Pour citer l'article
Matthias Glenn
En France, le rock’n’roll des années 50 a été importé, produit et diffusé en grande partie par des acteurs du champ musical et artistique qui entretiennent d’étroites relations avec le milieu du jazz. L’entrée du rock’n’roll par les portes du jazz s’inscrit dans un processus historique d’importation de musiques américaines et permet donc de poser la question d’une « américanisation culturelle » par des acteurs français spécialisés dans l’importation culturelle. Néanmoins, la continuité du processus pose problème car jazz et rock ont tous deux incarné en leur temps une modernité musicale, alors que le passage du jazz au rock’n’roll devrait logiquement recouvrir une opposition de type tradition/modernité. En pratique, les passionnés de jazz qui importent le rock’n’roll ne remettent pas en cause la modernité que le jazz a incarnée et témoignent au contraire d’une capacité à résoudre la tension entre tradition et modernité. À travers l’importation du rock’n’roll par les passionnés de jazz. Ce travail propose donc une réflexion sur la construction d’une modernité à deux faces, à savoir les incarnations musicales d’une modernité américaine et esthétique.
Fifties rock n’ roll was imported to France, where it was also produced and diffused, largely thanks to figures of the musical and artistic field. Jazz opening the door to rock registers a historical phenomenon of the importation of American music by French players and opens a discussion of the americanization of culture. This being said, the continuity expected in such a process being that of a passage from the tradition to the modern, there is a break in the logic here : jazz and rock in their times both embodied musical modernism. Those who imported rock music did not question the modernity of jazz, their attitude thusly neutralized the opposition between tradition and modernity and allowed an effect of continuity from jazz to rock. Beginning with the importation of rock by jazz fanatics, a reflection on the construction of a double-sided modernity may be opened : the musical incarnations of a modernity both american and esthetic.
Apparus au cours du 20e siècle, le jazz et le rock ont incarné une époque, un air du temps, et il suffit de se plonger dans quelques documentaires ou ouvrages pour comprendre que ces phénomènes musicaux sont replacés dans des univers socioculturels, politiques et économiques bien plus larges. Au jazz l’effervescence des « années folles » et de la fin de la deuxième guerre mondiale, au rock l’insouciance des « Trente Glorieuses ». Dès leur apparition, ils ont été saisis par des passionnés comme marqueurs temporels et identitaires, totems culturels de générations successives. Le creuset de ce saisissement est d’ordre cosmogonique : le jazz puis le rock marquent la naissance d’un nouveau monde, ils sont présentés comme l’illustration et l’outil de construction d’une modernité, chacun des deux se partageant une moitié de siècle. Par simple logique, on pourrait penser que le vieillissement progressif et inévitable du jazz, et donc le vieillissement de la modernité qu’il a incarnée, a laissé place au fleurissement d’une nouvelle modernité socio-culturelle qui a pris corps musicalement dans le rock, les baby-boomers chassant les générations précédentes. Validant l’idée de rupture, Paul Yonnet explique l’apparition du rock’n’roll aux États-Unis par « l’ouverture d’une sorte de no man’s land musical » provoqué par l’effondrement progressif du jazz après la guerre [1]. Pour Yonnet, la culture rock s’est construite contre le jazz (entre autres) ; pour justifier cette idée, il mobilise une scène du film Rock Around The Clock (1956) où des jeunes détruisent les disques de jazz d’un professeur :
[cette scène du film] avait posé en un raccourci saisissant une image des ruptures générationnelles introduites par le rock dans l’ordre des goûts comme dans celui des technologies : le rock’n’roll s’opposait au jazz comme les adolescents à leurs aînés, et le nouveau microsillon 45 tours – média initial du rock – au 78 tours [2].
Cependant, en s’intéressant exclusivement au cas français, on s’aperçoit que la transition du jazz au rock’n’roll peut autant s’analyser en termes de continuité que de rupture. En effet, un grand nombre d’acteurs qui importent le rock’n’roll en France sont des passionnés de jazz nés avant la guerre. Dans ce cas, comment le rock’n’roll a pu y trouver un socle d’implantation alors que son apparition menaçait le jazz de « déclassement [3] », c’est-à-dire de renvoyer par son caractère neuf le jazz au passé, permettant ainsi à de nouveaux entrants de disputer aux « anciens » l’espace disponible ?
