Entretien préparé et réalisé par Joana Desplat-Roger
Joana Desplat-Roger : Sur le jazz, vous dites que vous n’avez presque rien écrit, ou alors très peu, de manière anecdotique (vous m’avez signalé une interview dans « Improjazz » publiée en 2014, dans laquelle vous avouez n’écouter que très peu de jazz, surtout depuis que vous n’habitez plus avec Philippe Lacoue-Labarthe).
Mon travail de recherche consiste à interroger cet anecdotisme, ou plutôt ce qui ressemble à de l’anecdotique — même si bien sûr ce travail repose sur l’espoir que cette quasi-absence du jazz dans la philosophie continentale du XXe siècle ne soit pas réductible à un simple renseignement biographique (celui-là n’aimait pas vraiment le jazz, celui-ci n’y connaissait pas grand-chose…)
Sans doute avez-vous eu entendu parler de la curieuse mésaventure de Derrida participant au spectacle d’Ornette Coleman à la Cité de la musique en Juillet 1997 (« Joue — le prénom [1] »), et encore davantage de l’étonnante obsession d’Adorno à vouloir à tout prix exclure le jazz de la sphère de l’esthétique, au prix d’une certaine mauvaise foi (je dois préciser ici que si les écrits adorniens sur le jazz ne sont certainement pas « anecdotiques » en terme de volumes rédigés, ils le sont évidemment par la position excentrée qu’ils occupent dans le corpus d’Adorno, et sans doute encore davantage parce qu’ils s’expliquent par des éléments biographiques et historiques [2]).
Voici donc le présupposé de ma recherche : si avec le jazz se joue quelque chose comme un « impensé », ou encore un « raté » de la philosophie qui tente de s’en emparer, alors celui-ci doit avoir un sens philosophique — tant pis si je prends le risque d’« arracher » un sens à ce qui aurait pu ne pas en avoir en dehors de considérations biographiques.
Jean-Luc Nancy : Oui, alors disons que sur l’ensemble de votre questionnement, j’ai envie de dire quelque chose de préalable. C’est un préalable à plusieurs étages, et l’étage le plus large serait de savoir pourquoi se demander pourquoi la philosophie ne parle pas du jazz, ou a peu parlé du jazz, plutôt que de la cuisine par exemple. Parce que les philosophes ne parlent pas de la cuisine non plus ! À part ce que Nietzsche a dit sur l’alimentation des philosophes ; à part Onfray, qui, du temps où il faisait encore des trucs pas mal, avait écrit quelque chose sur la nourriture… Ou mille autres sujets d’ailleurs. Parce qu’en droit, il n’y a pas d’objet de la philosophie, elle peut parler de tout — même s’il est vrai qu’elle ne parle pas de tout expressément. Par exemple, moi j’avais fait un dossier conséquent sur le « nez », et je voulais en faire un livre. Alors je dis le « nez », mais on pourrait prendre n’importe quelle partie du corps, en fait je lance juste cette remarque comme horizon plus lointain.
À un deuxième étage, plus restreint cette fois, on peut dire la philosophie ne parle pas beaucoup de la musique en général. Alors maintenant, elle le fait un peu plus évidemment, surtout ces dernières années (je pense par exemple aux livres de Bernard Sève [3], ou plus récemment de Francis Wolff [4]). Et peut-être même, à côté de la musique, on pourrait dire ça de l’art en général, même si bien sûr, on peut avoir l’impression que la philosophie parle de l’art, car on trouve une quantité de choses depuis que l’art est entré, en quelques sortes, dans la philosophie — ce qui déjà en soi est une question importante. Mais est-ce que la philosophie ne revient pas toujours aussi à un moment donné à se taire devant l’art, que ce soit la peinture ou la poésie ? Qu’est-ce que la philosophie a jamais vraiment dit du roman ? On peut penser à Lukács, mais pour lui le roman est plutôt une forme d’expression sociale, c’est différent.
Alors moi, je mettrais toutes ces choses-là, derrière, à l’horizon. Cela dit, c’est vrai qu’avec le jazz, il y a une sorte de descente de marches particulière, qui tient certainement au fait que le jazz a apporté une rupture, un décalage tant dans la musique que dans les conditions esthétiques et sociales de notre rapport à la musique. Cependant, des ruptures tout à fait analogues ont eu lieu dans la peinture, et elles n’ont pas empêché les philosophes de parler de l’art abstrait, de l’art non-figuratif, etc. : il y a donc là quelque chose qui tient vraiment à la musique. Pour ce qui est de la musique, je dirais vraiment qu’on est encore en attente de quelque chose, ça j’en suis sûr. C’est-à-dire que l’irruption de la musique dans la philosophie, on voit très bien quand elle a eu lieu : elle arrive avec Schopenhauer, quand la musique devient un lieu métaphysique propre. Avant, elle ne l’est pas, ou alors elle l’est à son insu, elle a toujours été considérée dans ses qualités dynamiques et affectives. Platon par exemple ne se prive pas de parler de la musique et des modes musicaux, mais avec des intentions bien précises ! Pourtant à un moment donné, il n’est plus question des « effets » de la musique, et ce moment arrive avec Schopenhauer. Ce que fait Schopenhauer, c’est un renversement complet : la musique devient la forme fondamentale de la manifestation, de l’expression de l’être, du réel, du monde. Et il faudra, je pense — car j’ai l’impression que personne ne l’a jamais fait — se demander à quoi tient ce moment schopenhauerien, qui a lieu dans l’après-Kant (et l’après Kant c’est toujours très important à tous égards, alors même que ce que Kant dit de la musique n’a rien de très particulier…) Mais on peut dire au moins ça : avec la musique, le moment schopenhauerien est sans précédent. Enfin si, il a sans doute un précédent avec Rousseau, que je connais beaucoup trop peu pour bien en parler… Je pense qu’on peut dire que pour Rousseau, il y a dans la musique une puissance métaphysique, et là je ne crois pas que Rousseau ait de prédécesseurs. Il y a donc un virage qu’il y aurait à faire avec tout le grand tournant correspondant en partie au Romantisme — le Romantisme lui-même du point de vue musical c’est déjà un grand renversement — dans lequel la philosophie se met à affleurer quelque chose qui se manifeste aussi dans la musique, et qui a le motif d’une expressivité affective. Jusque-là l’expressivité affective dans la musique bien sûr qu’elle existe, mais elle est très incluse dans des formes, dans tout un travail musical sur les formes, un travail énorme et extrêmement complexe qui est allé depuis le grégorien jusqu’à la grande polyphonie, et encore après… Mais ensuite, il y a autre chose : tout à coup, dans la musique elle-même, ainsi que dans le climat général esthétique, social, etc., il se met à y avoir une demande, une attente d’affect pour laquelle la musique apparaît bien avoir une sorte de propriété, de qualité, qui est évidemment au moins très différente et au-deçà de celle de la peinture et de la poésie. Or je crois que tout ça globalement, philosophiquement, on devrait sans doute pouvoir, non pas le ramener, ni le réduire, mais le faire tourner autour d’une question de la signification. C’est un moment où il se met à y avoir du trouble dans la signification. À partir de Schopenhauer, puis avec Nietzsche… Mais c’est vrai qu’ils n’ont pas beaucoup de successeurs mis à part Adorno, en tous cas je ne crois pas… Et Bergson, il ne parle pas de musique ?
JDR : Non, très peu. Il me semble qu’il la convoque rapidement comme un exemple pour parler de la durée, mais justement elle n’est qu’un exemple, elle n’est pas traitée en tant que telle.
JLN : Bon, mais un peu, c’est un peu quelque chose quand même. Et Husserl aussi, mais la protention et la rétention, je dirais que ce n’est pas encore la sensibilité. Bon, mais j’arrête avec ça, on peut peut-être reprendre le fil de vos questions ?
JDR : D’accord. Alors vous, Jean-Luc Nancy, qui n’avez rien — ou presque — écrit sur le jazz, vous acceptez quand même de me recevoir pour parler de cette absence. Est-ce le signe que cette absence vous donne quelque chose à entendre ? Et, si c’est le cas, est-ce le jazz, ou bien plutôt son absence, qui vous a convaincu de me laisser vous questionner ?
