dans l’ouvrage Variations sur la reprise, tu dis d’ailleurs que ces moments de recul réflexif sur la musique te semblent absolument nécessaires :

« La raison n’est pas seulement la raison biographique que j’évoquais, à savoir que revenant à Strasbourg, j’ai eu envie de me réactiver les neurones du côté de la philosophie, de la réflexion. C’est que je pense que, dans une institution, quelle qu’elle soit, ce qui manque le plus, c’est justement un lieu où l’on réfléchit à ce qu’on fait. C’est très paradoxal et en même temps très flagrant de constater que dans une institution comme un Conservatoire de musique, on passe son temps à apprendre des choses, à pratiquer la musique, à acquérir des savoirs […] mais qu’il n’y a pas réellement de lieu prévu où l’on se demande tout simplement ce qu’on fabrique quand on fait de la musique, où l’on pose la question générale du musical [2]. »

Comment vis-tu ces passages de l’un à l’autre ? T’est-il déjà arrivé d’éprouver le sentiment de devoir « choisir » entre l’appel de la musique et l’appel de la philosophie ? Et enfin, vis-tu ces deux aspects qui composent ta vie comme un déchirement, ou au contraire comme une grande liberté ?

RB : Sur ce point, je dois dire que j’ai beaucoup évolué. Durant les années d’enseignement, à un moment je me suis mis à refaire de la musique, de manière très déterminée. Mais j’étais aussi très peu assuré, car je ne savais pas vraiment ce que signifiait réellement cette nécessité impérieuse de revenir à la musique. Ce n’était pas vraiment un choix réfléchi, je me sentais davantage la « proie » de ce retour. En plus, cela me mettait dans une situation assez embarrassante, je me sentais dans un état de « schize ». Très pragmatiquement, je rentrais de concerts très tard, et le lendemain matin à 8h je devais enseigner Kant (avec encore des traces de maquillage parce qu’à l’époque on se maquillait pas mal) ! Et comme je ne voulais surtout pas mélanger les choses (loin de moi l’idée de faire de la « pop philosophie »), c’était compliqué … D’autant que les élèves étaient très intrigués par la situation : ça commençait à se savoir, certains venaient aux concerts. Alors oui, ça devenait très troublant, pour eux comme pour moi.

Aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de mal à assumer cette situation : par exemple je déteste lorsque durant une interview on me demande jouer un morceau (ou l’inverse d’ailleurs). C’est qu’il m’est très difficile de passer d’un ordre discursif à la pratique de la musique. Au début, on m’interrogeait très souvent là-dessus, et franchement j’aurais mieux fait de ne jamais parler de cette histoire de philosophie, et de rendre tout ça clandestin. Je pense sincèrement que ça m’a causé un tort énorme, et à tout le groupe Kat Onoma. Car du fait de ma situation, la critique a immédiatement projeté sur le groupe une image assez catastrophique de groupe « rock intello », ce qui a engendré du côté des journalistes (qui sont eux-mêmes pour la plupart des « intellos ») une réaction très particulière ! Pour comprendre ça il faut remonter assez loin, à la reconnaissance du jazz en Europe, et en France en particulier. À partir de Charlie Parker, on peut dire que la critique de jazz s’est mise à le considérer comme une musique savante. Cette réception repose sur l’idée sous-jacente que c’est le commentateur, le critique, qui décèle la qualité intrinsèque d’une musique grâce à son analyse, et ainsi l’érige pour la faire devenir œuvre. Le critique peut donc s’approprier le mérite d’avoir décelé une qualité dont le musicien lui-même n’était pas conscient. Voilà comment on a fabriqué la figure du « génie black », inconscient de son propre génie, qui ne sait même pas en rendre compte. C’est aussi ce qui a produit une forme de racisme à l’envers, avec comme conséquence un mépris pour le jazz blanc, et pour tous les musiciens qui étaient pour certains aussi des « intellos », ou en tous cas des gens cultivés, capables de parler de la musique et qui à l’occasion produisaient même des théories sur leur musique ! Certaines traditions, et notamment la tradition juive dans le jazz, ont beaucoup souffert de ce mythe du musicien noir — qui ressemble d’ailleurs fortement au « mythe du bon sauvage » revisité. Cette tendance a continué à perdurer dans la critique rock française, une critique encore plus lettrée, qui a reproduit exactement la même chose avec les musiciens anglais : par exemple il était de bon ton d’adorer les Happy Mondays, parce qu’ils étaient des mecs complètement défoncés, qu’ils se conduisaient mal, et avaient ce côté « hooligans » tout en faisant de la musique « géniale ». De cette manière, la critique avait l’impression que la génialité de cette musique lui revenait pour moitié, car c’est grâce à elle qu’elle avait été révélée. Dans ce contexte, imaginez un groupe comme Kat Onoma : le type est prof de philo, il est plus âgé qu’eux, et il revendique des références plus américaines qu’anglaises… Tout ça a joué contre nous, et c’est pourquoi je n’aurais jamais dû en parler. Mais c’était compliqué parce que parfois j’avais en face des personnes que ça intéressait vraiment ! Je pense notamment à Christian Perrot, qui était à l’époque un journaliste à l’Autre Journal : il était venu me trouver dans mon studio en Alsace plusieurs jours, nous avons eu une discussion très intéressante, à partir de laquelle il a fait paraître un long entretien intitulé « La philosophie du rock ». L’effet de cette publication fut désastreux : tous les autres journalistes me sont tombés dessus, car ils avaient trouvé ça hyper prétentieux. Évidemment, ces conséquences négatives n’étaient pas du tout voulues par Christian Perrot, mais il est vrai que cet entretien (entre autres) a créé un véritable malentendu à notre encontre.