Il serait bien difficile d’apposer les marqueurs temporels et identitaires des deux modernités que le jazz et le rock incarnent. S’agit-il de l’incarnation musicale d’une modernité sociale, culturelle, économique et technique, étroitement liée au processus de modernisation des sociétés occidentales ou simplement d’une modernité esthétique, c’est-à-dire une façon contemporaine de concevoir le « beau » ? Somme toute, la modernité du jazz et du rock n’est-elle pas l’application d’un mot savant pour recouvrir une réalité beaucoup plus simple, celle d’une mode artistique qui incarne l’actualité du temps présent ? La polysémie de la modernité rend tout simplement impossible l’attribution caractérisée d’une modernité à un courant artistique. Par contre, l’envisager comme Michel Foucault, c’est-à-dire la concevoir comme une « attitude », « un mode de relation à l’égard de l’actualité [4] », puis la replacer dans la théorie bourdieusienne des champs, c’est-à-dire comme une position dans l’espace d’un champ qui entraîne une prise de position, permet de reformuler autrement la question. En replaçant le problème au cœur même des actions d’acteurs, et donc en quittant le regard porté sur une modernité objective supposée, il est possible de considérer l’importation du rock par les passionnés de jazz comme une continuité de position et non plus comme une rupture problématique. Il reste donc à comprendre les modalités et le sens d’un processus continu où, du jazz au rock’n’roll, des acteurs agissent et se positionnent pour une modernité musicale. Ces acteurs se sont spécialisés dans l’importation, la production et la diffusion de musiques américaines dont le sens continu est une double prise de position motivée par l’image (fantasmée ?) d’une modernité américaine et d’une modernité esthétique.
Cette contribution ne prétend pas apporter de nouveaux résultats sur la transition du jazz au rock’n’roll. En effet, Ludovic Tournès et Gérôme Guibert ont déjà bien approfondi l’importation du rock’n’roll en France par des acteurs du jazz, l’un dans le cadre d’un livre sur l’implantation du jazz en France [5], l’autre dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la production des musiques amplifiées [6]. Il s’agira surtout de remettre en perspective l’effet de continuité, là où la contextualisation des auteurs qui suivent une trame plus ou moins chronologique tend à effacer cet effet de continuité au profit d’un rapport plus conflictuel et contextuel – qui par ailleurs existe bel et bien. Une sociologie qui met l’accent sur des processus longs et non sur le caractère inédit d’un contexte historique – présent ou passé –permet justement de révéler les connexions que différents contextes peuvent entretenir et sur lesquels des faits se fixent et se développent. Les travaux de Norbert Elias, Pierre Bourdieu ou plus récemment Natalie Heinich et Antoine Hennion ont déjà montré l’intérêt d’une sociologie qui saisit les faits culturels dans leur épaisseur historique [7]. Pour finir, les similitudes, doublées par des histoires croisées d’acteurs du jazz et du rock’n’roll, permettront de dépasser une mise en lumière du processus d’importation par le biais d’un genre musical précis.
Les acteurs qui participent à introduire le rock’n’roll en France font partie de ce que Guibert appelle l’industrie du music-hall, c’est-à-dire le réseau de coopérations [9] réunissant les professionnels du disque, les artistes, les médias et le milieu du spectacle [10]. Autrement dit, il s’agit d’une importation à trois volets : « en jouer, le produire, le diffuser ». Il ne s’agira pas de présenter une liste exhaustive de ces acteurs mais plutôt de choisir quelques figures emblématiques du milieu des années 50 et de retracer leur trajectoire musicale pour mieux comprendre le lien qu’ils entretiennent avec le milieu du jazz.
