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Alexandre Pierrepont
La plupart des musiciens nord-américains gardent la mémoire de James Reese Europe à trois titres, celui qui nous le fait célébrer de ce côté-ci du « monde du jazz » ou de « l’Atlantique noir » étant peut-être le moins important : qu’il ait été l’introducteur et le promulgateur en Europe de cette musique innommée et parfois innommable, quand bien même l’on s’accorde à dire désormais qu’il ne s’agissait pas exactement de « jazz » (mais quand donc, alors ou après, s’agit-il exactement de « jazz » ?), ou qu’il n’était pas tout à fait le premier, et surtout pas tout à fait le seul, etc.
Plus important donc que la valeur réelle, symbolique ou fantasmatique du passage de relais que James Reese Europe et les « Harlem Hellfighters » effectuèrent (en définitive, celui vers une attention éveillée, voire une prise de conscience), du virus qu’ils contribuèrent à propager, on révère d’abord et avant tout le chef d’orchestre, du point de vue nord-américain et afro-américain, pour ses talents d’organisateur. Il est en effet assez remarquable que l’une des principales figures du champ jazzistique, dès ses prémisses, ait immédiatement été un activiste, partisan et pourvoyeur à sa manière de formes précoces d’autodétermination, avec la New Amsterdam Musical Association d’abord, avec le Clef Club et le Tempo Club ensuite, alors même que l’écrasante industrie de la musique n’en était qu’à se mettre en place. Dans sa biographie de James Reese Europe, Reid Badger rapporte que, des concerts annuels que le grand orchestre du Clef Club donna au Carnegie Hall, à partir du 2 mai 1912, c’est cette performance inaugurale qui valut à Europe sa renommée, non seulement « en tant que compositeur, mais en tant que chef d’orchestre et, plus particulièrement encore, en tant qu’organisateur au sommet de sa profession. Crisis, la revue de W.E.B. Du Bois, qui le nomma en juin parmi ses “Hommes du mois”, souligna que l’une de ses caractéristiques les plus saisissantes était son “génie de l’organisation” [1]. » Dès le début des années 1910, à New York, avant même que les musiciens de La Nouvelle-Orléans et d’ailleurs n’eussent réellement fait sentir leur folle présence dans le Midwest et sur la Côte Est, avant aussi de traverser l’Océan Atlantique avec le 369e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale, James Reese Europe se fit connaître pour avoir monté un syndicat de musiciens « noirs », véritable fraternité qui disposait d’une salle, de bureaux, et proposait les services d’une agence artistique veillant à défendre les droits et les intérêts de ses membres. Héritier lointain mais lucide de l’épopée socio-musicale qui s’inaugura alors, le trompettiste Ahmed Abdullah l’embrasse du regard :
« Nous devons cette musique à des efforts collectifs. Et pourtant, celui qui chercherait des informations sur James Reese Europe, lequel fut à l’origine de l’un des premiers collectifs, The Clef Club en 1910, devra chercher longtemps. Mais il découvrira qu’une centaine de musiciens s’étaient alors organisés pour fixer leurs tarifs, défier le statu quo, mais aussi créer un orchestre symphonique sur des prémisses africaines. En dépit de la désinformation sur le Clef Club, l’effort collectif ou coopératif a trouvé de profondes résonances dans chaque génération depuis cette époque. Les orchestres swing incarnaient cette coopération même s’ils étaient sous la direction d’un seul individu. Charles Mingus a créé Debut Records en prenant Max Roach comme partenaire. Cette coopération particulière est responsable de “Jazz at Massey Hall”, l’un des plus grands documents sur cette époque. Ces efforts doivent être considérés en regard d’un continuum qui ne s’est pas terminé et ne se terminera pas, sous prétexte que des perspectives plus étroites sont adoptées par certains. Je discutais récemment avec ce merveilleux tromboniste et chef d’orchestre qu’est Benny Powell, qui vient de La Nouvelle-Orléans. Je lui demandais comment il considérait le mythe qui veut que le jazz soit né dans la Cité du Croissant. Ça, plutôt que d’embrasser une vue plus large qui montre bien que, dès que des Africains réduits en esclavage se retrouvent en nombre, on peut être sûr d’assister à la naissance d’une expression musicale qui aboutira au jazz. Benny