Avec le temps, fort heureusement, tout ça s’est quand même dissipé. D’ailleurs, j’ai bien conscience que si le Conservatoire de Strasbourg m’a invité en 2006 à faire une résidence, c’est évidemment parce que je venais des « musiques actuelles » (même si je déteste cette expression), et parce que j’avais été professeur de philosophie — ce qui leur a permis de supposer que j’étais compatible avec ce type d’institution. Et pour moi, ça a été l’occasion de faire un geste philosophique extrêmement simple, assez proche du projet de réforme de l’Université élaboré par Gérard Granel. Son petit texte intitulé Projet de refonte de l’Université française me semble très important : il y décrit son projet qui consistait à dissoudre les départements de philosophie, pour les pulvériser et les disséminer un peu partout. Pas seulement dans l’université, mais partout là où une pratique touche à sa propre limite. Car dès l’instant qu’un savoir est porté à s’inquiéter de sa propre limite, il y a philosophie. Je crois que c’est justement ce qui manque à toute institution. Par exemple, dans un Conservatoire, il faudrait pouvoir poser la question « c’est quoi la musique ? », ou « c’est quoi la musicalité ? ». Il manque un endroit qui ne soit pas un lieu d’expertise, mais un lieu ouvert, dans lequel toute compétence bute sur sa limite et accepte de s’interroger sur elle-même. Car toute limite qui se reconnaît comme limite devient comme « solidaire », et rentre en communication avec d’autres démarches analogues.

Epistrophy : Voilà qui ressemble fort à l’idéal porté par la revue Epistrophy : ce que nous voulions c’est ouvrir un espace pour que chacune des disciplines concernées par le jazz puisse échanger sur ses propres limites… Après, il faut reconnaître qu’on n’y arrive pas très bien, car tout le monde n’est pas prêt à reconnaître ses propres limites (alors même que cela nous semble être un pré-requis indispensable).

RB : C’est bien pour ça que je revendique pour ma part un non-académisme, ou encore un anti-académisme résolu. Car ce qui bloque la réflexion, c’est lorsqu’une position de domination s’affirme sous la forme d’un savoir, ou d’un dogmatisme… Or oui, je suis d’accord avec vous : il faut déjà pouvoir céder là-dessus.

Epistrophy : Nous avons une dernière question concernant ton double rapport à la philosophie et à la musique : dans quelle mesure crois-tu que la réflexion, la pensée, ou plus précisément la philosophie (les auteurs, les concepts…) nourrit ta musique ?

RB : En premier lieu, je dirais que je n’ai jamais voulu, ne serait-ce qu’une seule seconde, que la musique de Kat Onoma ou que la musique que je fais maintenant, puisse être comprise comme une sorte « d’application », ou encore « d’illustration » d’un quelque chose qui viendrait de la philosophie. Ce n’est absolument pas de cette manière que la relation entre les deux se pose pour moi.

Joana Desplat-Roger : D’accord, mais quand même : on trouve des extraits de Deleuze dans certains de tes morceaux !

RB : Oui c’est vrai, mais quand je mets Deleuze dans un morceau, d’abord j’enlève la référence à Spinoza, car je ne pense pas que l’on puisse chanter du Spinoza ! C’est vrai que je fais très attention aux textes, mais cela ne veut pas dire que je veux faire du « rock littéraire »… J’ai horreur de ça, c’est très loin de moi. Je sais que c’est paradoxal car dans mon prochain album, il y aura un morceau avec un texte de Verlaine. Ce qui m’intéresse c’est de « plier » Verlaine, car je ne le conçois pas comme une ornementation sensée rehausser ma proposition rock.

