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Editorial

 



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Le jazz, la philosophie et les philosophes

Ce quatrième numéro d’Epistrophy s’est construit à partir d’un constat qui ne cesse de nous étonner : depuis l’apparition du jazz, les philosophes semblent avoir quelque peu « boudé » cet art musical que l’histoire a pourtant consacré comme l’un des principaux catalyseurs du modernisme. Ce désamour se mesure à deux niveaux : d’une part à la rareté des travaux philosophiques consacrés au jazz [1], d’autre part à la dureté du traitement dont il fait l’objet dans les quelques textes qui lui sont consacrés [2]. Le contraste est saisissant entre l’importance accordée au phénomène par des disciplines telles que l’histoire de l’art, les études culturelles et la musicologie, et cette quasi-absence des questions portées par le jazz dans le corpus philosophique du XXe siècle. Ce constat interroge d’autant plus que les spécificités du jazz semblent inviter à une refonte des cadres d’analyse développés par les penseurs de l’esthétique moderne. Quel sens donner à ce silence philosophique ? Comment expliquer que les philosophes contemporains du siècle du jazz se soient si peu intéressés à sa dimension esthétique ? Pourquoi n’ont-ils pas davantage porté attention, par exemple, à sa dimension spirituelle ou à la diversité de ses significations politiques – et ce alors même que ces dernières ont donné lieu à de vifs débats dans les milieux intellectuels français de l’après-guerre ? La réflexion sur le jazz devrait-elle être réservée aux études de jazz, traditionnellement marquées par une approche musicologique ou anthropologique ? La philosophie n’a-t-elle rien à apporter à cette réflexion ? Si le présent numéro n’a bien évidemment pas l’ambition de répondre à toutes ces questions, il entend du moins ouvrir un champ d’investigation trop peu exploré. Modestement, mais fermement convaincus qu’il n’y pas de raison de postuler une incompatibilité entre le paradigme philosophique et l’objet jazz, nous avons voulu ici commencer à combler ces carences.

Les rares fois où elle a pu concrètement avoir lieu, la rencontre entre le jazz et la philosophie a pris l’allure d’un « rendez-vous manqué [3] ». On pense aussitôt à l’exemplaire mésaventure de Jacques Derrida, copieusement hué par le public d’Ornette Coleman qui l’avait invité à le rejoindre lors d’un concert donné à la Cité de la musique le 1er juillet 1997. Venu lire un texte écrit pour l’occasion (« Joue – le prénom [4] ») sans que le saxophoniste ait jugé utile de le présenter, Derrida dû en effet interrompre sa lecture et subir l’affront de sortir de scène sous les cris, les sifflets et les injures du public. Que révèle cette rencontre avortée ? Peut-elle, par-delà l’anecdote, nous éclairer sur la nature des relations qu’entretiennent le jazz et la philosophie ? C’est justement la dimension proprement philosophique de cet événement que propose d’analyser Pierre Sauvanet dans un article intitulé « Qu’est-ce qui arrive ? What’s happening ? Retour sur le malentendu entre Ornette Coleman et Jacques Derrida ».

Le malentendu entre jazz et philosophie trouve sans aucun doute son paroxysme dans les textes qu’Adorno lui a consacré. Bien que la critique adornienne du jazz ait déjà fait couler beaucoup d’encre, Joana Desplat-Roger se risque à en tracer de nouveaux contours, en axant sa réflexion sur un musicien : Thelonious Monk. Son article, intitulé « Monk Adorno », tente de faire émerger les affinités de la musique de Monk avec la philosophie adornienne, et propose ainsi une lecture à rebours des conclusions radicales et pour le moins hâtives énoncées par Adorno.

Walter Benjamin, qui n’est pas resté insensible aux essais adorniens sur le jazz, ne s’est pourtant jamais directement exprimé sur cet art musical de son temps. Par une voie détournée, ce dernier répond aux critiques d’Adorno en lui opposant ses réflexions sur le cinéma : entre les deux amis semble donc émerger ce qui s’apparente à un « dialogue de sourds [5] ». Toutefois, le fait que Walter Benjamin n’ait jamais écrit sur la musique n’implique pas que ses concepts ne puissent nourrir une réflexion contemporaine sur le jazz. Suivant cette hypothèse, l’article d’Emmanuel Parent, « Ontologie de l’œuvre provisoire : Walter Benjamin, le jazz et l’EDM », propose une lecture de l’œuvre de Benjamin selon une perspective ethnomusicologique, qui permet d’enrichir conjointement notre compréhension du jazz et de la musique électronique.