était d’accord pour dire qu’il s’agissait d’un mythe, mais le rapporta au fait que La Nouvelle-Orléans fut effectivement un centre à son époque, tout comme Washington D.C le devint ensuite, et New York aujourd’hui. […] Nous avons commencé à parler du mythe de l’origine unique et de comment il se rapportait à l’approche qui consiste à faire l’apologie d’un seul tromboniste, d’un seul trompettiste, d’un seul saxophoniste ou d’un seul contrebassiste à la fois. Bien évidemment, cela va à l’encontre de la réalité de cette musique tout en renforçant l’environnement compétitif qui veut qu’un seul d’entre nous l’emportera, quelles que soient nos capacités. […] Il a fallu une force de conviction particulière pour que Bill Dixon organise la Jazz Composers’ Guild, qui a ensuite conduit à New Music Distribution. Strata East venait d’un mouvement connu comme le Collective Black Artists. Ce que Hamiet Bluiett, Oliver Lake et Julius Hemphill ont fait avec le BAG ou Muhal Richard Abrams avec l’AACM était une traduction du besoin d’expansion et de l’inclination à survivre que l’on trouve dans l’approche collective que cette musique, de par ses origines africaines, privilégie [2]. »
Un troisième titre a contribué à faire passer James Reese Europe à la postérité, ou a permis de revisiter son apport, dans une perspective presque « post-moderne ». Si son univers de référence ne présentait pas tous les traits jugés caractéristiques qui firent sous peu du « jazz » un genre musical, qui l’agrégèrent et le stabilisèrent en tant que tel, il anticipait en revanche l’ouverture de champ aussi large que possible de ces musiques, celles du champ jazzistique, telles qu’elles seront amenées à prendre plus particulièrement conscience d’elles-mêmes, de leur puissance et de leurs possibilités, à partir de la seconde moitié du 20e siècle. « Déjà », ou plutôt naturellement, culturellement, l’orchestre de James Reese Europe cultive comme d’autres de son temps l’ambiguïté et la non-spécialisation, emprunte à différents domaines d’expression, de la musique dite classique à la musique dite syncopée, aux spirituals, aux blues, aux rags et aux nombreuses musiques de danse… D’entrée de jeu, son répertoire composite manifeste ou re-présente (au sens de rendre présent) l’invention culturelle spécifique des Afro-Américains, lesquels se sont servis problématiquement des principes formatifs africains, européens et nord-américains à leur portée pour mettre au point une combinatoire ouverte d’éléments qui, n’étant pas tous étrangers aux populations « blanches » nord-américaines et européennes, put être ainsi réinvestie par certains membres de ces populations jetées dans la course des temps modernes et post-modernes, soulevant au passage l’entêtante question des mécanismes d’appropriation, désappropriation et réappropriation en contexte colonial et post-colonial.
Ce que confirment, non seulement l’instrumentation hétéroclite, où dominaient encore les cordophones, de l’orchestre du Clef Club au Carnegie Hall (composé, pour mémoire, de 47 mandolines et bandores, 27 guitares-harpes, 11 banjos, 13 violoncelles, 8 violons, 2 contrebasses, 1 tympanon, 2 clarinettes, 3 saxophones, 7 cornets, 10 pianos, 8 tambours, 5 caisses claires…), mais également la manière d’utiliser ces instruments, ces appareils, de traiter le matériau et la matière sonores, comme l’évoque un passage resté fameux où James Reese Europe évoque, avec une compréhension presque complice, davantage qu’indisposée, comment son travail d’arrangeur et d’orchestrateur devait en permanence s’accommoder d’une singulière propension à la déformation, à l’altération, si ce n’est à l’improvisation, de ses plus proches collaborateurs :
« Pour les cuivres, on employait des sourdines et un tournoiement de la langue, tout en soufflant de toutes nos forces. Pour les instruments à vent, on serrait l’embouchure en soufflant très fort. C’est ce qui produit la sonorité particulière que vous connaissez tous. Pour nous, cela n’a rien de discordant… De cette manière, nous accentuons fortement les notes qui ne seraient pas accentuées normalement. C’est une chose naturelle pour nous ; en fait, c’est un caractère de la musique de la race. Je dois faire une répétition tous les jours, pour empêcher les musiciens d’ajouter à la musique plus que je ne le souhaite. À la moindre occasion, ils font tous des variations sur leur partie pour créer des sonorités nouvelles, particulières [3]. »