Edouard Hubert : Si nous comprenons bien ce que tu veux dire, l’utilisation de textes philosophiques (ou littéraires) dans tes morceaux, ce n’est jamais ni un projet, ni un argument, ni un prétexte, seulement parfois ça arrive comme une nécessité de création. C’est seulement a posteriori qu’on peut le voir comme un prétexte, mais à l’origine, ce ne serait pas ça… ?

RB : Oui, exactement. Et c’est ce que les lectures schématiques et pressées ne parviennent pas à comprendre… Par exemple, sur l’un de nos premiers albums avec Kat Onoma, il y avait à la fois un bout de La tempête de Shakespeare, et un bout de « Be-Bop-A-Lula ». Or c’est le contre-point qui m’intéresse, le fait qu’il y ait les deux… Et dans la reprise de « Be-Bop-A-Lula » je cite Lonely woman d’Ornette Coleman : ce qui m’importe, c’est de plier des parallèles, fabriquer quelque chose capable de défaire les partages, les partitions. Mais ce n’est jamais en vue de produire un projet d’intellectualisation de la musique : c’est à chaque fois un geste précis, qui demande à être écouté, vu ou entendu.

Epistrophy : Toi qui es décrit comme un musicien « rock » et non comme un musicien « jazz », peux-tu nous dire quelle différence fondamentale tu fais entre les deux ? Et malgré cette différence, penses-tu que le jazz a pu influencer ta pratique musicale en tant que musicien rock ?

RB : Votre question rejoint exactement ce que je disais à l’instant : lorsque je cite Ornette Coleman dans l’une de mes chansons, ce n’est pas pour faire « chic », mais c’est justement pour dire quelque chose sur cette question. Ce qui nous caractérisait, avec Kat Onoma, c’était notre expérience précoce avec le rock, ainsi que la pratique pour certains d’entre nous d’un jazz radical d’improvisation pure. Philippe Poirier et Guy Bickel venaient du groupe strasbourgeois Musik Aufhebung, qui jouait selon le principe de l’impro pure et dure : on monte sur scène, on ne répète pas. Or, ce qu’on avait de commun entre nous, c’était un intérêt et un goût particulier pour la musique d’Ornette Coleman (et peut-être encore plus, en ce qui me concerne, pour la musique produite par Ornette avec son fils, Denardo, lorsqu’il est revenu au binaire, notamment avec son groupe Prime Time). On partageait donc aussi bien cet amour-là, d’un certain « jazz », que des références rock et punk. Bien sûr, il y aurait 1000 différences entre les deux à analyser, mais moi, ce qui m’intéressait le plus, c’était de trouver le point où les deux se raccordent. Notre goût pour l’improvisation libre a fortement influencé certaines pratiques du groupe, notamment en ce qui concerne la question de l’écoute. Car l’écoute n’est pas quelque chose de très fréquent dans le rock, dans lequel on va plutôt chercher quelque chose comme le « plan de consistance », la « fabrication d’un bloc », en lieu et place de laisser libre cours aux individualités, comme le font les formations de jazz. Dans le jazz, le musicien a le droit d’exister pour lui-même, tout son style peut s’exprimer, même s’il est au service de Miles Davis par exemple. Alors que dans le rock, l’idée importante c’est plutôt de faire « bloc », l’identité recherchée est celle du groupe. Il y a bien sûr un leader, mais malgré tout, les musiciens sont dans cette fiction de l’unité de son groupe, qui peut aussi passer par un look commun !

Avec Kat Onoma, on s’était un peu éloigné de ces trucs-là, tout en voulant revenir au « vrai » rock. Car le rock supporte très mal la sophistication, il y a quelque chose dans le geste qui doit rester rudimentaire, brutal, sinon c’est vite foireux (et ça devient du jazz-rock, du prog rock, bref, tout ce qu’on déteste !) À cet endroit, je me sens assez punk : je n’aime pas la sophistication. Mais en même temps (car il y a encore un « en même temps »), on avait tous aussi envie d’introduire dans cette histoire une pratique qui nous venait du jazz et de la musique improvisée. On voulait introduire de l’écoute, laisser une grande place au silence, être dans la « réponse » (un terme que Lacoue-Labarthe a travaillé et qui me semble crucial pour comprendre le jazz et aussi bien les musiques dites modales). Tu écoutes, tu entends et tu réponds. C’est ce qu’Ornette a poussé à l’extrême, tout en le formulant sous la forme d’un impératif : tu dis ce que tu veux, tu ne réponds surtout pas là où on t’attend, tu as obligation de répondre ailleurs que là où on t’attend, mais quoi qu’il en soit il faut que tu répondes. L’effet de ça est particulièrement saisissant dans son album In All Languages (1987), qui est un double disque que j’aime beaucoup. Sur l’un des disques tu as vraiment la musique d’Ornette jouée par le quartette acoustique, avec Don Cherry, Billy Higgins… : c’est le cristal acoustique pur. Sur le second, ce sont les mêmes thèmes mais qui sont cette fois plongés dans le « chaosmos » du Prime Time : joués avec deux guitares, deux basses, deux batteries… Ça donne un peu le mal de mer, mais en même temps : qu’est-ce que ça phrase ! Ça phrase dans tous les sens, ça se paraphrase à l’infini…