En janvier 1956, Jacques Hélian et son orchestre enregistrent la chanson « Rock Around The Clock » (sous le titre « Toutes les heures qui sonnent ») de Bill Haley, alors considéré comme l’un des pionniers du rock’n’roll américain par la presse jazzistique française [11]. En octobre 1956, il enregistre successivement « Rock And Roll-Mops », une chanson signée Michel Legrand et Boris Vian (on y viendra), « Rock And Roll Parade » et « C’est le Rock And Roll », là encore, co-signée avec Legrand. Jacques Hélian est né en 1912 à Paris. Il rejoint l’orchestre de jazz de Roland Dorsay et ses Cadets en 1932 via l’intermédiaire de Raymond Legrand (le père de Michel Legrand et beau-frère de Jacques Hélian). De 1934 à 1936, Hélian joue au sein des Vagabonds du Jazz, l’ancien orchestre de Raymond Legrand. Symptomatique des fortes interpénétrations entre jazz et music-hall, l’orchestre intègre à son répertoire des sketches musicaux (court spectacle comique mis en musique) comme « Tout Va Très Bien Madame La Marquise ». En 1936, il rejoint l’orchestre de Jo Bouillon, dont Maurice Chevalier est le parrain, puis l’orchestre de jazz de Ray Ventura. Mobilisé pour la guerre, il ne reprend ses activités musicales qu’à partir de 1943 en fondant cette fois son propre orchestre [12]. En 1957, il reçoit un prix de l’Académie Charles-Cros [13] danos la catégorie « Sketch musical » pour la chanson « Tout est tranquille ». Ses nombreuses collaborations avec des chanteurs comme Maurice Chevalier en font désormais un chef d’orchestre de music-hall, de chanson française et de variétés même s’il recrute des musiciens français de jazz [14]. La trajectoire d’Hélian est représentative de la reconversion des pionniers français du jazz dans la variété [15]. Mais le lien avec le jazz persiste dans les années 50 puisque Hélian invite en France des jazzmen américains.
En juillet 1956 sort le disque Henry Cording And His Original Rock And Roll Boys. Boris Vian a écrit les paroles, Michel Legrand a composé la musique et Henri Salvador interprète les titres. Michel Legrand, né en 1932 à Paris, est donc le fils du chef d’orchestre Raymond Legrand et le neveu de Jacques Hélian. Il étudie la musique classique au Conservatoire de Paris. En 1951, il écrit des arrangements pour l’orchestre de jazz de son père. En 1953, il devient chef d’orchestre pour la Radiodiffusion puis pour les artistes de Jacques Canetti, directeur artistique et producteur chez Philips. Parallèlement aux accompagnements de chanteurs français (Léo Ferré, Henri Salvador, Maurice Chevalier pour ne citer qu’eux), il mène plusieurs projets de jazz, notamment des arrangements pour l’Américain Dizzy Gillespie ou encore l’enregistrement d’une histoire sonore du jazz. En 1958, il enregistre le disque Legrand Jazz : Michel Legrand dirige les géants du jazz américain [16].
Boris Vian est né le 10 mars 1920 à Ville d’Avray dans les Hauts-de-Seine. La trajectoire artistique de Vian est indissociable de sa passion pour le jazz. A 14 ans, il apprend la trompette et adhère en 1937 à l’association française de jazz, le Hot Club de France (HCF). En 1942, il intègre l’orchestre de jazz de Claude Abadie. Il écrit également des chroniques pour le magazine Jazz Hot à partir de 1946 et l’essentiel des articles de Jazz News, de 1948 à 1950. Il participe à Paris et en province à des conférences sur le jazz et la « culture noire ». Il fait partie du jury de l’Académie Charles-Cros. En 1955, Vian est chargé d’établir pour Philips un catalogue de jazz en puisant dans les catalogues américains. À partir de 1956, il fonde plusieurs collections de jazz [17]. Ses œuvres littéraires sont largement empruntes d’une atmosphère jazzistique. Par exemple, le personnage de Chloé dans L’écume des jours fait référence à la chanson éponyme de Duke Ellington. Il entame à partir des années 50 une carrière d’auteur-interprète relevant plus de la chanson française que du jazz à proprement parler, bien qu’il s’entoure lui aussi de musiciens de jazz (trajectoire similaire à celle d’Hélian). Il est d’ailleurs convié aux réunions de la section « Variétés » de Philips et, sur 132 séances d’enregistrement qu’il supervise en tant que directeur artistique entre 1956 et 1959 (dont des enregistrements d’Henri Salvador), seules quinze concernent le jazz [18]. En 1957, Vian organise avec Alain Goraguer (arrangeur sur le disque rock d’Henry Cording) une conférence sur le rock’n’roll à la Discothèque Saint-Lazare [19].
Pour finir, Henri Salvador est né en 1917 à Cayenne. Surtout connu pour ses sketches humoristiques et ses chansons (il obtient le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros en 1949 pour « Parce que ça me donne du courage »), Salvador a aussi été un musicien de jazz, formé à la guitare par Django Reinhardt. Il a joué dans quelques orchestres de jazz avant la guerre, notamment avec Reinhardt et surtout, de 1941 à 1945, dans l’orchestre de Ray Ventura, comme Jacques Hélian quelques années plus tôt [20]. Dans Jazz Magazine, il est célébré comme le « meilleur chanteur français de jazz [21] ».