On ne commettra pas l’anachronisme d’assimiler l’approche de James Reese Europe à la « multi-méthodologie » ou la « mobilité méthodologique », selon George E. Lewis [4], de musiciens créateurs ayant effectué un travail de conscientisation de leur culture à travers l’histoire, tels les membres de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), continuatrice du Clef Club à partir des années 1960. Mais, on ne suspectera pas non plus Europe de ne pas avoir réalisé tout ou une partie des implications de sa phénoménale versatilité et celle de ses pairs et de ses proches, dans leur position d’entre-deux mondes. Et on émettra l’hypothèse que, aux trois titres relevés, James Reese Europe a fourni l’une des premières occurrences de ce que les musiciens créateurs du champ jazzistique ont été amenés à devenir, par nécessité et par choix, par prédilection : des individus et des artistes certes itinérants, mais doublés de catalyseurs et d’organisateurs (ou d’activistes) à leur point de départ, sur chaque lieu de vie, et par ailleurs adeptes du polymorphisme. Deux exemples, à 50 et 100 ans de distance, nous aideront peut-être à mieux prendre ces lancées en considération.
Itinérants. Quasiment 50 ans plus tard, le 2 juin 1969, le navire United States accostait dans le port du Havre avec à son bord une Volkswagen lourde de deux tonnes et de 500 instruments de musique, ainsi que leurs utilisateurs : les membres de l’Art Ensemble of Chicago (Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Lester Bowie et Malachi Favors Maghostut). Quelques jours plus tard, débarquaient ou atterrissaient, en ordre dispersé, les membres d’une autre formation issue de l’AACM de Chicago, la Creative Construction Company (Anthony Braxton, Wadada Leo Smith et Leroy Jenkins). Les uns et les autres répondaient notamment à l’appel de leur partenaire Steve McCall, déjà installé en Europe et qui n’allait pas tarder à rejoindre la Creative Construction Company, tandis que Famoudou Don Moye se rajoutait décisivement à l’Art Ensemble of Chicago. La plupart sortaient du South Side, le principal ghetto de Chicago, et ne firent pas secret de leur objectif : la recherche de nouvelles expériences, et corollairement de nouveaux débouchés. La raison principale de leur itinérance était immanquablement les possibilités de jouer, de jouer librement, de vivre de sa musique, d’être respecté pour cette musique vivante et libre. Assurer une activité rémunératrice régulière aux musiciens, dans une impasse économique à domicile. Faire du « monde du jazz » qui s’était approprié cette musique depuis 50 ans leur domicile. Lester Bowie, s’exprimant au nom de l’AACM, ne laissa ainsi planer aucun doute :
« Évaluer ce qui se passe en France et ce qu’il est possible d’y faire. Ensuite, aller dans d’autres pays d’Europe, en Afrique, dans le reste du monde, car nous visons à installer l’AACM partout, à tous les coins de l’univers. Une telle ambition nécessite un sérieux travail d’information [5]. »
Une fois ce travail accompli, au moins sur la façade européenne du « monde du jazz », les musiciens de l’AACM retournèrent en Amérique du Nord :
« C’est comme ça que nous avons organisé les choses. Nous voulions retourner aux États-Unis, parce que nous voulions rentrer à la maison. Si nous ne trouvions pas de travail là-bas, ce n’était pas si important que ça, puisque nous serions chez nous. Nous savions que nous pourrions toujours travailler en Tchécoslovaquie ou à Varsovie – quelque part. Nous avions monté un réseau. Voyez-vous, nous envisagions presque ça comme une étude de marché pour notre musique : pas au niveau du marché local ou national, mais au niveau mondial. Si vous faites fonctionner votre affaire à un niveau international, vous trouverez du travail. Vous devrez peut-être aller loin, mais vous travaillerez. Nous devons nous rendre à Tokyo la semaine prochaine. Nous n’arrivons pas à jouer à Chicago, mais nous sommes invités à Tokyo. Voilà des années que nous nous sommes organisés comme ça [6]. »
Roscoe Mitchell confirme de son côté :