JLN : En fait, je dirais : ni l’un ni l’autre ! Moi je suis toujours assez prêt à parler de rien et de tout, un peu par principe. C’est vrai qu’on était déjà en contact concernant un autre travail, mais vous auriez pu aussi bien être sortie de nulle part que ça aurait été sans doute à peu près la même chose. Et je ne peux même pas dire si c’est le jazz ou bien son absence… Comme vous le savez, j’ai déjà été interpelé là-dessus dans un entretien pour la revue Improjazz [5], et puis j’ai été dans une grande proximité avec Philippe Lacoue-Labarthe, qui lui avait une dévotion pour le jazz. À vrai dire je ne sais même pas ce qu’il a écrit sur le jazz, à mon avis il a peu écrit lui aussi. Mais ce que je peux vous dire, c’est que quand on était en vacances dans une maison dans l’Isère (celle de ma première femme qui est ensuite devenue celle de Philippe), on avait une pièce un peu à part de la maison dans laquelle on avait notre machine à musique, et Philippe il allait là, il fermait la porte, et il écoutait du jazz. D’autres musiques, on les écoutait souvent ensemble : ici à Strasbourg on écoutait énormément d’opéras ensemble, et je ne dis pas qu’il n’écoutait pas aussi de temps en temps d’autres choses tout seul, mais c’est vrai qu’il écoutait beaucoup de jazz. Pourquoi ? Parce que ça renvoie à beaucoup de choses, ça renvoie notamment au fait que dans le petit groupe qu’on était, il était le seul à avoir cette sensibilité particulière au jazz. Moi je ne l’avais pas, nos deux femmes non plus. Après il y avait des amis bien sûr. Par exemple il partageait cette passion pour le jazz avec Moussaron. Moussaron n’était pas philosophe, et d’ailleurs je n’ai pas un souvenir bien précis de ce qu’il a écrit, mais je sais qu’il était extrêmement savant en jazz, même si je ne suis pas sûr qu’il ait produit beaucoup de développements de pensée sur le jazz. Alors, qu’est-ce qui se passait avec le jazz pour Philippe ? On pourrait presque dire : l’envers d’Adorno, parce que par ailleurs Philippe aimait Wagner mais dans un rapport extrêmement contrasté de rejet (un peu comme avec sa lecture d’Heidegger, ou comme Nietzsche faisait avec Wagner). Concernant l’opéra, il y avait un grand clivage entre nous : moi j’aimais beaucoup Verdi, et lui il supportait assez mal Verdi. Mais avec le jazz, je pense que pour Philippe il y avait une composante politico-affective, ou plutôt un affect fondamental avec une forte expression politique. D’ailleurs on s’engueulait aussi sur la politique, dans la mesure où moi je trouvais qu’il était « naïvement » révolutionnaire alors même qu’on ne cessait de voir la révolution foutre le camp. Donc ça, ça peut expliquer quelque chose, et peut-être qu’on là touche à quelque chose qui peut avoir de l’intérêt. C’est-à-dire que pour Adorno, la révolution vient d’un tout autre horizon (un horizon plutôt marxiste), tandis que pour Philippe, la révolution était plutôt de l’ordre de la révolte, de l’insurrection romantique. Et je pense qu’Adorno se défendait contre ça, il ne voulait pas avoir grand-chose à faire avec ce truc-là, avec cette révolte noire. Il faudrait peut-être compter avec ça aussi : l’affrontement direct d’Adorno avec les flammes du fascisme. Ça donne un certain recul je crois sur les textes d’Adorno.
JDR : Oui c’est très juste, d’ailleurs il y a des textes très étonnants dans lesquels Adorno décrit le jazz comme une musique se prêtant bien au fascisme, ou encore comme un « pogrom inversé », une mauvaise blague dégénérant en cruauté [6].
JLN : Ah oui ? C’est drôle parce que justement j’allais dire que pour Philippe tout cela se liait aussi à la question de l’antisémitisme, qui était une question très importante pour lui, et je dirais même qu’elle compliquait grandement les choses. Il avait épousé une femme juive, et ce n’était pas un mariage réussi, parce que c’était un mariage qui au fond pour lui correspondait à une sorte de devoir, de dette. Je parle de ça parce que je voudrais travailler maintenant sur l’antisémitisme, entre autres choses à cause de la publication des Cahiers Noirs d’Heidegger. Or Philippe a été le premier à dire que « l’antisémitisme est historial » : il a écrit ça dans sa thèse dans les années 1980, et quand Peter Trawny, il y a deux ans, a employé le même terme pour décrire l’antisémitisme d’Heidegger, alors il s’est fait tombé dessus à bras raccourcis par tout le monde, comme si ça voulait dire que c’était une sorte d’excuse ou une manière de laver Heidegger. Il faut dire que Trawny n’est pas toujours tout à fait net, mais pour Philippe c’était net, et je sais bien où est cette phrase chez lui, il parle d’un « antisémitisme historial et spirituel ». Je ne sais pas pourquoi il n’est pas allé plus loin dans cette direction. Si, en fait je le sais un peu : c’est qu’il ne voulait pas aller examiner d’un peu plus près le christianisme parce qu’il le détestait trop, or il faut aller dedans pour toucher à l’antisémitisme. Bon, mais ça c’est une autre composante, mais je dirais que dans cette chose affectivo-politique, juifs et noirs c’était un peu le même combat — bien sûr avec toutes les différences que vous voyez, ce n’est même pas la peine de préciser ! Bon, mais il faut que vous m’arrêtiez car moi quand je pars, et je ne sais plus où je m’arrête…
JDR : Bien, alors juste une parenthèse : en préparant cet entretien, je suis tombée sur le texte de Danièle Cohen-Levinas publié dans Figures du dehors, Autour de Jean-Luc Nancy, dans lequel elle imagine un entretien fictif avec vous sur la question de la musique (à partir de vos écrits et d’un échange avec vous qui n’a pas été publié), qui commence de la manière suivante : « J’entends tout d’abord une voix, la tienne, comme une exclamation au milieu de ce qui n’a pas été encore prononcé, une sorte de précaution ou de mise en garde dirons-nous, un envoi qui précède la question elle-même, quelque chose comme : “Mais la musique, c’est l’affaire de Philippe !” [7] »
JLN : Oui c’est vrai, c’est évidemment une manière pour moi de me défiler… ! [Rires] On pourrait déplier cette remarque dans deux directions : d’abord dans mon rapport à Philippe, il y avait beaucoup de choses comme ça entre nous qui donnait lieu à « c’est son affaire ». Comme par exemple Philippe lui pouvait répondre « Non Kant, c’est l’affaire de Jean-Luc, Hegel, c’est l’affaire de Jean-Luc… », tandis que lui c’était plutôt Rousseau, Schelling… Mais il y a autre chose là-dedans. C’est que pour des raisons à lui, Philippe avait un pied, ou même plus qu’un pied, dans ce monde réservé du jazz. Et le jazz a aussi cette propriété : il a constitué un monde du jazz, un monde des amateurs du jazz, des connaisseurs en jazz, il y a une sphère du jazz qui est une sphère à l’intérieur de la sphère musicale en général qui est quand même très particulière. D’une certaine façon, je crois qu’il n’y a que le jazz dans lequel il y a ou il y a eu (car je pense que c’est un peu perdu maintenant) tout une culture propre du jazz. Moussaron en est un exemple, et il y en a d’autres : Jean-Christophe Averty à la Radio par exemple… Comment faudrait-il dire ? Le jazz est un lieu de « spécialité spécialissime » ! Chez les amateurs de jazz, qu’est-ce qu’on fait ? On dit : « vous avez entendu cet enregistrement live de Duke, dans un bled perdu de l’Alabama… » Et comme on a eu les enregistrements de ça, ensuite on récite par cœur la composition de l’orchestre. Ça c’est tout à fait typique du jazz aussi ! Bien sûr c’est possible parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde, c’est pas comme dans un grand orchestre. Mais pour les petites formations de musique classique, c’est assez rare qu’on récite les membres d’un quatuor, d’un quintet, ou d’un sextuor. Tandis que dans le jazz c’est très important de dire « ce jour-là, il y avait untel à la batterie, untel à la basse… » Et ça, j’ai entendu Philippe avec Moussaron, ou avec d’autres aussi, énoncer un défilé de noms… Même Michel Deutsch, écrivain et metteur en scène qui était un grand ami de Philippe, était lui aussi assez là-dedans. Mais moi, je n’ai jamais vraiment été amené là-dedans. Je ne sais même pas pourquoi, on pourrait bien sûr invoquer les origines familiales mais ça ne vaut pas pour Philippe, car ses parents n’écoutaient pas plus de jazz que les miens. Pour quelqu’un qui est plutôt philosophe, ça suppose une certaine sensibilité, une disposition qui se trouve à la fois du côté, comme je l’évoquais, politico-affective ; mais de l’autre côté aussi un goût pour… comment faudrait-il appeler ça ? Un caractère de chapelle, de société secrète, quelque chose d’initiatique. Et pourquoi ça, je ne peux pas en dire plus… Je sens bien qu’il y avait de ça. Et aujourd’hui, c’est sans doute quelque chose qui s’est un peu perdu. Mais il serait intéressant de savoir pourquoi le jazz a donné lieu à ce phénomène. Parce que c’est peut-être ça aussi qui fait une des raisons cachées de votre question : vous dites le jazz, mais pourquoi le jazz ? Je crois que plus loin dans vos questions vous évoquez le rock, or le rock est un terme générique pour désigner un ensemble énorme de choses, qui a à la fois suivi le jazz, mais qui a aussi commencé en même temps qu’un certain moment du jazz. Mais le rock a presque un caractère opposé au jazz. Il y a bien entendu des choses qui restent : par exemple la composition des groupes, les noms des musiciens, tel concert avec son caractère particulier, son enregistrement, etc. Mais en même temps le rock a été presque d’emblée dans la veine de la mondialisation. Moi j’ai souvent dit, une fois j’ai même fait une conférence à la Cité de la musique à Paris sur cette question, que le rock était le premier phénomène esthétique mondial, qui d’un coup — parce que ça va quand même très vite — a traversé le monde entier. Bien sûr on pourrait dire par exemple que tout ce qui a été autour du surréalisme a aussi été diffusé très vite à travers le monde, mais quand même… On voit bien que le surréalisme était d’emblée plutôt le fait d’une élite. Donc avec le rock il y a autre chose, c’est populaire, même si cela ne concerne pas toutes les couches sociales. Tandis que le jazz a eu plusieurs aspects : il a eu des aspects assez populaires ; des gens qui jouaient des trucs de jazz dans les années 1930, et qui étaient assez loin des cercles raffinés jazzophiles. Par exemple, moi j’ai connu Sydney Bechet lorsque j’étais petit, je l’ai entendu alors que mes parents n’écoutaient rien de tout ça… C’est le seul nom que j’ai entendu à l’époque, et je ne sais pas pourquoi lui en particulier.