J’aurais pu également citer les participations à l’importation du rock’n’roll de Moustache, Sacha Distel ou encore Mac-Kac mais les quelques exemples examinés ci-dessus suffisent à évaluer à sa juste valeur l’importance de l’importation – via ici une production française – puisque ces compositeurs, auteurs, interprètes, arrangeurs et chefs d’orchestres sont dominants – tout du moins dans le domaine des musiques non légitimes du point de vue de l’institution académique et scolaire, donc dominants dans l’espace dominé du champ musical – en termes de visibilité médiatique, de reconnaissance par leurs pairs et de sollicitations professionnelles [22]. Il ne s’agit ni d’une avant-garde intellectuelle comme cela a pu être le cas pour l’introduction du jazz en France [23], ni de nouveaux entrants dans le champ (à l’exception du jeune Legrand qui se fait connaître au cours des années 50). Nés avant la Seconde Guerre mondiale, ils ont derrière eux des années de pratique musicale. Qu’il s’agisse de Legrand, Hélian, Salvador ou Distel, ils doivent plus leur popularité à leur connexion avec les variétés du music-hall qu’à leur carrière jazzistique (à l’exception de leur reconnaissance par les critiques de jazz), bien qu’ils aient contribué, selon une dynamique inverse, à populariser un peu plus la musique jazz en « jazzifiant » leurs productions [24]. Ainsi, ces producteurs de rock’n’roll n’appartiennent pas directement au champ de production jazzistique. En fait, leur inscription dans l’industrie du music-hall ne permet pas de les affilier à un genre musical hermétique ; il est impossible de systématiser une catégorisation des acteurs musicaux par genre musical. L’un des points essentiels du livre de Tournès est justement de montrer l’extrême vivacité des connexions transgenres et des collaborations entre des acteurs qui coopèrent au sein d’un même évènement ou d’une même production musicale. Pour schématiser à gros traits, la musique jazz est jouée dans les salles de music-hall, les spectacles de music-hall et la chanson française se jazzifient – c’est-à-dire qu’ils empruntent des éléments musicaux ou des effets sonores au jazz –, les musiciens de jazz sont employés pour accompagner les chanteurs de variété, etc. Néanmoins, les trajectoires des acteurs qui ont introduit le rock’n’roll en France montrent bien une forte imprégnation jazzistique. La musique jazz a constitué un background culturel autour et à partir duquel ils ont été éduqués musicalement parlant. On notera par ailleurs la récurrence des collaborations entre des acteurs qui, unis par une même passion (voir par des liens familiaux), appartenant au même cercle de sociabilité, dont Saint-Germain-des-Prés constitue le centre névralgique, pourraient former ce que Becker appelle un monde de l’art, c’est-à-dire un réseau de « coopération » à travers lequel l’art se fait [25]. Chez Becker, ce réseau de coopération ne nécessite pas une relation interpersonnelle ; c’est pourquoi le terme de milieu du jazz est préférable, en tant que groupe social dont le lien est autant formel qu’informel, une « mafia » où sont étroitement mêlés intérêts et nécessités professionnelles, goût esthétique et culture communautaire.
Le terme « rock’n’roll » apparaît dans le magazine Jazz Hot en février 1956, mais il faut attendre le mois de novembre pour qu’un article de fond y soit consacré [26]. Plus précoce, Jazz Magazine propose une réflexion sur le phénomène américain dès 1955 [27]. La prise en compte par la presse jazzistique est sans commune mesure avec sa diffusion à la radio, en particulier dans Salut Les Copains, l’émission de Frank Ténot et Daniel Filipacchi, lancée en 1959. En effet, à partir des années 60, l’audimat des radios périphériques augmentent de manière exponentielle, comme en témoigne « La nuit de la Nation », manifestation musicale organisée par Salut Les Copains (l’émission de radio et le magazine éponyme, tous deux tenus par Filipacchi et Ténot) le 23 juin 1963 où sont rassemblées sur la place parisienne 150 000 personnes [28].
Frank Ténot, né en 1925 à Mulhouse, secrétaire général du Hot Club de Bordeaux depuis 1944, anime après la guerre l’émission de radio Jeunesse Du Jazz sur Paris-Inter et est employé en 1946 comme rédacteur à Jazz Hot (puis comme secrétaire de rédaction dès l’année suivante). Il fait alors partie du jury de l’Académie Charles Cros, évoquée plus haut. Ténot est ensuite engagé comme directeur artistique du label de jazz Pacific.