« Nous avons été là-bas et nous avons porté la bannière de l’AACM, nous avons bâti des fondations solides pour que d’autres musiciens puissent s’y rendre à leur tour et y mènent toutes sortes d’expériences. C’est ainsi que les musiciens plus jeunes qui sont arrivés après nous – George Lewis et les autres – n’ont pas eu à faire tout ce travail. Tandis que nous avions dû y aller par nos propres moyens, nous avions dormi par terre, chez les gens, nous avions fait ceci et cela, juste pour préparer le terrain et pour que ceux qui viendraient après nous puissent en profiter. Je me demande combien de musiciens actifs aujourd’hui réalisent que c’est ce qui s’est passé [7] ? »
Catalyseurs. Les tactiques développées par les membres de l’AACM à Paris s’inspirèrent de celles qu’ils avaient mises au point à Chicago, dans un autre contexte urbain et social où il leur avait fallu s’affranchir de l’économie du « jazz », c’est-à-dire du divertissement. Ils s’empressèrent d’écumer la ville et de circonscrire des lieux d’accueil qui n’appartenaient pas plus au « monde du jazz » que ceux qu’ils fréquentaient outre-Atlantique : Théâtre du Lucernaire, Théâtre du Ranelagh, Théâtre du Vieux-Colombier, cinéma Le Palace, bar Le Chat qui Pêche, Cité Universitaire, Maison de la Radio, American Center for Students and Artists… Avec la complicité d’une ville alors en ébullition, ils se créèrent ce que Roscoe Mitchell appela plus tard un « environnement musical total [8] ». Forts de cette assise, ils se firent une réputation dans le circuit et étendirent progressivement leur champ d’action au-delà de Paris, de Maison de la Culture en Maison de la Culture, puis de la France, dans les premiers festivals de musique « nouvelle » ou « underground » (tels ceux d’Amougies, de Châtellerault et de Châteauvallon). Ils nouèrent par ailleurs des alliances précieuses avec quelques musiciens français (avec lesquels ils envisagèrent la possibilité de fonder une « AACM – France »), et avec d’autres expatriés, boppers comme Hank Mobley, Philly Joe Jones, Art Taylor ou Albert « Tootie » Heath (et même Ben Webster ou Don Byas), expérimentateurs comme Ornette Coleman, Cecil Taylor, Archie Shepp ou Frank Wright…
Polymorphes. C’est à Paris encore que certains d’entre eux firent également alliance avec nombre de protagonistes de ce que l’on n’appelait pas encore la « World music ». Wadada Leo Smith se souvient :
« Je jouais beaucoup avec des percussionnistes qui venaient du Sénégal, de la Côte d’Ivoire ou de Guinée. Manu Dibango venait juste d’arriver du Cameroun. C’était la première fois que je pouvais entendre autant de musiques africaines. Mais aussi des musiques perses ou arabes – tout ce que je ne trouvais pas à Chicago ou aux États-Unis [9]. »
Joseph Jarman confirme :
« Il y avait des musiciens du monde entier qui vivaient là. Asie, Afrique, Inde, Antilles : prenez n’importe laquelle de ces régions, vous retrouviez sa musique en ville. Cette énergie créative rejaillissait sur chacun [10]. »
Ce qui ne faisait en définitive qu’étendre le principe de la Great Black Music énoncé par les membres de l’AACM : toutes les musiques de l’expérience noire du monde, dans le monde post-colonial, non seulement les musiques issues de la diaspora africaine mais celles issues des traditions populaires ou savantes de l’Occident, comme les musiques aux alentours, de plus en plus proches ou rapprochées, rentrant désormais dans la fabrique les unes des autres. Ce que soutint crânement Lester Bowie : « Nous sommes libres d’interpréter tout ce qui a déjà été joué, ainsi que des choses qui n’ont jamais été jouées. Je pense que nous avons créé une musique réellement du monde, faite de musiques de partout, pour des gens de partout [11] ». Soit les musiques du champ jazzistique prises comme premières « musiques du monde », ayant développé à travers le prisme noir des pratiques culturelles hybrides et qui entendent le rester, qui offrent en tant que telles un mode original d’accès à l’universel. George E. Lewis rappelle ainsi que « le signe “black”, dans “Great Black Music”, peut être lu comme le marqueur d’une conception diasporique et internationaliste de la place des Afro-Américains dans la culture musicale du monde [12] ». À Paris, les membres de l’Art Ensemble of Chicago et de la Creative Construction Company exemplifièrent cette intelligence des choses musicales et socio-musicales, en interprétant, en exaltant, en parodiant, dénaturant, fragmentant et défragmentant allégrement blues, gospels, valses, musique viennoise, musique de marche, le swing des uns, le bop des autres, le sérialisme des derniers, en surinvestissant la puissance d’altération et de transformation qui travaille leur art de faire depuis l’époque de James Reese Europe et au sujet de laquelle Fred Moten, revenant récemment sur ces événements, apporte une indispensable précision :