JDR : On retrouve dans ce que vous dites la division interne au jazz entre un jazz considéré comme populaire, et un jazz appartenant à la musique savante. Or aujourd’hui encore les études sur le jazz (musicologiques, anthropologiques, sociologiques) se livrent à ce que j’appellerais moi une « guerre de récupération » du jazz comme authentiquement populaire d’un côté, et du jazz comme répondant à des canons spécifiques qui sont ceux de la musique savante.
JLN : Oui, moi je pense qu’on touche peut-être là à quelque chose de très important. Moi j’ai envie de répondre d’abord par le nom du saxophone. Je veux dire que le saxophone n’a pas été inventé dans le jazz, pourtant c’est un instrument majeur du jazz — tout comme la clarinette d’ailleurs. Mais le saxophone a la particularité d’être un instrument très tardif, inventé par M. Sax, et ce que le saxophone veut dire, ça appartient bien sûr à la longue histoire des inventions d’instrument. Et qu’est-ce qui se passe avec les inventions d’instruments ? Il se passe des choses d’une ampleur considérable : ce sont des transformations de sensibilités. Quand on est passés au piano, la sonorité du piano était complètement absente de toute la musique jusqu’à Bach : écoutez Monteverdi vous n’entendez aucun piano ! Et qu’est-ce qu’il y a dans le piano ? Et bien il y a toute cette résonnance rendue possible par le système de la frappe des cordes, à la différence du pincement, puis tout ce qui a été développé dans le piano romantique… C’est un exemple, mais il y en a 36000 exemples dans toute l’organologie, qui est à mon sens toujours une part absolument considérable de la musique. Donc, le saxophone, je le prendrais comme symptôme, comme symbole mais aussi comme une chose réelle qui est apparue dans la musique la plus classique, la plus savante ; comme un signe d’une transformation de sensibilité dont il faut rendre compte à l’intérieur de la musique classique — qui est ensuite employé par Wagner, par Mahler, par Schonberg… Et d’autre part qui devient un instrument majeur du jazz. Après, il y aussi le piano bien entendu, et puis le violon… Donc, je dirais que ce qui est très important dans le jazz, c’est qu’il procède de tout ce qu’il est juste de dire (les Noirs, les esclaves, etc.), mais aussi d’une transformation interne à la musique classique, que la musique classique ou savante, d’une certaine façon, n’était pas capable de reconnaître vraiment elle-même. Ou alors elle l’a reconnu, mais en l’intégrant immédiatement à ses modes, etc. Je crois donc que l’affaire du savant/non-savant est extrêmement compliquée. Évidemment qu’il reste un partage, qui fait aussi que la musique dite savante a bien pris ses chemins à elle. Après bien sûr, il y a eu des rencontres, notamment dans ce qu’on appelle aujourd’hui encore la musique contemporaine, et dans laquelle on retrouve régulièrement des traces de jazz… Et ça marche aussi dans l’autre sens, car il me semble qu’il y a aussi des musiciens de jazz qui sont devenus curieux de choses de la musique contemporaine. Enfin, il y a aussi la musique électronique qui s’est fourrée là-dedans…
JDR : Oui, ça c’est très clair. Mais c’est pour ça que, comme je vous le disais, il me semble que cette question est moins un problème pour le jazz et les musiciens de jazz eux-mêmes, que pour ceux qui cherchent à l’étudier ! Il me semble que les musiciens assument complètement de jouer avec des influences mélangées (musique contemporaine, rock, etc.), mais c’est plutôt dans l’approche réflexive sur le jazz que ces questions deviennent conflictuelles. Ma question plus précise serait au fond de savoir si en tant que philosophe on a un rôle à jouer dans tout ça, si on doit interroger, critiquer les appellations de « vrai » jazz, de jazz « authentique », etc. Même cette distinction musique populaire/musique savante, je dois dire que je ne la trouve pas satisfaisante, mais en même temps je n’ai pas trouvé par quoi la remplacer…
JLN : Évidemment que là vous avez votre rôle à jouer ! De toute façon, nous on a notre rôle à jouer partout… et nulle part. Si c’est bien un « rôle » d’ailleurs, en réalité on ne sait même pas ! Mais là, il y a vraiment quelque chose en effet. Cette distinction musique savante/musique populaire, il faudrait d’abord bien la préciser — si c’est possible ! Parce qu’il n’y a pas de musique populaire qui ne soit plus ou moins savante. Même « Au clair de la lune », ça se chante avec certaines notes, ça suppose une certaine gamme… D’autre part, il faudrait savoir pourquoi et comment il y a cette distinction entre musique savante et populaire. J’ai un peu de mal à le dire, mais à la Renaissance j’ai l’impression qu’il y avait déjà des musiques savantes très élaborées, mais si vous vous transportez au XIIe siècle, est-ce qu’il existait déjà un écart si grand entre les deux ?
JDR : Je n’ai pas de réponse à ça, mais ce qui est sûr c’est que cette distinction véhicule une hiérarchie entre les deux, et donc une suprématie de la musique savante.