Daniel Filipacchi est né en 1928 à Paris. Il entre dans la presse non en tant que spécialiste du jazz mais en tant que photographe pour Paris-Match. Filipacchi et Ténot deviennent rédacteurs en chef de Jazz Magazine puis les directeurs et propriétaires. Ils animent également à partir de 1955 une émission radiophonique : Pour ceux qui aiment le jazz et organisent des concerts de jazz en France, notamment ceux de jazzmen américains [29]. L’équipe composée par Filipacchi et Ténot pour Salut Les Copains est recrutée au sein du réseau jazzistique (Jazz Magazine, HCF) [30].
Certains labels français qui éditent les disques américains de rock’n’roll et produisent les artistes et groupes de rock français du début des années 60 ont eux aussi un lien, direct ou indirect, avec le milieu du jazz. Johnny Hallyday, El Toro et les Cyclones – le groupe de Jacques Dutronc – et Les fantômes signent chez Vogue, qui a par ailleurs édité le « Rock Around The Clock » de l’américain Bill Haley. Fondé en 1947 par Charles Delaunay, Léon Cabat et Albert Ferreri, Vogue, anciennement nommé Jazz Disques, absorbe, au début des années 1950, Swing, l’autre label de jazz créé en 1937 par Delaunay et Hugues Panassié, puis Pacific au début des années 1960. Les Disques Barclay ont également joué un rôle dans la production du rock français, notamment en signant Danyel Gérard, Les Chaussettes noires et Vince Taylor. Si le label n’est pas spécialisé en jazz, là encore, la trajectoire de son fondateur permet de tenir le lien.
Né en 1921 à Paris, Eddie Barclay organise pendant l’occupation des fêtes clandestines dans une cave à Saint-Germain-des-Prés où les zazous viennent écouter du jazz américain interdit par les autorités allemandes depuis 1941. Il donne également des conférences sur l’histoire du jazz avec Delaunay. Eddie et sa femme Nicole font d’ailleurs partis du HCF et fondent en 1945 le label Blue Star qui prendra pour nom les Disques Barclay en 1957. En 1948, Barclay fonde la revue Jazz News. Également musicien, Barclay et son orchestre de jazz accompagnent quelques grands noms du jazz américain. En 1954, les époux Barclay fondent avec Jacques Souplet Jazz Magazine [31].
Les positions occupées par les acteurs de l’importation sont diverses, si bien qu’elles permettent de retracer l’ensemble de la chaîne de production du champ musical, de la production à proprement parler (directeurs artistiques, compositeurs, paroliers, interprètes et directeurs de label) jusqu’à la diffusion et la réception (presse musicale, radio). Au début des années 60, la musique rock est produite et diffusée en grande partie grâce aux actions des passionnés de jazz qui détiennent des postes clefs dans l’industrie du music-hall.
En raison des postes qu’ils occupent, certains acteurs de l’importation voyagent aux États-Unis. Dans le milieu des années 1950, les disques américains sont encore rares en France. La diffusion de musiques américaines nécessite un réel contact avec le pays émetteur. Si la présence de soldats américains sur le sol français aux lendemains des deux guerres mondiales a bien entendu participé à l’introduction du jazz et du rock’n’roll, les voyages de ces acteurs ont été tout aussi importants. Le jazz et le rock’n’roll arrivent en France parce qu’ils ont littéralement traversé l’Atlantique, dans les valises des importateurs. Par exemple, le disque parodique d’Henri Salvador est né suite à une tournée aux États-Unis en 1956 de Michel Legrand qui ramène avec lui des disques de rock’n’roll [32]. Les responsables de catalogue sont envoyés aux États-Unis par leur label pour signer des contrats avec les maisons de disques américaines, de manière à pouvoir éditer certains disques en France. En considérant exclusivement ces voyages sous un angle utilitaire et commercial, on négligerait la fascination de la culture américaine par les amateurs français de jazz qui associent leur objet de passion à son « pays de naissance [33] ». Il est d’ailleurs très symptomatique que la presse jazzistique rende compte du rock’n’roll américain mais passe complétement sous silence les rockers anglais des années 1950 comme Tommy Steele, Cliff Richard et surtout les Shadows qui jouissent d’une grande popularité auprès des jeunes français amateurs de rock’n’roll. Denis-Constant Martin et Olivier Roueff ont déjà repéré dans la première moitié du 20e siècle que « l’Amérique est perçue comme un pays dont la modernité industrielle et surtout culturelle exerce une influence, récente mais forte, sur le Vieux Continent » [34]. La presse jazzistique consacre par exemple des articles ou même des rubriques (« Voyage au pays du blues » dans Jazz Hot) à l’actualité musicale américaine. Dans Jazz Magazine, Filipacchi raconte son séjour à New-York [35]. Loin de se cantonner à une information musicale, les journalistes dépêchés sur place en profitent le plus souvent pour brosser un tableau culturel et social des États-Unis, à travers lequel s’exprime une certaine fascination pour la modernité américaine :
Partir en Amérique !… Ces mots, chargés d’une signification quasi-magique pour les amateurs de jazz et de blues, représentent, en général, une sorte de rêve presque irréalisable […] Ce premier contact avec les U.S.A. permet de voir le côté moderne de ce pays (éclairage au néon, air conditionné, décorations sobres et de bon goût…) [36].