Et puis, il y a aussi quelque chose d’autre qui m’intéresse vraiment dans le free jazz, c’est la porte laissée ouverte à la non-virtuosité. Parce que la chose qui fait obstacle du côté du jazz pour les autodidactes comme moi, c’est que les règles harmoniques, tout ça, c’est très très sérieux… Même les musiciens qui jouent à l’oreille, ils maîtrisent sacrément la science harmonique.

JDR : Mais tu ne crois pas que l’histoire de la virtuosité du jazz, c’est surtout et avant tout une spécificité française ? C’est vrai qu’en France le jazz s’enseigne au conservatoire, dans des écoles (le CIM par exemple) qui l’enseignent de manière extrêmement technique et savante. Mais à la Nouvelle-Orléans par exemple, il n’est pas du tout question de « technique », ou de « virtuosité » ! Tout le monde joue, tout le monde sait suffisamment jouer pour pouvoir jouer ensemble, le reste n’est pas du tout important…

EH : Qu’il en soit il y a quand même cette science de l’accord qui existe (pour le dire simplement : on ne peut pas faire n’importe quoi n’importe où). Ce qui n’empêche pas un détachement nécessaire chez les grands musiciens de jazz, qui, dès lors qu’ils jouent, mettent de côté, semblent même « avoir oublié » la virtuosité technique !

RB : C’est vrai qu’à la Nouvelle-Orléans il y a une vraie place pour le musicien non-virtuose, c’est incontestable. Mais c’est vrai aussi que cela ne vaut pas pour toutes les pratiques du jazz : pour jouer dans un orchestre de Gil Evans par exemple, il faut être sacrément équipé techniquement…

EH : On touche sans doute ici à un point limite : celui où le jazz se fracture en diverses pratiques irréconciliables.

RB : Absolument. Mais voilà, moi j’avoue que le jazz qui m’a le plus intéressé, c’était ce jazz laissant la porte ouverte à la non-virtuosité, tout simplement parce que je m’y sentais virtuellement plus accueilli. Cela n’empêche pas certains de ces musiciens d’être aussi des virtuoses, évidemment ! Là n’est pas la question…

Par exemple, James Blood Ulmer. Ce qui m’a rendu totalement raide-dingue de Blood [3], c’est justement ça : il est incontestablement un virtuose (il a eu des propositions de majors pour faire des reprises de disques de Hendrix, que lui seul aurait été capable de faire… mais ça ne l’intéressait pas du tout). Mais parfois, en jouant avec lui, on s’aperçoit qu’il est le contraire d’un virtuose — y compris lorsqu’il joue ses propres morceaux ! Quand il attaque un morceau seul à la guitare, franchement dès fois tu penses que le type ne sait pas jouer (et d’ailleurs c’est pour ça que c’est si difficile de jouer avec lui). Dans ces moments-là, il retrouve l’attitude du mec qui cherche son timing, et il attend que tout le monde le retrouve au point précis qu’il a déterminé comme étant le point de départ d’un jeu absolument virtuose, et cette introduction est sublime parce qu’elle est l’introduction de celui qui ne sait pas jouer. C’est ça qui me bouleverse : j’y entends ce que Philippe Lacoue-Labarthe appelait la « prosodie ». La prosodie, elle est déjà lorsqu’un gamin chante une ritournelle, c’est une mécanique qui fait qu’il ne peut pas s’empêcher de répéter trois fois, c’est l’insistance du motif rudimentaire…

On retrouve aussi cette idée chez Ornette, qui raconte que le jour où sa mère lui a offert son premier saxophone, il a ouvert la boite et il a dit : « j’ai pris le saxophone et j’en ai joué comme maintenant ». Ce qui signifie que le lien avec celui qui, en lui, ne sait pas jouer, n’est jamais perdu. Du coup la question ce n’est pas la virtuosité : tu peux être virtuose, mais il ne faut jamais perdre le lien avec le non-virtuose en toi. Je dirais que c’est vrai aussi pour Coltrane, qui est pourtant considéré comme l’une des plus grandes figures de la virtuosité…