Si la philosophie peut assurément alimenter une réflexion théorique sur le jazz, à l’inverse, une connaissance approfondie des modalités et des matériaux de la création jazzistique permet d’ouvrir de nouvelles perspectives philosophiques. C’est cette voie que Hugo Dumoulin se propose d’emprunter dans son article « Enjeux philosophiques d’une sémiologie musicale du jazz : la forme du “standard” de jazz comme articulation entre structure et histoire ». À partir d’une étude minutieuse d’« I Remember You », l’auteur s’empare d’une question essentielle que le jazz pose selon lui à la philosophie, et, croisant les approches structuralistes, sémiologiques et musicologiques, il montre ce que l’analyse de la structure des standards de jazz peut apporter à la philosophie de l’histoire.

Le berceau géographique et linguistique du jazz étant commun à celui de la philosophie esthétique analytique, nous aurions pu espérer y trouver davantage d’écrits philosophiques sur le jazz que dans le champ de l’esthétique continentale. Or, si telles études analytiques existent [6], elles restent néanmoins très marginales. Dans son article intitulé « Logique du jazz », Frédéric Bisson propose une réflexion analytique qui mobilise les outils de la logique contemporaine du temps afin de clarifier la nature de l’expérience que constitue la réception d’une œuvre de jazz. Outre les concepts opératoires qu’il propose, cet article laisse ainsi entrevoir les nombreuses perspectives qu’ouvrent les ressources de l’esthétique analytique pour penser le jazz.

En complément de ces articles originaux, notre numéro comprend deux rééditions. Le premier article que nous avons choisi d’intégrer est un texte de Rodophe Burger intitulé « Sur Ornette Coleman », paru dans la revue Détail en 1991 [7]. La revue Détail étant à ce jour très difficile d’accès (on ne trouve plus que quelques exemplaires dans quelques rares bibliothèques), il nous est apparu comme une évidence d’offrir à cet article une seconde vie dans le cadre de ce numéro qui semblait fait pour lui. Le second est un article de Georges Didi-Huberman intitulé « Mélodie fantôme », paru en 2007 dans la revue Po&sie [8]. Contrairement au premier, ce texte est toujours accessible en ligne dans sa version originale. Néanmoins, la profusion des travaux accessibles sur internet ne protège pas un texte de l’oubli. Nous espérons que cet article lumineux saura trouver une nouvelle visibilité, en particulier au sein des études de jazz.

Ce quatrième numéro d’Epistrophy s’achève enfin par une série d’entretiens. Le premier est issu d’une rencontre avec Jean-Luc Nancy. Invité à commenter le statut d’impensé du jazz dans le corpus philosophique, le philosophe nous livre ses réflexions sur un sujet qu’il n’avait quasiment jamais abordé dans son œuvre. Cet échange émouvant, fut notamment l’occasion d’évoquer son amitié avec Philippe Lacoue-Labarthe et la manière dont ce dernier vivait sa dévotion à l’égard du jazz – une dévotion que décrit également Rodolphe Burger dans un second entretien, dans lequel il précise que cet attachement viscéral expliquerait pourquoi Lacoue-Labarthe fut incapable de théoriser une question qui l’habitait de trop près. Rodolphe Burger se confie en outre sur la difficulté qu’il éprouve à être à la fois musicien et philosophe de formation, cette double étiquette ayant provoqué un malentendu persistant dans la manière dont la critique musicale a pu décrire et considérer sa musique. Le troisième entretien, réalisé avec le musicien et musicologue Laurent Cugny, porte sur les conditions de possibilité d’un dialogue apaisé et fécond entre philosophes et musicologues, et plus largement, entre philosophie et musicologie.

L’équipe d’Epistrophy

Eng

Jazz, philosophy and philosophers

This fourth issue of Epistrophy started from an observation that continually amazes us : since jazz first came on the scene, philosophers seem to have turned up their noses at this musical art form that history has nonetheless regarded as one of the chief catalysts of modernism. This lack of affection can be measured on two levels : on the one hand the scarcity of philosophical research devoted to jazz [1] and on the other the harsh treatment it receives in the few publications that do deal with it [2]. The contrast is striking between the importance granted to jazz by disciplines such as the history of art, cultural studies, and musicology and the quasi-absence of matters dealing with jazz in the philosophical corpus of the 20th century. This observation is even more remarkable because the particular features of jazz would seem to call for an overhaul of the analytical frameworks developed by 20th-century thinkers. Why should philosophy remain silent in this respect ? How can we explain the fact that the contemporary philosophers of the century of jazz should have taken so little interest in its aesthetic dimension ? Why did they not pay greater attention to, for example, its spiritual dimension or the diversity of its political implications – especially as the latter were sparking lively debates in French intellectual circles after the war ? Should the debate on jazz be limited to jazz studies, which have always taken a musicological or anthropological approach ? Does philosophy have nothing to contribute ? While this issue obviously does not aim to answer all those questions, it hopes at least to open up a field of investigation that has been too little explored. Modestly, but firmly convinced that there is no reason why the philosophical paradigm should be incompatible with the subject of jazz, we wanted to start filling in some of the gaps.