« La musique, la new thing, était absolument et catégoriquement un phénomène noir, mais je ne sais pas si elle était, si elle fut jamais censée être our thing, quelque chose que l’on aurait possédé, gardé et sauvegardé. Elle a émergé de notre dépossession, mais pas comme une compensation, plutôt comme une critique de toute possession. Nous sommes possédés par cet esprit. Comment le pouvoir transformateur que nous savons être le propre de la musique, que nous savons être logé dans la musique, pourrait-il sinon s’y tenir, s’en dégager, se répandre ailleurs, être dépensé et dispersé [13] ? »
Francis Hofstein rendit d’ailleurs parfaitement compte de ce processus à l’œuvre dans un compte-rendu de concert paru à l’époque dans Présence Africaine :
« Le 15 juin 1969, au Musée d’Art Moderne, les musiciens de l’AACM de Chicago séduisirent. Les quatre hommes ne dissocient pas éthique et esthétique, art et idéologie, affirmant leur souveraine individualité en puisant largement dans leur patrimoine culturel, l’Amérique noire. Usant d’une grande variété d’instruments (trompette, bugle, saxos, flûtes, basson, contrebasse, guitare électrique, grosse caisse, cymbales, tambours de bois, tambourins, congas, washboards, gongs, xylophones, cloches, grelots, sonnettes de bicyclette, trompes de voitures, sifflets, cithare, etc.), s’aidant d’une mise en scène (costumes africano-hindous, peintures sur le corps, bâtonnets d’encens), empruntant à la musique sérielle, aux cérémonies initiatiques, aux procédés du Living Theatre, aux rites religieux, ils cherchent une ambiance, emplissant l’espace. Ils partent d’une ligne mélodique très simple, de celles qui traînent dans toutes les mémoires et s’élancent, laissant les associations se faire, l’œuvre s’élaborer, la rigueur sous-jacente. La même ligne ou un autre thème aussi simple, un tempo de valse ou de marche qu’introduit un râle de saxo, un éclat cuivré de trompette à la Freddie Keppard, servent de point de rencontre, de repère et de nouveau tremplin à Lester Bowie, Roscoe Mitchell, Joseph Jarman, Malachi Favors et aux participants de ce culte aléatoire et risqué à l’expression musicale [14]. »
Itinérants, polymorphes, catalyseurs. Quasiment 100 ans plus tard, le 13 octobre 2015, le quartette Transatlantic Amazon Gods termine à Nantes une tournée de deux semaines à travers la France, comme cela se fait depuis toujours ou plutôt depuis que James Reese Europe a percé le front. Composé de Mankwe Ndosi au chant et aux percussions, de Mike Ladd au chant et au synthétiseur analogique, de Sylvain Kassap aux clarinettes et à l’électronique, de Dana Hall à la batterie, il donne ce soir-là son dernier concert à quatre, avant le départ prématuré de Mike Ladd pour l’Amérique du Nord et le projet qu’il y mène avec Vijay Iyer (sur les rêves des vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan, déjà de l’histoire ancienne promise à se répéter). Les machines, qui s’étaient faites de plus en plus discrètes au fil des concerts, réapparaissent comme les silhouettes des vrais corps et des vrais esprits racontant leurs rêves. Par exemple, pour Ladd, ils sont trois cents ouvriers, sans directives, et en vérité sans qualifications, qui doivent rénover un bâtiment, alors que le « boss » a disparu, « he left everyone out »… Sylvain Kassap et Dana Hall attendent la fin du récit pour surplomber le rêveur et l’accabler de rythmes. Divers dérapages et balayages se succèdent entre la batterie et l’électronique, entre la batterie et les voix, entre tout le monde. Giratoire. Quand Ladd récite, Ndosi danse. Quand Ndosi libelle quelques onomatopées, Hall fourmille de percussions corporelles. Kassap se sert de sa conque. L’élégie n’est pas loin. Les vocalistes mignardent et passent le verrou de leurs voix. Break. Au second set, un invité se présente : le contrebassiste Joachim Florent. Le démarrage est abrupt. Presqu’immédiatement, le trio des