JLN : Oui, bien sûr ! D’ailleurs on peut trouver une trace philosophique de ça chez Platon, qui faisait une distinction entre les effets de tel mode musical et les effets de tel autre : on peut se demander si ce qui peu à peu s’est distingué comme « non populaire » ne suppose pas une façon de mettre d’un côté les effets. C’est-à-dire que la musique populaire est d’abord une musique plaisante, entraînante… Attention cela ne recoupe pas forcément les séparations de Platon, car pour Platon il y a les « bons effets » (ceux qui font marcher en cadence), et de l’autre il y a les « mauvais effets » (ceux qui font larmoyer). Or justement la musique populaire fait l’un ou l’autre ! Beaucoup des danses populaires, qu’on appelle maintenant folkloriques, sont très cadencées, très rythmées (les bourrées, les sardanes…) : ce qui est impressionnant c’est que c’est quand même assez cérémoniel. Et d’un autre côté, la musique savante se définit plutôt comme ce qui semble s’écarter de la production médiate des effets, et dont le premier effet serait plutôt un calcul sur soi-même : comment je vais écrire ma mélodie, et avec quelle harmonie, etc. La polyphonie est sans doute, en tous cas dans l’histoire de notre musique, le moment où l’on voit le plus les deux musiques s’écarter l’une de l’autre, parce que quand vous avez des musiciens qui se mettent à composer des motets, certains allant je crois jusqu’à 45 voix ou quelque chose comme ça…
Alors évidemment ce n’est pas populaire du tout, ni pour le composer, ni même pour l’exécuter. Et d’ailleurs c’est un exercice tellement savant qu’il finit par s’étouffer lui-même. C’est-à-dire que ça n’a pas une grande postérité… De même que des prodiges d’organologie ont produit certains orgues qui peut-être ont atteint des limites de possibilités, d’exécution et d’intérêt : ces grands orgues sont certes magnifiques, mais ils n’auront pas été tellement joués. Alors que l’orgue est justement un instrument un peu étrange en ce qu’il se situe à la jonction des deux, du moins il est parti de petits instruments portables qui à l’origine étaient faits pour faire chanter le bon peuple chrétien ! Vous savez bien que, comme on le voit dans les Western, il y a toute une histoire de l’harmonium (l’histoire de l’harmonium dans le Western : je suis sûr qu’il y a un sujet de thèse à faire !) Or l’harmonium je ne sais même pas comment ça marche, le son est assez moche, assez pauvre, dans lequel on retrouve manifestement un héritage du choral luthérien, mais surtout on ne cherche sûrement pas l’« effet ». Voilà une musique qui ne doit pas trop emballer le bon peuple, mais qui doit le faire prier. Et pourtant c’est de la musique ! Alors avec le jazz, il est évident aussi qu’il est apparu quelque chose qui faisait rupture avec ce que j’appelais tout à l’heure « l’intérêt pour soi-même » de la musique savante. Parce que d’emblée — et c’est peut-être pour ça qu’ensuite on réinvestit sur les Noirs, les esclaves, etc. — on réinvestit quelque chose qui est une projection, non pas au sens cinématographique du terme, disons plutôt une éjection d’affects. Et ça évidemment c’est toujours présent dans la grande musique savante : dans n’importe quelle sonate de Beethoven, vous entendez bien que ce qui est en question c’est un mouvement d’affects, c’est une saisie…
Mais il s’agit de s’entendre aussi sur ce qu’on appelle « affect », car l’affect ce n’est pas seulement les larmes ou le rire ! Mais c’est sûr qu’avec le jazz on a entendu, ou plutôt on a ressenti peut-être même plus qu’entendu, on a ressenti dans l’écoute quelque chose qui se détachait comme affect. Ça ce sont aussi ses origines dans le blues et dans le spiritual, parce que ce qu’on appelait autrefois le « Negro Spiritual », est une musique qui dit quelque chose de la plainte, de la supplication, de la mélancolie, du deuil… etc. Et quelques fois aussi quelque chose de l’allégresse ! Alors, est-ce que ce n’est pas « simplement » ça (enfin, je dis « simplement » mais ce n’est pas simple), comme s’il y avait eu un détour par lequel la musique dans l’Europe classique s’était divisée par une organisation de mur entre d’un côté musique populaire, avec l’accordéon etc., et de l’autre côté grande musique. Alors qu’en réalité, dans les formes les plus savantes et les plus élaborées de la musique, parmi tous les grands musiciens du XIXe et du début du XXe, rares sont ceux qui n’ont pas eu recours à des formes populaires : Verdi, Liszt, Wagner, Mahler… Vous savez une fois en Suisse, Mahler a rencontré une forme de berger qui faisait sonner son aisselle, que Mahler a voulu enregistrer. Je ne sais plus la suite de l’histoire, mais je crois qu’il a voulu reproduire ce son qui l’avait tellement frappé, non seulement parce que c’était populaire, mais parce qu’il n’y avait pas d’instrument, et que c’était peut-être la seule fois qu’on entendait parler d’un son produit par le corps qui ne soit pas la voix. Moi je pense qu’il y a de ça qui est en jeu là-dedans, et qu’à la fois la séparation, la méfiance, et ensuite la séparation dont vous parlez à l’intérieur des études sur le jazz, cela vient toujours de là. On veut, ou on ne veut pas reconnaître que dans la musique elle-même il y a une double disposition qui est peut-être très profondément indémêlable, et qui est justement ce que Platon aimerait bien démêler. Encore faut-il ne pas comprendre la communication d’affects uniquement de manière sentimentale, car c’est aussi une communication de mouvement… Par exemple, ça c’est frappant aussi, et il faut reconnaître ça à Platon, c’est que pour lui la musique fait forcément bouger, elle est liée à un mouvement : elle danse, elle marche… Et nous, quelques fois, on oublie un peu ça, et s’il y a une musique qui fait bouger le plus visiblement, c’est le jazz. Mais moi je trouve toujours qu’on bouge en écoutant n’importe quoi — sauf quand ça devient trop métronomique je dirais, je pense à Scarlatti par exemple, ou bien Vivaldi : ça ne me fait pas beaucoup bouger. Mais Mahler, oui ! Mozart aussi — encore qu’avec lui, des fois…
Je crois que toutes ces choses sont vraiment liées au fait que la musique se passe dans l’espace, elle n’est pas orientée (comme le regard vers la peinture), et qu’elle sollicite le corps en totalité. Et du coup, avec la musique on est forcément en-deçà, au-delà de la signification, mais jamais vraiment exactement dessus — même si on la traverse… Donc, moi je dirais que les mots populaires, savants etc. vont souvent avec des significations qu’on veut plaquer sur quelque chose qui les déjouent d’avance. Parce que la musique, je pense qu’il faudrait toujours avoir en tête son commencement : la première émission de son et de cadence est forcément inséparable d’une danse. Qui sait, peut-être même que c’est d’abord une certaine cadence de piétinement qui entraîne une émission de son ! Parce que dans l’émission de son, il y a quelque chose qui est là à la naissance, avec ce fameux cri… Vous avez lu la petite conférence de Philippe sur la musique [8] ? Je me demande s’il ne parle pas de ça là-dedans… Dans la naissance, comme le dit Hegel, une respiration interrompt la lente maturation [9] : mais il se passe là la communication avec le monde, ce qui est considérable ! Peut-être qu’on ne s’est pas encore assez arrêtés là-dessus : le fait que l’air, le souffle, la respiration aérienne est ce qui fait qu’il y a de la sonorité chez tous les animaux aériens (il y en a même chez certains animaux sous-marins comme la baleine, mais justement la baleine est un mammifère…) Mais l’élément aérien : là je crois qu’il faut être complètement Naturphilosophie, comme Schelling, comme Hegel, ou comme Novalis. C’est-à-dire qu’il ne faut pas croire — comme on a l’impression maintenant quand on relit tous ces gens-là — qu’ils font symboliser la nature et d’autres choses. Non, ils ne font pas symboliser, ils entrent dans quelque chose, dans une dimension de pensée et d’expérience que nous, nous avons un peu trop perdu de vue parce que nous pensons qu’il y a des sujets et des objets — ce qui déjà d’entrée de jeu est une mauvaise chose. L’élément aérien, c’est l’élément par lequel à la fois la distance entre les choses, entre les êtres, est posée, ouverte ; et elle est traversée. Tandis que la vue traverse la distance, mais elle la maintient en même temps ; elle la pose. Donc là, il y a quelque chose qui, certainement, rend compte d’abord du fait de l’absolu, de l’universalité de la musique. Et bien sûr on peut en dire pratiquement autant des formes graphiques, mais les formes graphiques elles ont quand même toujours ceci que, justement, elles viennent devant, elles sont présentées à partir d’un geste et il faut qu’elles soient posées sur quelque chose. Dans ce cas, on est peut-être déjà plus en direction de l’objet, mais avec la musique, non. De même avec le son, avec l’émission du son.