La fascination pour une modernité américaine renvoie au constat d’une crise de la société française [37] qui apparait alors comme l’anti modèle : « Et l’Amérique, qui nous précède souvent dans le lancement des modes commerciales, en est déjà à la chanson d’une minute et demie à deux minutes [38]. » La passion pour le jazz est, dans une construction mythique de plusieurs décennies, indissociable d’une image fantasmée des États-Unis qui apparait comme le phare occidental de la modernité technique, économique et culturelle.
Outre sa traduction de 5 romans américains (policiers et science-fiction), Vian s’inspire largement des romans noirs de Peter Cheyney et de Raymond Chandler pour ses propres livres qu’il signe sous le pseudonyme Vernon Sullivan. La référence aux romans américains est véritablement mise en scène puisque Vian se présente comme le traducteur de Sullivan [39] et rédige en anglais un faux original de J’irais cracher sur vos tombes [40]. Pour leur disque de rock’n’roll, Henri Salvador et Michel Legrand américanisent leur nom (Henry Cording et Mig Bike) ; de même pour Edouard Ruault qui devient Eddie Barclay. Sur la trame d’une modernité américaine se construit le « modèle américain » que les Français devraient suivre :
On dit qu’aux États-Unis (pays barbare, comme chacun sait) les techniciens de l’enregistrement se mettent au service du chanteur ou de la chanteuse en les priant simplement de chanter comme il (ou elle) en ont l’habitude. Puis ils se débrouillent pour placer leurs micros judicieusement, et obtenir des résultats que certains considèrent actuellement comme imbattables. En France, certains techniciens font tout de suite comprendre à l’interprète que c’est à lui de s’adapter au matériel, et que s’il n’accepte pas de chanter debout sur un petit banc, la tête inclinée à quarante-cinq degrés, le dos tourné à l’orchestre avec onze paravents devant le nez, ils ne répondent plus de rien [41].
Ainsi, au contact direct avec des pratiques américaines perçues comme modèle, les acteurs de l’importation du jazz et du rock’n’roll ne se limitent pas à l’importation d’une musique. Tournès a par exemple montré qu’Eddie et Nicole Barclay innovent dans la constitution du catalogue de leur label [42]. De retour d’un voyage aux États-Unis, les époux Barclay diversifient leur catalogue alors que jusqu’à présent, les labels discographiques européens étaient plus ou moins spécialisés dans un genre musical. Blue Star, initialement destiné à la diffusion de la musique jazz, s’ouvre très vite aux variétés françaises puis au rock’n’roll et au yé-yé du début des années 60. L’importation du rock’n’roll s’inscrit dans la continuité d’un mouvement déjà en cours lors de l’importation du jazz et qui consiste en une association de l’importation d’un objet culturel américain (jazz, rock’n’roll, blues) et de l’importation d’un « savoir-faire » américain. Sur ce point, l’exemple de la radio périphérique Europe N°1 en est le plus significatif, notamment à travers son émission Salut Les Copains. Parmi les nombreuses innovations que Filipacchi « ramène » des États-Unis, on peut citer la lecture de publicité sur fond musical – voir la mise en musique d’une publicité avec le texte chanté –, le débordement de la voix de l’animateur sur l’introduction d’une chanson, un ton familier employé avec les invités et les auditeurs, l’interpellation des invités par leur prénom, etc. Exemple type de cette nouvelle façon de « faire la radio », Filipacchi recourt au jingle ou logo sonore, courte phrase musicale destinée à identifier musicalement une émission. Il importe également des innovations techniques comme des casques plus petits, l’utilisation d’un circuit électronique qui lui permet d’allumer ou d’éteindre son micro lui-même alors que jusqu’à présent cette tâche était dévolue au réalisateur de l’émission et non à l’animateur [43]. Pour