instrumentistes a pris la barre. Kassap et Hall laissent le contrebassiste vadrouiller, approfondir, terriblement approfondir, le suivent de près, cavalcade, clef des champs. Les voix ne ressurgiront que pour creuser un meilleur écart. Elles sont récitatrices, comme les instrumentistes sont insistants. Mike Ladd se risque à demander au public une favorite song – un bien commun ? Mais quelle musique nous est commune désormais, et où est la maison ? Le temps de se poser la question, on ne sait comment au juste, sans doute grâce à quelque irrégularité, c’est un country blues du Tennessee qui a été élu et qui est interprété de la façon la plus abracadabrante qui soit, avec des appels dans tous les sens et des réponses dans tous les sens aussi… Le clarinettiste, le contrebassiste et le batteur remettent ça ensuite, un surplus, une surabondance de « jazz » de haute tenue, qui se retire à reculons. Hors de question pour Dana Hall ! À grands renforts de « Come on, now ! » et autres « We are here, now ! », il réactive le groupe, redistribue les voix et transforme le club du Pannonica en église pentecôtiste. Dans la nuit, dehors, une affiche invite à voyager dans l’exposition L’île des esclaves oubliés, l’île Tromelin dans l’océan Indien, où survécurent longtemps une poignée d’esclaves naufragés.
Catalyseurs, itinérants, polymorphes. Si l’on examine le parcours des quatre musiciens de la formation, enfants du XXe siècle qui ont pris leurs responsabilités, d’un siècle d’immixtions, de structuration et de déstructuration du monde du « jazz », de la musique, du divertissement, de la résistance… la bigarrure l’emporte. Mike Ladd, qui a des origines afro-américaines, euro-américaines, et amérindiennes, est installé en France depuis une quinzaine d’années. Mais cela fait-il de lui un Français dans cet ensemble franco-américain ? Où est sa maison, se demande-t-il souvent, tel un bluesman ? Mankwe Ndosi, qui a des origines nord-américaines et tanzaniennes, se présente comme une « culture weaver, songmaker, sensualist, dirt-lover, forager, adventurer ». Elle était à Paris un an plus tôt pour participer à un projet entre Chicago et Bamako, avec Nicole Mitchell et Ballaké Sissoko. Sylvain Kassap s’est formé à l’écoute d’un siècle de clarinettistes, depuis Barney Bigard, de Buddy DeFranco à Buddy Colette, et de John Carter à Jacques Di Donato. Il est l’impur produit de la révolution inachevée des mœurs et des mentalités dans les années 1960 et 1970, esthétiquement entre « jazz », rock, musique d’Europe centrale ou musique classique contemporaine, membre actif de plusieurs collectifs de musiciens tels qu’ils se sont mis à pulluler à partir de cette époque. Dana Hall dispose d’autant de sources et de ressources, et dirige aujourd’hui le département « jazz » de la DePaul University, à Chicago. La conscience politique travaille d’ailleurs les Transatlantic Amazon Gods. Pendant la tournée, Mike Ladd y va de sa Sea Song, de son chant de marin, apostrophant au passage les illustres navigateurs, d’Ulysse à Christophe Colomb : « Qu’est-ce qui se passe avec ce connard de Marco Polo ? » Il invoque aussi les Coasts of Ghana : « Let the voyage begin there ! ». Lors d’une soirée privée, Mankwe Ndosi éprouve un malaise : est-elle en train de rejouer l’esclave de maison devant un parterre de blanchis et de nantis inconscients de l’histoire toujours en cours ? Il faut la rassurer. Dana Hall fait quant à lui l’apologie des O’Jays et raconte l’histoire des activistes de MOVE à Philadelphie dans les années 1970, leur utopie et leur anéantissement en 1985 sous les bombes, littéralement, de la police municipale. L’occasion de revenir sur l’assassinat de Freddie Gray par la police de Baltimore et des émeutes urbaines qui s’ensuivirent, au printemps précédent, sombre printemps… En chemin, on fait même un détour par Oradour-sur-Glane pour visiter ce village vidé de toute substance depuis que, le 10 juin 1944, la 2e division SS Das Reich y perpétra son néant. Ce n’est pas le « Centre de la Mémoire » qui a attiré le groupe en tournée, mais peut-être, alors que chacun déambule sous le sceau du secret, chacun pour soi sous la pluie fine et squelettique, une pluie cendrée, quelques traces, les montres et les horloges rachitiques, les instruments de musique cabossés, tout ce monde matériel qui s’est recroquevillé et rabougri en même temps que s’évanouissaient les vies, les vies porteuses, et auquel on n’a plus voulu toucher depuis…