EH : Ce que j’entends dans le témoignage que tu fais, c’est une référence au jeu, au sens où François Zourabichvili le développe dans L’art comme jeu [4]. Le jeu engage le fait de jouer ensemble, mais aussi et surtout un rapport à l’enfance. Quand tu dis « Blood répète trois fois la même phrase » : il joue comme un enfant. Et même Coltrane, en dépit de sa grande virtuosité, propose quelque chose de l’ordre du retour, de l’obsession, du jeu. Tout ça pour dire que le partage entre virtuose et non virtuose, au fond ce n’est sans doute pas là que se joue la question du jazz…

RB : Oui, de même qu’il y a bien une grande virtuosité chez les bluesmen, qui peuvent développer des jeux à la fois rudimentaires et virtuoses. Mais pour revenir à Blood, il faut quand même savoir qu’il est un personnage vraiment très singulier, son histoire est atypique : fils de pasteur baptiste, il aurait voulu être footballeur, il se met à la guitare, et bien sûr il se fait répudier par son père parce que blues égale « musique du diable », et à partir de ce moment-là il part sur les routes. Puis il se fait repérer à Brooklyn par Billy Higgins (le batteur d’Ornette Coleman), qui l’entend on ne sait pas trop à quelle occasion, et qui tombe à la renverse en découvrant ce jeu si bizarre, avec des accordages qui n’existent nulle part dans les manuels, et ce son percussif, à moitié saturé, pas vraiment clean. Alors Billy Higgins emmène Ornette écouter Blood : mais Blood ne connaît pas du tout Ornette, sa seule influence jazz c’est Wes Montgomery. Mais quand Ornette entend Blood jouer, il lui dit : « You play naturally harmolodic ». Voilà comment Ornette tombe sur un type venu de Caroline du Nord, qui fait spontanément ce que lui cherche à faire, enseigner, et diffuser autour de lui. Logiquement, il embarque Blood dans le fameux loft dans lequel il répétait non stop. (Petite parenthèse : c’est à la même période que le Velvet venait assister aux sessions d’improvisation d’Ornette. C’était pour eux une référence très importante, mais d’une certaine manière aussi une référence « interdite », car ils avaient cette intelligence de ne surtout pas chercher à jouer comme les blacks ! Ce qui ne les empêchait pas d’être fascinés : l’album Metal Machine Music cherche, disait Lou Reed, à imiter le son d’un orchestre de jazz qui improvise). Ensuite Ornette produit le premier disque de Blood (Tales of Captain Black).

Depuis que je connais Blood, je lui ai souvent demandé de me donner des cours d’harmolodie : je dois avouer que je n’ai jamais rien obtenu. Je me souviens que lorsque je l’ai invité à faire une conférence au Conservatoire de Strasbourg, dans le public il y avait toute la classe de composition d’Ivan Fedele, et le « maestro » lui-même. Ils ont tous tenté de demander à Blood de leur expliquer ce qu’est l’harmolodie, mais ça l’énervait, et il a fini par leur dire : « et si je vous demandais à vous de m’expliquer l’harmonie, là maintenant ? ». Et il ajoutait : « to play harmolodic music, you have to be a harmoldic person ». Et pour finir, il a pris la guitare, s’est mis à jouer en criant : « This is harmolodic music ! ».

JDR : Il a souvent été dit que la musique en général était le « parent pauvre » de la philosophie [5], ce qui s’explique par tout un tas de raisons philosophiques sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est le cas particulier du jazz, ou encore ce que Jean-Luc Nancy décrit comme la « descente de marche particulière » subie par le jazz. C’est quand même très étonnant de s’apercevoir que mêmes les philosophes qui ont consacré leur œuvre à la question de la musique n’ont pas écrit un piètre mot sur le jazz (Jankélévitch par exemple, qui consacre pourtant un livre en 1955 sur la question de l’improvisation, et qui ne dit rien sur le jazz), de même que ceux qui ont une pensée politique forte sur la société de leur temps (Foucault, par exemple) n’ont jamais interrogé la dimension politique portée par le free jazz. Enfin, le constat est à peu près le même pour la philosophie analytique d’ailleurs, qui jouit pourtant d’une proximité géographique et linguistique avec le jazz : celle-ci ne s’y est un peu intéressée, mais de manière très marginale (on trouve quelques pages chez Goodman, ou bien chez Genette). Pourtant, on ne peut pas dire que ce soit la même situation pour la pop, ou le rock, car sur ces sujets il existe bien des ouvrages philosophiques de référence : ainsi par exemple La philosophie du rock de Roger Pouivet, ou encore La Dialectique de la pop d’Agnès Gayraud qui vient de paraître…). Ainsi, il me semble que le problème de la philosophie avec le jazz ne recouvre pas complètement le problème de la philosophie avec la musique en général, mais qu’il témoigne d’un cas vraiment très singulier. Il y a peut-être une exception avec Philippe Lacoue-Labarthe, qui comme on le sait vouait une dévotion au jazz. Mais même lui au fond n’a que très peu écrit sur le jazz…