JDR : En lisant votre livre À l’écoute, j’ai trouvé la phrase suivante : « Le sens s’ouvre dans le silence. Il s’agit bien, il doit s’agir jusqu’au bout, d’écouter ce silence du sens [10]. » N’est-ce pas là un des problèmes de la philosophie avec le jazz, en tous cas avec ce type de jazz qui s’épanouit dans le bruit et non dans l’écoute silencieuse ? (Lorsque je travaille la philosophie, j’ai besoin d’un silence complet. Mais je ne peux pas écouter un concert de jazz dans une salle silencieuse, cela me met mal à l’aise. C’est pourquoi je ne vais jamais écouter du jazz dans les salles françaises prestigieuses, d’ailleurs depuis mon retour d’un séjour à la Nouvelle-Orléans je n’écoute plus de concerts en France, à cause de ce silence que je trouve mortifère.) Le silence, qui abrite le respect d’une bonne écoute ici, « neutralise » pourtant un autre type d’écoute. N’est-ce pas ce que vous voulez dire, lorsque vous écrivez que le philosophe est celui qui « neutralise en lui l’écoute, et pour pouvoir philosopher [11] » ? Ce qui expliquerait pourquoi il a tant besoin de silence, et pourquoi il écoute si mal le jazz bruyant ?
JLN : Oui, d’accord : si le silence est le silence dans lequel du discours s’enchaîne, s’enfile. Alors d’accord, le silence serait le lieu de la signification. Mais en même temps, un philosophe ne peut pas ne pas être — on peut le montrer d’une quantité de manières — sensible au silence, c’est-à-dire aussi à la limite de la possibilité de signifier. Cette limite au fond est toujours là. Regardez ce qui se passe chez Platon, quand le philosophe sort, lorsqu’il monte : il ne dit plus rien, il est ébloui par le soleil et puis c’est fini. Là tout commence, mais tout finit aussi. Je vous fiche mon billet que vous pouvez trouver un point de silence dans toute grande philosophie. Prenez celui qui allait avec le père de l’énoncé fondateur : Descartes. Descartes dit : ego sum ego existo. Et il dit : combien de temps cela est-il vrai ? Autant de temps que je le prononce, que je le conçois dans mon esprit. Mais quand je ne le prononce pas, qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y a rien, il y a du silence. Et qu’est-ce que c’est que ce silence ? Ce silence, Descartes le dit tout à fait ailleurs, lorsqu’il dit à la princesse Elisabeth que pour comprendre l’union de l’âme et du corps, il vaut mieux ne pas y penser, et faire ce qu’on a à faire. Donc là c’est silencieux, ou c’est silencieux mais dans le bruit du monde.
JDR : En réalité ma question précédente était intimement liée à mon expérience personnelle de la Nouvelle-Orléans… Pour vous donner un exemple très concret, il y a là-bas une rue qu’on appelle la « rue du jazz », la Frenchman Street, qui se compose de petites boites de jazz un peu comme chez nous, mais contrairement à chez nous celles-ci sont directement ouvertes sur la rue. Cela engendre bien entendu une joyeuse cacophonie, à laquelle se rajoute la musique des Brassband (les fanfares de rue), qui eux s’installent dans la rue. Cela donne lieu à une superposition, à une surenchère de sons, et c’est justement ça qui m’a plu d’emblée — même si je conçois que cela peut être vécu de manière très agressive pour certains. Le promeneur doit donc faire l’effort de bien tendre l’oreille pour choisir son concert, et dans ce cas précis il n’y a véritablement aucun silence, puisque même entre deux morceaux c’est la cacophonie de la rue qui recommence à se faire entendre. Cela me semble rendre possible une écoute particulière, qui implique une certaine frénésie, et qui s’accompagne de danse, de rires, d’exclamations, d’allers et venues (je vais vérifier que le concert d’à côté n’est pas encore meilleur, etc.) Et c’est là ma question : je me demande si ce type d’expérience n’est pas profondément dérangeante pour le philosophe, qui a besoin du silence pour écouter… Alors que cette écoute « bruyante » semble viscéralement liée au corps, et provoquant aussi une joie saisissante.
JLN : Oui, vous connaissez bien Hegel : « le vrai est le délire bachique dans lequel il n’y a aucun membre qui ne soit ivre [12] ! ». J’ai écrit un tout petit livre qui s’appelle Ivresse [13], dans lequel je cite ça. On pourrait dire que c’est un livre qui est une sorte de vacarme continuel de citations, ce n’est pas vraiment de la philosophie. Or Hegel dit ça, mais il faut être honnête : il dit immédiatement après que le vrai est le repos absolument égal à soi-même, qu’il compare avec la surface d’un lac. Quand vous racontez votre expérience de la Nouvelle-Orléans, je remarque quand même une chose, vous dites : j’écoute, je tends l’oreille. Il faut donc faire un certain choix d’écoute, et du moment que vous écoutez, vous discernez. Vous discernez que ce sont tels instruments qui jouent telle mélodie, et ça se déroule de telle ou telle manière. Si vous n’entendez plus rien de ça, si c’est trop coupé par un Brassband qui passe dans la rue, alors vous n’entendez plus rien ! Donc il faut un minimum de distinction, de même que si dans un tableau il n’y a plus de limite à aucune couleur, toutes les couleurs vont se fondre, et ce sera de la bouillasse… Là il faudrait savoir de quel silence on parle : je suis tout à fait d’accord avec ce qu’on disait avant, à savoir le silence comme lieu d’élaboration du discours, comme lieu de la parole silencieuse de l’âme avec elle-même, qui en effet de Platon jusqu’à Husserl, on pourrait dire peut-être qu’elle bouche l’horizon. Ça on peut le dire, c’est vrai. Jusqu’au point où Derrida a dit, à propos de la voix silencieuse de Husserl, puisque Husserl parle d’un instant (Augenblick), et Derrida écrit : oui, mais cet instant a une durée. Aussi brève, aussi instantanée qu’elle soit, cette durée sépare l’émission de la voix de sa réception. C’est ce que Derrida appelle la « différance » avec un a. Je dirais presque, à partir de cette ressource de Derrida, que dans la différance, il y a forcément un silence, qui est un silence non signifiant : il est ce qui sépare le différent de lui-même, ce qui fait que quoi que ce soit ne peut pas être ce qu’il est sans différer de soi. Alors si vous voulez, je suis quand même frappé car vous avez aussi parlé de la syncope dans l’une de vos questions, or dans le jazz, il y a une présence particulièrement sonore du silence. Il y a une présence presque claquante, pas seulement des syncopes, mais aussi des interruptions, des reprises, des manières dont un saxophoniste, un trompettiste, un clarinettiste peut tout à coup s’arrêter pour savoir reprendre son souffle : quelques fois c’est extrêmement impressionnant. Il y a des choses de Miles comme ça, où tout à coup le silence est complètement dans son jeu. Il est sans doute aussi très souvent dans la musique savante d’ailleurs…
JDR : En fait, je pensais plutôt au silence comme signe de respect de l’écoute : j’écoute silencieusement comme signe de respect. C’est quelque chose qui ne marche pas très bien je crois avec un certain jazz, mais c’est la même chose pour un certain nombre de musiques populaires comme le rock… etc.