On the few occasions when an encounter between jazz and philosophy has actually occurred, it has taken the form of a missed opportunity [3]. One that comes to mind is the unfortunate encounter between Jacques Derrida and Ornette Coleman. Derrida was roundly booed after Coleman invited him to join him in a concert at the “Cité de la musique” in Paris on 1 July 1997. Derrida had been planning to read aloud a text written for the occasion (entitled “Joue – le prénom [4]”) but as the saxophonist did not even see fit to introduce him, Derrida had to stop reading and leave the stage, pursued by the shouting, whistling and insults of the audience. What does this abortive experience reveal ? Possibly – apart from the fact that it’s a good story – it can shed some light on the nature of the relationship between jazz and philosophy ? It is precisely the philosophical dimension of the event that Pierre Sauvanet sets out to analyse in an article entitled “What’s happening ? Another look at the misunderstanding between Ornette Coleman and Jacques Derrida”.

The misunderstanding between jazz and philosophy doubtless reached its paroxysm in the articles that Theodor Adorno devoted to it. Although much has already been written about Adorno’s jazz criticism, Joana Desplat-Roger ventures to trace a new outline of it, focusing her ideas around a musician : Thelonious Monk. Her article, entitled « Monk Adorno », tries to bring out the affinities between Monk’s music and Adorno’s philosophy, and offers a second view of the radical or at least hasty conclusions put forward by Adorno.

Walter Benjamin, who was not left unmoved by Adorno’s writing about jazz, did not, however, express himself directly on this musical art of his time. He takes a roundabout route to answering Adorno’s criticism : contrasting it with his discussion of cinema, so that a sort of “dialogue of the deaf” seems to emerge between the two friends [5]. Nonetheless, the fact that Walter Benjamin has never written about music does not mean that his ideas cannot contribute to contemporary thinking about jazz. According to this theory, Emmanuel Parent’s article, “The ontology of a provisional work : Walter Benjamin, jazz and the EDM”, suggests an ethnomusicological reading of Benjamin’s work that contributes to our understanding of both jazz and electronic music.

While philosophy can certainly contribute to the theoretical debate about jazz ; on the contrary, a thorough knowledge of the methods and materials of creating jazz can open up a new philosphical outlook. This is the path that Hugo Dumoulin chooses to take in his article “Philosophical challenges in a musical semiology of jazz : the ’jazz standard’ form as a connection between structure and history”. On the basis of a meticulous examination of “I Remember You”, the author tackles a basic question that he believes jazz puts to philosophy and by comparing structuralist, semiological and musicological approaches, he shows what analysing the structure of jazz standards can bring to the philosophy of history.

As the geographic and linguistic cradle of jazz is shared by the analytical aesthetics of philosophy, we might have hoped to find more philosophical writing there about jazz than in the field of continental aesthetics. Whereas such analytical studies do exist, they are very far from the mainstream [6]. In his article “The Logic of Jazz”, Frédéric Bisson suggests an analytical debate that uses the tools of the contemporary logic of the time to clarify the nature of the experience of how a piece of jazz is received. In addition to the working concepts he puts forward, the article gives a glimpse of the many viewpoints that the resources of analytical aesthetics might offer.

In addition to these original articles, this issue includes two reprints. The first one we decided to include is an article by Rodophe Burger called “On Ornette Coleman”, which appeared in the journal Détail in 1991 [7]. As Détail is nowadays very hard to find (a few copies may be available in a very few libraries), it seemed obvious that we should give the article a second life in this issue (which might have been made for it). The second is an article by Georges Didi-Huberman entitled “Mélodie fantôme”, that appeared in the journal Po&sie [8] in 2007. Unlike the first article, the second can still be found online in its original version. Even so, the profusion of work accessible on the Internet does not protect an article from oblivion. We hope that this enlightening article will reach a wider audience, especially in the area of jazz studies.

This fourth issue of Epistrophy concludes with a series of interviews. The first is the result of a meeting with philosopher Jean-Luc Nancy. When we invited him to comment on the lack of thinking about jazz in the philosophical corpus, he shared with us his views on a subject that he had practically never tackled in his work. This moving exchange was a chance for him to discuss his friendship with Philippe Lacoue-Labarthe, and how the latter experienced his devotion to jazz. That same devotion was described by Rodolphe Burger in a second interview in which he states that this visceral attachment might explain why Lacoue-Labarthe was incapable of theorising on a subject so close to his heart. Burger also told us of the difficulty he felt about being both a musician and a philosopher by training, because the double label had caused a persistent misunderstanding in the way critics described and regarded his music. The third interview, with musician and musicologist Laurent Cugny, concerns the conditions necessary for a calm and constructive dialogue between philosophers and musicologists, and, more generally, between philosophy and musicology.