RB : Alors là-dessus je vais surtout pouvoir te parler de Philippe [Lacoue-Labarthe], car même si je n’ai jamais été son étudiant, je me suis toujours senti très proche de lui. Je tiens la pensée de Lacoue comme la pensée la plus avancée philosophiquement sur le musical. Cette pensée ne se trouve pas nécessairement dans ses textes portant directement sur la musique. Et c’est vrai qu’il a pas mal écrit sur la musique, mais jamais vraiment sur le jazz — hormis son petit texte intitulé le « désart obscur [6] » qui porte sur Adorno. En revanche, certains de ses textes comme « L’écho du sujet [7] », qui sont plutôt tournés vers la psychanalyse, sont pour moi des textes d’une profondeur inégalée, et témoignent de la pensée de quelqu’un qui, à l’évidence, est bien plus qu’un simple amateur de musique. Il avait une vraie passion pour la musique, une oreille incroyable, et une pensée du musical qui se situe à un niveau ontologique. Ce que je trouve chez Lacoue, je ne le trouve pas chez Adorno, ni chez Deleuze (qui dit pourtant de très belles choses sur la musique). Or, j’ai eu l’occasion de parler de cette question avec lui lors d’un colloque au Conservatoire de Lyon auquel nous avions participé tous les deux. La plupart des participants au colloque étaient des musicologues, et aucun ne connaissait véritablement le jazz ! Ils défendaient cette idée de la modernité qui a encore cours du côté de la critique savante : les jazzmen ont découvert de manière naïve quelque chose que nous connaissions déjà depuis 50 ans.

Moi j’étais très intimidé, mais j’ai tout de même tenté de leur parler d’Ornette Coleman : je suis arrivé avec un ghetto-blaster pour leur faire écouter sa musique, comme ça, un dimanche matin. J’ai joué des extraits du double album In all languages. Philippe était évidemment ravi, et bien sûr il se moquait un peu des autres qui n’y « entendaient » rien. De son côté, il a fait une conférence sur Moïse et Aaron, qui était d’ailleurs très belle. Mais je l’ai tout de même interrogé : quand est-ce que tu vas nous parler du jazz ? Pourquoi ne parles-tu presque jamais du jazz, alors que c’est la musique que tu écoutes le plus ? J’ai bien senti qu’il était interpellé par ma question, mais qu’il voyait là une vraie difficulté. Il ne m’a pas répondu tout de suite, mais en un sens il l’a fait un peu plus tard, lorsque je l’ai invité à mon séminaire de Strasbourg : à ce moment je lui ai proposé de venir parler de jazz, et il avait dit oui. J’avais donc obtenu de sa part la promesse et l’engagement d’enfin venir parler frontalement, et non incidemment, de la musique qui le passionnait le plus. Malheureusement, il est décédé avant de pouvoir le faire. Mais vraiment, je tiens à le dire : je sais qu’il l’aurait fait, s’il en avait eu le temps. Et bien sûr je ne peux pas imaginer ce qu’il aurait dit, même si j’aurais bien aimé le savoir. Pour Philippe, on pourrait dire que le jazz a certes été un objet de réflexion plus difficile à poser que la musique de Schönberg ou de Wagner, mais qu’il avait quand même l’idée de s’y attaquer : c’était de l’ordre du projet.

JDR : D’accord, c’était un projet, mais dans ce que tu racontes on a quand même l’impression que ce projet était sans cesse différé…

RB : Cette remarque on pourrait l’étendre à d’autres objets, car Philippe avait tout autant de mal à parler de la littérature qu’il aimait… Il parlait plus de Laporte, que de Faulkner ou de Raymond Chandler, que pourtant il vénérait. Il ne parlait pas beaucoup de cinéma non plus. Autrement dit, il y avait des choses que d’une manière générale il laissait en réserve, et cela tient sans doute du rapport qu’il entretenait à la philosophie et au statut de philosophe. Comme chacun le sait, il a toujours affirmé : « je ne suis pas un philosophe ». Alors, je dirais que peut-être son amour du jazz, et plus généralement d’une certaine culture américaine non légitimée comme de la « grande culture », renvoyait à son côté « non-philosophe ». C’est le non-philosophe en lui qui se passionnait pour ces choses-là, et qui les tenait comme en réserve en tant que choses à penser.