Polymorphes, itinérants, catalyseurs. Pendant les ateliers qui ponctuent la tournée, les musiciens exposent leurs méthodes. À l’Université Toulouse-Jean-Jaurès, Mike Ladd reprend les données de son histoire personnelle (« Je me souviens très bien du monde avant le hip-hop… » – des jams funk, par exemple). Il aborde la question du hip-hopoésie (« Les musiciens, c’est la mare, et le poète, c’est le moustique »), les questions de l’art et de l’économie, de la crédibilité et de la popularité, du pragmatisme et de l’idéalisme, du syndrome Michael Jackson et du remède Grandmaster Flash. De l’habit qui fait le moine, quoiqu’on en dise, du contexte qui produit l’événement – ainsi lorsque Philip Glass invita Vijay Iyer à jouer du piano dans son salon, devant un parterre de blanchis et de nantis qui le trouvèrent « divin » par la seule grâce d’une intronisation du maître des lieux. La centaine d’élèves du Lycée Aliénor d’Aquitaine réunis au Carré Bleu, à Poitiers, bénéficie d’un autre éclairage : le concert et la discussion qui suit font la démonstration de tout ce que l’on peut obtenir de la voix, tous les sons qui ne demandent qu’à être cultivés, comme des graines et comme des plantes. Les musiciens insistent sur l’ouverture à tout et la faculté d’adaptation qu’exige l’improvisation – déplorant toutefois que l’un des premiers tanks nord-américains à avoir pénétré dans Bagdad ait porté le nom de Bob Marley : il faut être ouvert à tout, certes, mais aussi à la critique de tout : « Pay attention to the world around you ! ». Lors de la rencontre publique au centre parisien de l’Université de Chicago, Mankwe Ndosi explique qu’elle vit dans un univers sonore sans limites et qu’elle tâche de le traduire dans une musique en devenir, dans le monde et avec le monde, une musique de la nature, de l’environnement, des choses et de la sensibilité. Qui ne se refuse rien a priori mais reste libre d’acquiescer ou d’objecter à ce qu’elle reçoit et exprime, embrasse et desserre. Le quartette devient ensemble depuis dix jours maintenant, négocie un jeu d’influences ramifiées entre tellement de matières et de manières. Dana Hall insiste sur les solutions adaptées que conçoivent ensemble les musiciens improvisateurs, sur une conception fonctionnaliste de l’improvisation : la musique est engagée et créative parce que les musiciens s’engagent différemment, collaborativement et créativement dans la situation. S’il faut vouloir se libérer des limitations, il faut savoir les utiliser aussi. Chacun questionne et est questionné par le collectif dont il fait partie. En tant que batteur, il se sait toujours responsable, mais il ne se contente jamais de répondre à la demande. Il anticipe aussi, et dévie. Mike Ladd confirme : il n’a peut-être jamais été aussi bien porté aux nues. Ce qui lui permet de casser les codes, lui qui ne se sert pas d’un objet extérieur à son corps. Quant à son free style, puisqu’il ne veut pas tricher et réciter des textes avec des musiciens improvisateurs, il exploite ce qu’il a pu mémoriser, intégrer, et décliner. Sylvain Kassap ne saurait dire pour autant quel type d’improvisation il pratique, puisque la question se pose. Lui importe surtout de jouer ce qu’il ressent et ce qu’il pense, et ce à quoi on le fait penser, puis de faire avec. Pour terminer cette tournée, Dana Hall dirige une masterclass de deux jours au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris, avec les classes de Joe Quitzke et de Jean-Charles Richard, suivi d’un concert de restitution par leurs étudiants du département jazz. On l’entend dire dans les salles et les couloirs, au cours de ces 48 heures :
« The beauty with Ornette’s music is, well, the inexactitudes also… Listen with your ears and with your heart… No fear… What’s out of control ?… See what we’re doing now ? We’re changing it… Happy to give you that information… Make it an ensemble also by not swinging… Chaotic… Find creative ways to be part of the performance even when you’re not soloing… Make with that distance… You have to leave me some space so that I can play with you… »
Cent ans plus tôt, la mention d’Ornette Coleman en moins, James Reese Europe n’aurait peut-être pas dit mieux.