JLN : D’accord. Le respect oui, mais à la limite faut-il avoir du respect pour le respect ? Je comprends bien de quel respect vous parlez, quand je vous parlais tout à l’heure de Philippe qui allait religieusement écouter du jazz tout seul, il avait plus que du respect, c’était de la dévotion. C’est vrai qu’il y a là des choses qui sont presque indémêlables. Moi je n’aime pas du tout le concert de manière générale. Ça m’énerve, c’est lent, c’est long, c’est lourd… Je dirais ça surtout du fait d’être à Strasbourg, parce que je vais surtout au concert à Strasbourg, notamment lors du festival Musica. Alors vous commencez par voir tout Strasbourg, vous passez votre temps à saluer tout le monde, toujours les mêmes : rien que ça déjà pour moi c’est mal barré. Et puis après, vous êtes dans des fauteuils, le musicien arrive, on applaudit… Évidemment ça ne va pas. Maintenant, pendant le concert, s’il y a trop de gens qui toussent, alors on commence à s’énerver. Et s’il y a quelqu’un qui est vraiment enrhumé alors on le fout à la porte. En revanche, j’aime beaucoup, et je dois dire de plus en plus, parce qu’ils le font de mieux en mieux, voir les musiciens filmés. Parce qu’on voit des choses qu’on ne voit pas bien dans des salles de concert, parce que c’est aussi quelque chose qui m’énerve dans les salles de concert : on ne voit pas bien parce que c’est loin, et alors il y a une sorte de distraction qui se produit. En fait, moi je trouve que le concert est trop distrait, parce que je regarde comment se comportent les gens, etc. Alors que curieusement, avec la télé, on montre un gros plan de violoniste, un gros plan du piston, mais ça ne me distrait pas. Or qu’est-ce qui se passe dans le jazz ? Moi il m’a toujours semblé que dans les concerts de jazz, du moins ceux dans les boites de jazz, on est plus dans cette proximité avec l’instrumentiste, ce qui fait qu’on les voit de près. Or ça, ça m’avait toujours paru faire partie du jazz — bien qu’il faut dire maintenant que la plus grande partie de ce que j’ai entendu je l’ai entendu en disque, et non en concert. Or je pense qu’il faut beaucoup accorder d’importance aux disques parce qu’une grande partie de notre culture musicale passe par le disque. Or, en disque, j’ai un souvenir de jazz particulièrement saisissant, c’est le premier disque d’Albert Ayler que j’ai entendu — mais je ne pourrais plus vous dire lequel c’était. C’était aussi la première fois que j’entendais du free jazz, et c’est une expérience où il y a beaucoup de silence dans le morceau. J’ai le souvenir d’une espèce de grande déchirure sortant complètement de la mélodie, comme dans un cri… Et tout ce qu’on entend du souffle, de la reprise du souffle, du coup sur l’instrument. C’est tout cela je pense — et je redis ici ce que j’ai déjà dit à propos du saxo mais dans un autre registre — que le jazz a fait revenir dans la musique, ouvertement, à la surface, et évidemment à distance de toutes les élaborations savantes de l’écriture musicale, de la composition, etc. Il a fait revenir tout un caractère physique et corporel de la musique, qui au fond avait toujours été là. Car je crois qu’on ne se rend même plus compte de ce que ça pouvait être qu’un concert d’une petite formation dans un salon au XVIIIe siècle : nous quand on voit ça, c’est dans des scènes de cinéma, le son y est traité — à moins justement qu’on veuille montrer quelque chose qui se passe dans l’histoire, et alors on voit que les gens font un peu de bruit, un fauteuil grince, les gens toussent… Je suis certain que dans un salon du XVIIIe siècle, c’est comme si on était ici, dans mon salon, et qu’il y avait un trio… Ce n’est pas comme dans une salle de concert : vous percevez, vous entendez, il y a du bruit de fond, et il y a aussi tout ce qui appartient aux gestes des musiciens, au frottement des archets sur les cordes, etc. Je pense que le jazz a en effet fait ressurgir quelque chose dont on nous avait fait perdre le sens, mais qui était aussi revenu de l’intérieur de la musique savante par d’autres voies : Wagner, Bruckner, Mahler…
JDR : Comme vous évoquiez tout à l’heure le free jazz, et je voudrais revenir sur une dimension essentielle qu’on a peu évoquée pour l’instant, à savoir la dimension politique et contestataire qui est indéniable dans le jazz en général, et dans le free jazz en particulier. Cette dimension politique semble trouver une réalité esthétique notamment dans le fait qu’il s’agisse d’une musique qui « dérange » l’oreille (usage des dissonances, etc.). Vous-même vous racontiez avoir été saisi par un « cri », une « déchirure » provenant du saxophone d’Albert Ayler : cette dimension politique du free jazz et du jazz en général vous a-t-elle interpelé, vous interpelle-t-elle encore aujourd’hui ?
JLN : Je dois vous dire d’abord que je suis d’une méfiance extrême envers le mot « politique ». Je comprends qu’on l’emploie, mais je trouve qu’on lui fait dire tout et rien à la fois. On est dans un moment où en fait il n’y a pas de politique. Il se passe des effervescences, que ce soit avec Trump, avec Macron, mais on sait bien que la réalité profonde de ces choses elle n’est pas… Bon, bien sûr qu’elle est politique, parce que les peuples réagissent, les peuples vont mal, mais nous savons aussi que nous sommes dans une énorme machine où la politique elle est d’abord toute entière technique et économique. Alors le free jazz, moi je dirais que bien sûr c’était politique, mais comme tout le rock a été politique, et la pop l’a été… Enfin tout ça a eu des aspects politiques, mais je dirais en même temps que tout ça était aussi — je ne sais pas comment il faudrait dire — « métapolitique » ou « ultra-politique ». Ou alors il faut s’entendre, et il faut dire qu’on appelle politique tout ce qui concerne la totalité de l’existence des gens, surtout en tant qu’ils sont des peuples, des communautés, des groupes, c’est-à-dire en tant qu’ils ne sont pas des individus — et encore que ! Mais alors on ne sait plus ce qu’on dit avec politique. La grande affaire avec la politique — mais ça remonte au jeune Marx — c’est qu’à un moment on a dit : il ne faut plus que la politique soit séparée.
Mais quand la politique est séparée, elle n’est plus politique ! Si on se représente les tribus amazoniennes à la manière de Pierre Clastres, alors là on peut dire il n’y a pas de politique, il n’y a pas d’Etat, il n’y a pas de séparation. Moi je dirais plutôt que concernant le free jazz, si on veut dire « politique », alors je dirais déjà qu’il représente quelque chose de politique à l’intérieur du jazz. C’est évidemment marqué par le mot « free », car c’est quand même tout à fait stupéfiant qu’on dise « free-jazz » ! Le jazz était lui-même une sorte de symbole — plus qu’un symbole, une réalité ! — de liberté, de libération, et puis il faut encore se libérer. Il faut se libérer de quoi ? Oui, il faut se libérer de quelque chose : on sait bien ce que c’était que le jazz symphonique, les orchestres de jazz, et bien d’autres choses encore. Le free jazz a donc correspondu à une libération à l’intérieur du jazz. De même, je pense que dans le rock il y a eu aussi une libération de ce qui était ressenti comme pouvant tourner en rond, dans la pop et dans la country… En laissant de côté la question de l’électrification qui est extrêmement importante mais qui participe aussi sans doute de ça. Et donc, moi je crois que ce qu’il y a eu là-dedans, ce sont plutôt des signes d’une rupture très profonde dans les grands protocoles de sensibilité qui était reçus à ce moment-là. C’est d’autant plus vrai dans le cas du jazz, puisque les grands orchestres de jazz faisaient danser tout le monde, toute la bonne bourgeoisie dansait, sans plus aucun rapport avec la libération des esclaves. Mais le jazz appartient sans doute intégralement à un moment de l’histoire dans lequel on peut suivre ça à tous les égards : révolution politique, technologique, esthétique…