JDR : On retrouve alors l’idée de « schize » dont tu parlais tout à l’heure… Moi, c’est quand même ça qui m’étonne !

RB : Oui, c’est vrai. Mais dans le cas de Lacoue, il s’agit d’une schize assumée, et qui a fait qu’à un moment donné, il s’est mis à écrire de la poésie. Ce n’est pas par hasard qu’il fait intervenir une phrase cryptée en référence à Blood dans un texte poétique et autobiographique qui s’appelle Phrase, et non dans ses textes « officiels » sur la musique : « Mais la prosodie, c’est à Oakland qu’il fallait l’apprendre, de celui qui a le sang dans son nom [8]. » Moi, je ferais l’hypothèse que le non-philosophe en lui restait toujours en réserve. C’est quelque chose que l’on retrouve aussi dans la relation qu’il avait avec Jean-Luc [Nancy], c’est-à-dire qu’il y avait toujours entre eux ce jeu où Jean-Luc était plutôt le « philosophe », et Philippe l’« artiste »…

JDR : Jean-Luc Nancy en témoigne aussi dans notre entretien, et lorsque je l’interroge sur le jazz il me répond qu’il y avait entre eux une répartition, et que la musique « c’était l’affaire de Philippe »…

RB : Philippe était plutôt un philosophe hanté par la dimension non strictement philosophique de ce qui se présente le plus souvent comme art. Et tout se passe comme si le jazz renvoyait chez lui à cette part artiste, qui s’absentait dès lors qu’il était conférencier, ou plutôt n’apparaissait plus qu’en creux.

EH : Et d’après toi, quel est le point commun entre tous ces champs artistiques qu’il n’abordait pas en tant que philosophe (jazz, roman noir, cinéma…) ?

RB : C’était des champs où il pouvait se projeter lui-même : il avait un saxophone (mais il a failli jouer de la batterie), il avait le désir de faire du cinéma, après avoir fait du théâtre. Je pense qu’il aurait voulu écrire un polar, faire du cinéma, et jouer du jazz. Polar, cinéma, jazz : trois choses qu’il n’a pas constituées en objet de réflexion, dont il était difficile pour lui de parler parce qu’elles renvoyaient à une part de lui qui était convoquée autrement que comme celui qui pense et réfléchit. Par contre, j’insiste sur le fait que cette part artiste on la trouve dans le cœur de sa pensée, dans « L’écho du sujet » notamment, mais aussi par exemple, dans sa petite conférence sur les Muses [9] qu’il a faite pour des enfants à Montreuil.

JDR : Pour revenir sur le cas plus général de la philosophie à propos du jazz, je voudrais te soumettre l’hypothèse que je travaille actuellement dans ma recherche, car j’aimerais connaître ton avis. J’ai le sentiment que les philosophes se sont comme « embourbés » dans la distinction entre musique savante/musique populaire, et qu’ils la rejouent en quelque sorte sous la forme d’une répartition entre eux. Ainsi, il y a les philosophes qui s’occupent de musique savante (En France : Bernard Sève, Danièle Cohen-Levinas, Anne Boissière, etc.), et ceux qui se consacrent aux musiques dites populaires ou audiotactiles (Roger Pouivet, Agnès Gayraud, Frédéric Brisson…) Les premiers semblent être restés sur une conception très adornienne du jazz, et considérer que le jazz est une musique de pur amusement, puisqu’il ne répond pas au régime d’écriture de la musique savante occidentale. Les seconds s’intéressent eux à la spécificité de la phonographie et de l’enregistrement, mais (hormis Christian Béthune), aucun ne s’intéresse de près au jazz (même s’ils s’accordent tous à dire reconnaître que le jazz est la « première » des musiques enregistrées). Or le jazz semble justement avoir un caractère fondamentalement « hybride », puisqu’il ne peut être considéré ni comme populaire, ni comme savant. J’ai donc pour ma part le sentiment que c’est en partie pour ça que le jazz a été délaissé par l’investigation philosophique : il semble être tombé dans un « trou », en échappant complètement à cette dichotomie musique savante/musique populaire qui continue à être utilisée par la philosophie… Et, ce qui est encore plus étonnant, c’est que le cas du jazz aurait pu constituer une bonne raison de laisser tomber cette opposition, alors que c’est l’inverse qui s’est produit : c’est le jazz qui a été laissé « hors champ » !