The Epistrophy team




Notes


[1Voilà ce qui constitue un premier motif d’étonnement : on ne trouve aucune mention du terme « jazz » dans les œuvres aussi variées que celles de Deleuze, Foucault, Goodman, Heidegger, Ingarden, Jankélévitch, Merleau-Ponty, Ricœur… (cette liste n’est pas exhaustive).
This is a first cause for amazement : there is no mention of the term "jazz" in works as diversified as those of Deleuze, Foucault, Goodman, Heidegger, Ingarden, Jankélévitch, Merleau-Ponty, Ricœur… (this list is not exhaustive).

[2On pense bien sûr ici à la très célèbre critique adornienne du jazz (« Abschied vom Jazz » de 1933, « Über jazz » de 1936, et « Mode intemporelle » de 1953). Le rapport d’Adorno avec le jazz a donné lieu à de nombreux commentaires, avec notamment en France le livre de Christian Béthune intitulé Adorno et le jazz : analyse d’un déni esthétique (Béthune, 2003).
Of course, we are referring here to the very famous adornian jazz critic ("Abschied vom Jazz" of 1933, "Über jazz" of 1936, and "Mode intemporelle" of 1953). Adorno’s relationship with jazz has given rise to numerous comments, including in France Christian Béthune’s book entitled Adorno et le jazz : analyse d’un déni esthétique (Béthune, 2003).

[3Pour reprendre l’expression de Pierre Sauvanet dans son article « Jazz et philosophie en France » (Sauvanet, 2013, p. 161).
To use Pierre Sauvanet’s expression in his article "Jazz et philosophie en France" (Sauvanet, 2013, p. 161).

[4Coleman et Derrida, 1997.

[5L’expression est empruntée à Emmanuel Parent (Parent, 2003).
To borrow the expression used by Emmanuel Parent (Parent, 2003).

[6On peut par exemple citer les travaux de Jerrold Levinson (Levinson, 2013 et 2017).
One might quote the work of Jerrold Levinson (Levinson, 2013 and 2017).

[7Burger, 1991-1992, p. 46-60.

[8Didi-Huberman, 2007, p. 207-218.


Bibliographie


Adorno W., Theodor, « Abschied vom Jazz », in Gesammelte Schriften 18, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1984 [1933], p. 795-799.

Adorno W., Theodor, « Über jazz », in Gesammelte Schriften 17, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1984 [1936], p. 74-100, et complété par un ajout en 1937 : « Oxforder Nachträge », in Gesammelte Schriften 17, p. 100-108.

Adorno W., Theodor, « Mode intemporelle. À propos du jazz », in Prismes : critique de la culture et de la société [1955], trad. fr. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot & Rivages, 2010 [1953], p. 147-164.

Béthune, Christian, Adorno et le jazz : analyse d’un déni esthétique, Paris, Klincksieck, 2003.

Burger, Rodolphe, « Sur Ornette Coleman », in Détail, n° 3-4, hiver 1991-1992, p. 46-60.

Coleman, Ornette et Derrida, Jacques, « La langue de l’autre », in Les Inrockuptibles n°115, du 20 août au 2 septembre 1997, p. 37-43.

Didi-Huberman, Georges, « Mélodie fantôme », in Po&sie, vol. 120, no. 2, 2007, p. 207-218.

Levinson, Jerrold, « La chanson populaire comme microcosme moral : les leçons de vie des standards de jazz », trad. C. Talon-Hugon, in Nouvelle revue d’esthétique 2013/1 (n° 11), p. 147-160.

Levinson, Jerrold, « L’expressivité du jazz », in Clément Canonne (dir.), Perspectives philosophiques sur les musiques actuelles, Paris, Delatour, 2017, p. 27-46.

Parent, Emmanuel, « Walter Benjamin et le jazz : une introduction », Volume !, 2 : 1, 2003, [En ligne] mis en ligne le 15 mai 2005, consulté le 28 septembre 2019, <http://journals.openedition.org/vol...> .

Sauvanet, Pierre, « Jazz et philosophie en France », in Vincent Cotro, Laurent Cugny et Philippe Gumplowicz (dir.), La catastrophe apprivoisée. Regards sur le jazz en France, Outre mesure, coll. « Jazz en France », Paris, 2013, p. 159-165.




Epistrophy,
04, 2019

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Le Jazz, la philosophie et les philosophes / Jazz, philosophy and philosophers

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