[1] « Although Europe and his orchestra were brought back to the stage at Carnegie Hall in 1913 and again in 1914, the Clef Club Concert of May 2, 1912, was the crowning achievement of Europe’s Clef Club years. The success of that first concert, and the public attention it received, elevated Jim Europe’s personal reputation as a composer, a conductor, and, especially, as an organizer at the top of his profession. Du Bois’s Crisis, which named him one of its “Men of the Month” for June, stated that one of his most distinguishing characteristics was “his genius for organization”. » Badger, 1995, p. 68-69.
[2] Abdullah, 2004, p. 8-9.
[3] Southern, 1976, p. 288.
[4] Pour Lewis, l’AACM « encourage la multiplicité des points de vue, des esthétiques, des spiritualités et des méthodologies ». Lewis, 2008, p. X-XI.
[5] Bowie, 1969, p. 16-19.
[6] Interview avec Lincoln Beauchamp, Jr., “Chicago Beau”, in Beauchamp, 1998, p. 43.
[7] Cité par Lewis, 2004, p. 120.
[8] Cité par Lewis, Ibid., p. 110.
[9] Cité par Lewis, Ibid., p. 116.
[10] Jarman, 1995, p. 24-25.
[11] Bowie, 1992, p. 4-5.
[12] Lewis, 1998, p. 86. Lewis recoupe ici le questionnement de Stuart Hall dans « What is this Black in Black Popular Culture ? », texte dans lequel le sociologue cherche à cerner ce « processus de diasporisation », un « processus de déséquilibrage, de recombinaison, d’hybridation et de “cut-and-mix” » (« découpage et mélange »). Voir Hall, 2007, p. 74-75.
[13] Moten, 2015, p. 191.
[14] Hofstein, 1969.
Porté depuis toujours sur « la diversalité », du poétique au politique et retour, sur les phénomènes de « double conscience » et les altérités internes aux sociétés occidentales – plus particulièrement sur les musiques afro-américaines en tant qu’institution sociale alternative, Alexandre Pierrepont partage son temps entre l’Amérique du Nord et la France, entre les différents « mondes du jazz » et quelques institutions de type universitaire. Anthropologue s’attachant à faire communiquer, sur le terrain, à même la vie courante et possiblement populaire où se vivent toutes les aventures, l’univers de la recherche dite scientifique et celui de l’expérimentation socio-musicale, il navigue souvent en haute mer, récemment grâce au réseau d’échanges transatlantiques The Bridge. Auteur notamment de Le Champ jazzistique (Éd. Parenthèses, 2002) et de La Nuée : L’AACM, un jeu de société musicale (Parenthèses, 2015), il s’acoquine parfois avec des improvisateurs pour imaginer des jeux de construction combinant, de manière presque hallucinatoire, poésie et musique.
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Pour citer l'article
Alexandre Pierrepont : « Tracées et lancées de James Reese Europe » , in Epistrophy - Quand soudain, le jazz ! / Suddenly, jazz !.03, 2018 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/tracees-et-lancees-de-james-reese.html // Mise en ligne le 2 juillet 2018 - Consulté le 2 décembre 2024.