Tournès, Hugues Panassié, l’un des barons principaux des réseaux et organes jazzistiques français, a contribué à l’importation en France du comportement du public noir américain, comportement qui s’étendra plus tard au public rock. Ayant assisté à des concerts de jazz aux États-Unis, Panassié a compris l’importance de la dimension physique du concert qui concerne autant l’orchestre que le public. À travers son Bulletin du Hot Club de France, il invite donc le public français à manifester physiquement son plaisir, en s’exclamant par exemple lors de passages intéressants ou en battant des pieds ou des mains (dans le rock, on balancera également la tête) ou encore en soulignant vocalement son plaisir par « Yes-Yes », qui est pour Tournès l’origine du terme « yé-yé [44] » et sera contracté dans le rock pour devenir simplement « Yeah [45] ». Pour finir, on attribue souvent le rapport inédit du public à la star, l’amateur ou le passionné prenant alors la figure du fan, voir du fanatique, avec les « movies stars » hollywoodiennes et les « rock stars » des années 1950 (Elvis), 1960 (Beatlemania, Stonemania) et 1970 (Jimi Hendrix, Pink Floyd, Led Zeppelin, etc.), l’artiste prenant alors la figure d’un Dieu moderne [46]. Là encore, le focus sur le rock empêche de voir des dynamiques amorcées dans le jazz et, pour ce qui nous intéresse ici, l’importance des importateurs français puisque Tournès montre qu’Hugues Panassié et ses rédacteurs, en entretenant un isolement culturel – l’Occupation allemande empêchait toute relation avec les États-Unis, même culturelle – rapportaient en privilégiés revenant de « terre sainte » des nouvelles d’Amérique [47].
La fascination pour une modernité américaine entraîne ici ce qu’on appelle communément – mais non sans ambiguïté – une américanisation. Américanisation de quoi ? De la société française, des esprits, de l’économie ? Et quel type d’américanisation ? Une invasion culturelle, une présence symbolique ? Pour Tournès, le développement de cette notion lors des Trente Glorieuses dans le champ académique, directement rattachée à celle d’acculturation, n’est pas étranger au rapport inégal entre la France d’après-guerre et les États-Unis :
L’acculturation a été utilisée comme schéma explicatif, soit directement, soit sous la forme de la métaphore de la “modernisation”, pour analyser les mutations intervenues en France au 20e siècle, et particulièrement après 1945, sous “influence” américaine [48].
Difficilement maniable, la notion d’américanisation peut au moins servir ici dans une application très concrète et restreinte : il s’agirait de la combinaison de la perception des États-Unis par des acteurs français qui construisent le pays en modèle technico-culturel et les conséquences concrètes de cette perception via les actions des acteurs, à savoir ici l’importation d’objets culturels, de techniques, de pratiques et de « savoir-faire ».
Les organes français du jazz (labels, presse) et certains acteurs du music-hall ont donc constitué pour le rock’n’roll un socle d’appui qui a permis son introduction en France. Fondés au cours de la première moitié du 20e siècle (à partir des années 1930), ces organes étaient déjà spécialisés dans l’importation et la diffusion d’une musique identifiée comme américaine. En cela, et parallèlement aux impératifs commerciaux des professionnels du disque et des médias, l’importation du rock’n’roll par les passionnés de jazz constitue la continuité d’un processus d’importation dont la dynamique est en partie soutenue par l’image d’une modernité américaine et qui justifie, outre l’importation d’une modernité musicale, la modernisation de techniques et de savoir-faire. Il reste néanmoins à comprendre comment ces passionnés de jazz composent avec la nouveauté esthétique que constitue le rock’n’roll alors même que son apparition remet en cause la modernité du jazz.