RB : Je suis absolument d’accord avec ce que tu dis, et d’ailleurs ça rejoint complètement ce que j’essayais de décrire concernant ma relation au jazz. C’est clair que comme pour la virtuosité, la distinction savant/populaire peut fonctionner avec le jazz. Et bien sûr, le jazz est beaucoup plus difficile à penser pour ceux qui sont prisonniers de ces catégories. Après, c’est clair qu’il manque cruellement de philosophes sur ces toutes questions, mais il serait intéressant d’aller voir du côté des musiciens. Par exemple Sarah Murcia, cette contrebassiste qui joue dans mon trio, tout en étant une incroyable musicienne de jazz : elle a monté un projet magnifique sur les Sex Pistols, un projet qui parvient à être simultanément savant et punk. Pour moi, c’est la quadrature du cercle. Certes elle n’est pas philosophe, mais elle a toute une pensée, une réflexion, une problématique : vous devriez aller la chercher là-dessus !

Epistrophy : Et donc, on devine déjà ta réponse, mais on est d’accord que cette dichotomie musique savante/musique populaire est tout aussi problématique dans le cas du rock ? On voit bien par exemple que dans ton cas : ça ne marche pas… Sachant que tu refuses d’être mis dans la case « rock intello », accepterais-tu mieux d’être considéré comme de la musique « populaire » ?

RB : Bien sûr que non, on est complètement d’accord… Le problème, c’est justement que j’ai passé mon temps à être classé dans une case ou dans l’autre. Et ma réponse a toujours été la même : par le geste musical lui-même. Mais écoute ma proposition qui veut et peut. Cela ne m’a pas empêché de toujours devoir me justifier là-dessus…


Notes


[1« Après tout, les beaux cours ressemblent plus à un concert qu’à un prêche, c’est un solo que les autres “accompagnent”. » Deleuze, 1990, p. 118. « Les cours, c’est une sorte de Sprechgesang, plus proche de la musique que du théâtre. Ou bien rien ne s’oppose en principe à ce qu’un cours soit un peu comme un concert rock. » Ibid., p. 190.

[2Burger, 2010, p. 8-9.

[3« James Blood Ulmer a incarné très concrètement la possibilité d’unir d’une façon à la fois simple et complexe un nombre de chose incroyable que j’aime en musique : […] dans un seul son, dans un seul geste, il y a pour moi à la fois le blues […] et la liberté la plus grande, c’est-à-dire celle qu’Ornette Coleman a pu incarner, la free music, une liberté mélodique prodigieuse, mais aussi un côté punk. […] il y a donc chez lui quelque chose qui est extrêmement enraciné et dans un mouvement d’affranchissement extraordinaire ». Burger, 2013.

[4Zourabichvili, 2018.

[5« La musique serait-elle la nuit du philosophe ? La musique ne donne rien à voir, ne dit rien, ne se laisse pas immobiliser, “objet rebelle” peut-être avant tout parce qu’elle ne se laisse pas constituer en ob-jet. […] La musique se dérobe à la prise du concept, elle ne se laisse pas “arraisonner”. » Mallet, 2002, p. 11.

[6Lacoue-Labarthe, 1994, p. 131-142.

[7Lacoue-Labarthe, 1979, p. 217-303.

[8Lacoue-Labarthe, 2000, p. 92.

[9Lacoue-Labarthe, 2005. 


Bibliographie


Burger, Rodolphe (dir.), Variations sur la reprise, Éditions du Conservatoire de la Ville de Strasbourg, 2010.

Burger, Rodolphe, Rodolphe Burger. Entretien avec Bastien Gallet, cycle de conférence « La création à l’œuvre », Centre Pompidou, le 03 juin 2013, [en ligne] <https://buff.ly/2Bmt4uN>.

Deleuze, Gilles, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.

Lacoue-Labarthe, Philippe, « L’écho du sujet », in Le sujet de la philosophie, Paris, Aubier, Flammarion, 1979, p. 217-303.

Lacoue-Labarthe, Philippe, « Remarque sur Adorno et le jazz. (D’un désart obscur) », in Rue Descartes, n° 10, Paris, Albin Michel, 1994, p. 131-142.

Lacoue-Labarthe, Philippe, Phrase, Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Détroits », 2000.

Lacoue-Labarthe, Philippe, Le chant des muses : petite conférence sur la musique, Paris, Bayard, 2005.

Mallet, Marie-Louise, La musique en respect, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002.

Zourabichvili, François, L’art comme jeu, texte établi par Joana Desplat-Roger, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Collège international de philosophie », 2018.



Epistrophy,
04, 2019

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Le Jazz, la philosophie et les philosophes / Jazz, philosophy and philosophers

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