Par exemple le jazz est contemporain de Dada, et alors ? Quel rapport ? Tzara n’est pas un fils d’esclave… De même, le jazz est contemporain de Joyce, qui lui-même est contemporain de Proust… Ce sont des contemporanéités qui sont compliquées et difficiles à apprécier, mais en même temps je crois qu’on ne se rend déjà plus compte de la rupture qu’était Proust. Pourtant c’était une telle rupture, d’ailleurs au début ça ne s’est pas vendu du tout ! C’est donc de tout ça que le jazz participe. Et c’est peut-être ça qui fait que sur un Adorno ça a des effets extrêmement violents, contrastés : moi je me demande si ce n’est pas parce qu’Adorno sent qu’il y a là quelque chose qui fait bouger vraiment profondément, tellement profondément que c’est trop pour lui. Et je le comprends parce que — là je parle pour ce que je ressens moi-même aujourd’hui de plus en plus — j’ai l’impression que je sens à quel point ça craque, ça bouge, ça se déplace, et qu’évidemment c’est déjà forcément trop tard ou trop tôt pour moi. Et c’est toujours trop tard ou trop tôt pour tous les gens qui sont là au présent, car au présent on ne sait pas, on ne sait jamais ce qui est en train de se passer. En revanche, il y a par moments des sensibilités qui s’emparent de quelque chose, et ça je trouve ça absolument sidérant…
Parce qu’on ne peut pas expliquer Proust : à un moment donné dans la société, qu’est-ce qu’il se met à faire, qu’est-ce qu’il se met à écrire comme phrases impossibles ? Et pas loin vous avez Joyce qui finit par écrire Finnegans Wake, et même Ulysse : mais qu’est-ce qui se passe là ? De même dans le free jazz, je ne connais pas bien son histoire mais le free jazz est apparu dans les années 1960, c’est ça ? Je suis incapable de vous dire moi, car je ne l’ai pas vu arriver ! Je vous parlais de ce disque de Ayler… Ah oui, et il y avait aussi Pharoah Sanders… J’en ai un très grand souvenir. Mais d’où c’est venu ? Je ne sais pas du tout. Je dirais que ça m’est tombé dessus. C’est comme 1968 : 1968 c’est extrêmement difficile de dire d’où c’est venu. Bien sûr vous pouvez dire des quantités de choses : des choses sociales, des choses politiques, vous pouvez dire la guerre du Viêt Nam, le fait que la guerre d’Algérie soit terminée, dans toutes les histoires des libérations coloniales il y a un mouvement comme ça où vraiment ça pivote, et d’une certaine façon on peut dire ça y est c’est fini, c’est complètement admis la décolonisation. Mais en même temps, il y a plein d’autres choses : c’est le début du commencement d’une fin de contentement de soi-même de l’ensemble de la société occidentale. C’est ça qui se passe, et ça craque, ça craque complètement, et ça craque de beaucoup de manières différentes. Alors pourquoi d’un côté il y a le free jazz, et de l’autre côté il y a les diverses formes de mai 68 ? Pourquoi il y a les situationnistes ? Mais, en tous cas, il est certain qu’à l’intérieur du jazz ça représente quelque chose d’extrêmement remarquable, d’abord parce que la même chose sera ensuite répétée dans la descendance du rock, c’est-à-dire que ça n’arrête pas de se casser en punk, en métal, en Heavy métal…
Maintenant je ne sais plus où on en est ! Ce que je veux dire, c’est que tout ça appartient à une sorte de torsion générale des modes de sensibilité. A quoi il ne faut pas oublier qu’en même temps, il y a l’importance de l’informatique et de la musique électronique. C’étaient des choses peu audibles durant les périodes dont on parle, mais il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui travaillent avec leurs ordinateurs, et c’est aussi dans ce temps-là qu’arrivent les idées de musique concrète. Par exemple Pierre Schaeffer, qui a écrit le Traité des objets musicaux : pour moi c’est absolument contemporain du free jazz, et de 1968… Or évidemment ça ne fait pas beaucoup de bruit, ce sont des choses qui ont l’air parfois aussi un peu ridicules : Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry, maintenant ce sont des vieilleries ! Il n’y a pas longtemps j’ai vu un festival « Mémoire de Pierre Schaeffer », et bon ça a vraiment l’air d’être des vieilles lunes. Certes, mais ça a représenté quelque chose…
JDR : Si vous en êtes d’accord, j’aimerais maintenant qu’on en vienne à la question de la syncope. Je suis tombée sur cette question en lisant votre interview que vous avez accordé au magazine « Improjazz » en 2014.
JLN : Pourquoi, parce que j’y parle de la syncope ?
JDR : Non pas vraiment, mais c’est justement ce que je trouve très amusant : à trois reprises on vous pose la question de savoir si le jazz a eu une influence sur votre écriture, et par deux fois vous refusez d’y répondre. Et enfin, la troisième fois, vous finissez par dire : « Sans doute du côté, toujours, de la naissance, du son/de la phrase qui vient, et de la pulsation. Dans le surgissement et le passage, la syncope… [14] » Alors je suis partie de là, et j’ai cherché des traces de la syncope dans votre œuvre… Et je dois dire que j’en ai trouvé beaucoup ! D’ailleurs je n’ai pas eu besoin de chercher bien loin puisque vous avez écrit un livre intitulé Le discours de la syncope [15].
JLN : Ah oui évidemment, vous vous êtes dit « il est gonflé le mec ! », il dit ça alors qu’il a écrit Le discours de la syncope… [Rires] Oui, c’est ce que vous avez décrit là qui me permet de bien voir : je comprends très bien pourquoi d’abord j’ai dit que non, le jazz n’avait pas d’influence sur mon écriture. Parce que la syncope, je dirais qu’elle ne m’est pas venue du jazz comme tel, même si évidemment que le jazz n’était pas non plus complètement absent… D’autant que Le discours de la syncope est un livre en deux volumes dont il n’est jamais paru que le premier volume dans le début des années 1970. Je dirais que la syncope, elle m’est venue de tout ce climat de sensibilité, de pensée dont je vous parlais tout à l’heure. Si c’était possible, si on cherchait, peut-être qu’on trouverait dans des textes — philosophiques ? je ne sais pas — de l’époque des endroits où le mot syncope a pu me parler… Mais il pouvait aussi bien me venir de la musique, pas forcément du jazz d’ailleurs parce qu’il y a de la syncope dans d’autres musiques… Moi-même je serais curieux de savoir d’où ça m’est venu. Mais je sais en tous cas que si j’avais pris ce titre Le discours de la syncope, c’était dans une intention très marquée, qui est encore bien présente dans mon esprit, qui était : à partir de Kant — mais « à partir » ne veut pas dire « d’après Kant » — Kant représentant le moment des grandes séparations, et de la séparation à quelques égards de la philosophie d’avec elle-même, enfin l’ouverture de quelque chose qui prend la forme qui chez Kant n’est jamais résolue — ce que Hegel lui reproche ensuite en disant il a fait une statue admirable mais elle n’a pas de vie, il faut lui mettre du sang à cette pauvre statue. Donc l’idée — et ça je sais que c’est quelque chose qu’on partageait aussi beaucoup avec Philippe — toute proche de la syncope, c’est l’idée du suspens. Et le suspens lui-même, sous les espèces de l’allemand schweben, qui signifie « être en suspens », « être suspendu » — et qui a donné le fameux alles schwebt (tout est suspendu) que Philippe adorait et qui je crois vient du musicien Webern. Et la syncope pour moi ça s’inscrivait là-dedans, c’était en fait le projet ultra ambitieux de faire toute une philosophie qui serait sans résolution. Cette idée de la syncope, moi je dirais que certainement elle m’est venue par des chemins totalement étrangers au jazz (non, je ne peux pas dire totalement « étrangers » bien sûr, mais je pense pas du tout que j’ai eu le jazz comme première référence). Mais d’abord « syncope » était un mot qui me plaisait bien, peut-être plus par l’allusion à l’évanouissement. Il y avait sans doute une attirance un peu pour ça : dans l’évanouissement, il y a aussi un certain silence, une perte de parole. Mais ça appartenait à un ensemble dans lequel il y avait le suspens, le schweben, et puis en général la discontinuité, la différence, etc.
JDR : C’est intéressant parce que j’entends bien que cela ne vous vient pas forcément du jazz, mais malgré tout il y a quand même quelque chose du jazz dedans.
JLN : Ah oui, mais ça bien sûr ! Moi ça me venait de tout un climat, dont je donne ici des caractéristiques philosophiques, mais qui a toutes sortes de caractéristiques, dont le jazz, ça c’est certain.
JDR : Et donc si je comprends bien, quand vous dites que la syncope constitue ce moment de décalage nécessaire, vous la pensez un peu comme une respiration, non ? En tous cas c’est comme ça que je le comprends.
JLN : Oui, comme une respiration, mais il y a la respiration comme reprise simplement du souffle, mais il y a aussi la respiration comme incertitude, comme inquiétude… D’ailleurs c’est peut-être ça chaque fois que l’instrumentiste ou le chanteur reprend son souffle : peut être qu’on n’est pas sûr de pouvoir arriver à le reprendre, ou alors on n’est pas sûr qu’on n’est pas déjà allé trop loin, que c’est trop tard et qu’on va rater la reprise… C’est ce qui arrive quelques fois quand on entend certaines notes tenues extrêmement longtemps. Et en même temps, ça a affaire avec le caractère physique, organique. C’est-à-dire que quand le corps est mis en mouvement, ce n’est pas une simple mécanique, ce n’est pas le mouvement perpétuel, ça se met pas à tourner comme ça et puis ça tourne sans arrêt, pas du tout ! Au contraire, la vie organique d’un corps vivant quel qu’il soit, même végétal, c’est une vie qui suppose des suspens, des reprises, la nuit, le jour, manger, digérer, excréter, etc. Le sommeil est une grande syncope ! J’ai écrit un petit livre là-dessus [16], car le sommeil c’est quand même quelque chose d’extrêmement fascinant. On pense que c’est tellement nul, qu’il ne se passe rien : on n’est pas là alors… Or, même si on laisse les rêves de côté — parce que moi j’ai une méfiance du sommeil avec rêves, parce que c’est comme de la veille — dès qu’on a dormi, on n’est pas le même ! À chaque fois qu’on se réveille, le fait que ce soit un autre jour, c’est quelque chose de très fort. Enfin, en même temps, c’est tous les jours : oui, d’accord ! Mais c’est tous les jours un autre jour complètement autre. Bon, alors avec la syncope je trouve qu’il y a quelque chose de ça. Et tout ça, je dirais encore une fois c’est quand même quelque chose que la musique savante, classique, d’une certaine façon a toujours connu ! Et bien sûr vous pouvez trouver des syncopes dans la musique savante. Et puis si ce n’est pas exactement des syncopes, ce sont des arrêts, des reprises… Si vous écoutez certains chants grégoriens, c’est incroyable comme par moments il y a des silences, la voix s’arrête, il y a un blanc dans la partition. Et puis il ne faut pas oublier que le mot « syncope » veut dire attacher et séparer en même temps. C’est un mot formidable, maintenant comment il a été fabriqué, quelle son histoire musicale, comment est-ce qu’il arrive dans le jazz… ? Ça, je n’en sais rien…
JDR : Pour finir, ce n’est pas vraiment une question mais j’avais relevé dans votre livre À l’écoute cette phrase : « Si “entendre”, c’est comprendre le sens […], écouter, c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible [17]. » Je trouve qu’elle va bien à la question du jazz, vous ne trouvez pas ?
JLN : Ah, oui… Et même, je dirais que cette phrase est insuffisante car « non immédiatement accessible », c’est comme si ça disait qu’on pourrait peut-être y accéder, alors qu’on ne peut pas. Ou plutôt, il ne s’agit pas d’accéder : là je discuterais ma propre phrase. Il y a un passage de Bataille que j’ai toujours en tête, dans L’impossible [18] il dit, en jouant sur les mots : « à la vérité nous accédons ». Dès que nous accédons, immédiatement ça nous échappe. Et comme il l’écrit sous cette forme : « à la vérité » (il faut dire le vrai) nous accédons, il ne dit pas à quoi nous accédons. Donc « nous accédons », c’est comme avoir un accès, tel un accès de fièvre. Comme si on faisait dire au verbe accéder le fait d’avoir un accès. Et peut-être que ça c’est quelque chose qui est particulièrement présent dans la musique, que dans la musique c’est une toujours une affaire d’accès. À la fois, on accède à une dimension qui est étrangère justement à la dimension de l’objet, de la signification, etc. Et en même temps, c’est toujours aussi comme un accès, comme accès de fièvre, comme accès de rire, ça fait bouger. Et ce qui est intéressant justement, c’est que dans la musique, ça peut se suivre dans le détail des instruments. Là on revient à la question du saxo mais chaque instrument de musique est une manière d’accéder justement à une dimension de sensibilité qui n’était pas donnée. Vous connaissez le livre de Schaeffner, Origine des instruments de musique [19] ?
Et bien ça j’aime beaucoup parce qu’il montre que chaque instrument est issu d’une intensification de quelque chose, comme souffler dans un tuyau, pincer quelque chose, taper sur quelque chose… Je retrouve vraiment ce double caractère de l’accès : frottez une corde tendue, à un certain degré de tension, avec un certain mode de frottement etc., et il se produit quelque chose qui est complètement étranger à la corde et à ce qui la frotte, et qui fait entrer dans une autre dimension. Et cette dimension a toujours comme caractéristique d’une certaine façon d’être virtuellement infinie, parce que ça commence, mais on sent que ça peut aller jusqu’à une certaine limite physique, qui peut-être aussi seulement parce qu’on n’entend plus, nous, avec notre système. Et c’est ça qui est remarquable, c’est que chaque instrument permet comme une certaine intensification qu’elle-même on peut faire varier, on peut faire baisser, on peut faire remonter… Et il y a aussi là toutes les possibilités de virtuosité, que le jazz aussi utilisait. Ils ont tout fait peut-être les jazzmen : faire claquer sa langue contre l’embouchure de l’instrument…
Tout ça c’est parce qu’ils sont dans une organicité physique avec l’instrument — que dans la musique savante apparemment on avait perdu de vue, parce que je pense que les grands instrumentistes et musiciens eux ne l’ont jamais oublié. Ecoutez la Grande Fugue de Beethoven : c’est une manière de pousser à la fois le violon, l’instrument, la mélodie, et la musique elle-même ! L’écriture musicale elle-même a une sorte d’extrémité où on a le sentiment que ça se casse, que ça se perd. Et pourtant ça a été écrit il y a tellement longtemps : dans les premières années du XIXe siècle, c’est presque impensable une chose pareille…
D’ailleurs c’est comme un truc un peu suspendu, un peu à part. Et alors, tout ça évidemment nous ramène à votre question initiale : tout cela est très difficile pour le discours. Parce qu’on voit bien que quand on en parle comme ça tendanciellement, c’est comme si on revenait vers l’instrument. Alors on aimerait mieux se mettre à jouer de l’instrument, à chanter ! D’ailleurs moi je n’ai jamais joué d’un instrument, mais j’ai beaucoup chanté. Maintenant je ne peux plus chanter, mais je dirais que chanter, oui je sens très bien que c’est complètement hors philosophie. C’est-à-dire que je ne peux pas chanter et philosopher. En philosophant, je peux parler de chant, mais si je chante, pfff… la pensée s’en va, il n’y a plus de pensée. Elle est toute dans le chant, pensée chantante.
[1] Coleman et Derrida, 1997.
[2] Voir sur ce point le livre de Christian Béthune, 2003.
[3] Sève, 2002.
[4] Wolff, 2015.
[5] Nancy, 2014.
[6] Adorno, 2003, p. 89.
[7] Cohen-Levinas, 2012, p. 207.
[8] Lacoue-Labarthe, 2005.
[9] « De même que, chez l’enfant, après une longue nutrition silencieuse, la première respiration interrompt un tel devenir graduel de la progression de simple accroissement — c’est là un saut qualitatif —, et voici que l’enfant est né ». Hegel, 2006, p. 64.
[10] Nancy, 2002, p. 51.
[11] Nancy, 2002, p. 13.
[12] Hegel, 2006, p. 90.
[13] Nancy, 2013.
[14] Nancy, 2014, p. 40-41.
[15] Nancy, 1976.
[16] Nancy, 2007.
[17] Nancy, 2002, p. 19.
[18] Bataille, 1971, p. 114.
[19] Schaeffner, 1936.
Adorno W., Theodor, « Über jazz », in Moments musicaux, trad. Martin Kaltenecker, Genève, Éditions contrechamps, 2003.
Bataille, Georges, L’impossible, in Œuvres complètes Tome III, Paris, Gallimard, 1971.
Béthune, Christian, Adorno et le jazz, analyse d’un déni esthétique, Paris, Klincksieck, 2003.
Cohen-Levinas, Danielle, « Le neveu de Nancy, Entretien sur la musique », in Gisèle Berkman et Danielle Cohen-Levinas (dir.), Figures du dehors, Autour de Jean-Luc Nancy, Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2012.
Coleman, Ornette et Derrida, Jacques, « La langue de l’autre » (entretien par Thierry Jousse et Geneviève Peyrègne), Les Inrockuptibles, n° 115, Paris, 20 août–2 septembre 1997, p. 37-43.
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, La Phénoménologie de l’Esprit (Préface), trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006.
Lacoue-Labarthe, Philippe, Le chant des muses : petite conférence sur la musique, Paris, Bayard, 2005.
Nancy, Jean-Luc, Le discours de la syncope, I. Logodaedalus, Paris, Flammarion,1976.
Nancy, Jean-Luc, À l’écoute, Paris, Galilée, 2002.
Nancy, Jean-Luc, Tombe de sommeil, Paris, Galilée, 2007.
Nancy, Jean-Luc, Ivresse, Paris, Payot et Rivages, 2013.
Nancy, Jean-Luc, « La musique… », Improjazz, Magazine d’information musical, n° 201, Blois, janvier 2014, p. 40-41.
Schaeffner, André, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, Payot, 1936.
Sève, Bernard, L’altération musicale (ou ce que la musique apprend au philosophe), Paris, Éditions du Seuil, 2002.
Wolff, Francis, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.