L’importation du rock’n’roll par les passionnés de jazz ne doit pas laisser supposer que ces derniers soient de fervents amateurs du nouveau style musical. Bien au contraire, pour une partie d’entre eux. Michel Legrand rappelait récemment dans une interview que le disque qu’il a enregistré avec Vian et Salvador a été fait « comme une parodie, comme une blague, pour rire » [49]. Dans la presse spécialisée (Jazz Hot, Jazz Magazine, Bulletin du Hot Club de France), certains journalistes se montrent peu tendres avec le rock’n’roll. En fait, il n’existe pas de points de vue partagés unanimement : certains affichent une ironie moqueuse, d’autres présentent de sévères condamnations, d’autres encore y sont indifférents ou même favorables. L’argument commercial entre bien entendu en jeu. Henri Salvador raconte ainsi le disque qu’il a réalisé avec Legrand et Vian :
On ne se prenait pas du tout au sérieux, il y avait beaucoup de dérision et de moquerie dans notre attitude vis-à-vis du rock. C’était du mauvais jazz, du blues médiocre. En même temps, ça ne me dérangeait pas de laisser de côté mes goûts personnels pour m’amuser à faire des parodies. De toute façon, dans les variétés, il n’y avait pas de place pour ce que j’aimais vraiment. L’exemple le plus célèbre, c’est « Zorro est arrivé ». Je n’aimais pas du tout cette chanson, si je m’étais écouté je ne l’aurais jamais enregistrée. C’est encore ma femme qui m’a forcé à la faire, et je ne l’aimais tellement pas que je l’ai reléguée en quatrième position sur le disque. Évidemment, je me suis trompé, parce que ce fut l’un de mes plus grands succès [50].
La réception du rock’n’roll par les passionnés de jazz n’est bien sûr pas la même au milieu des années 1950 qu’au début des années 1960 : « Dans cette seconde partie des années 1950 en effet, le rock arrive dans l’Hexagone sans qu’on en mesure d’abord très bien les conséquences artistiques, économiques et sociales [51]. » Une fois l’importance sociale et culturelle révélée aux yeux des acteurs, il va de soi que le rock’n’roll devient un enjeu commercial pour l’industrie de la musique dont ses professionnels passionnés de jazz, à l’image de Barclay, Filipacchi ou encore Ténot, se rapprochent d’ « un courant entrepreneurial et pragmatique [52] ». Mais la lecture économique ne permet pas de comprendre l’inscription du rock à la grande famille du jazz par les passionnés et journalistes. Certes, il s’agit d’un mauvais jazz (comme le souligne Salvador), d’un jazz vulgaire, d’un jazz simpliste, mais du jazz tout de même. Cette position paradoxale des acteurs (entre distance et intégration/acceptation) ne peut se comprendre qu’en la restituant dans l’espace plus large de leur conception du jazz et de leur position dans l’histoire du champ jazzistique, qui ne découle pas nécessairement d’impératifs commerciaux – ou en tout cas non totalement. Là encore, un effet de continuité se fait jour dans les différentes positions vis-à-vis du rock’n’roll, relatives à un rapport particulier à la modernité qui oppose dans le milieu du jazz les « essentialistes » et les « anti-essentialistes ».
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, « le groupe des Six », association de compositeurs réagissant contre l’impressionnisme et le wagnérisme, s’intéresse à la musique jazz en quoi il reconnaît, à travers les rythmes syncopés, une « transposition musicale d’une modernité incarnée par l’industrie et la machine [53] ». Mais cette modernité est plus complexe qu’elle n’y parait, la transposition agissant par un mécanisme d’inversion :
Retour à la mélodie, valorisation du rythme et appel aux formes de l’art populaire moderne qui peuvent féconder utilement une musique savante engluée dans les formes trop ambitieuses de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Contrairement à la modernité surréaliste, qui s’efforce de faire table rase du passé, celle-ci a plutôt des allures de retour aux sources, notamment par son éloge de l’art populaire simple et direct [54].
Comme la modernité baudelairienne qui s’opposait à la modernisation sociale et à la révolution industrielle [55], la modernité du jazz – par l’irrégularité des rythmes syncopés qui provoque de l’inattendu se construit contre la modernité régulière des machines [56]. Le jazz apparait alors comme une musique moderne à une époque où le champ artistique est fortement marqué par la thématique de la modernité et où le « neuf » et la « nouveauté » sont célébrés comme valeurs esthétiques depuis le milieu du 19e siècle [57]. La modernité du jazz renvoie également à la crise intellectuelle et artistique de la veille Europe :
[Les milieux] intellectuels et artistiques seraient trop éloignés des réalités qui les entourent ; d’où la nécessité de « recoller au temps présent », qui passe par la recherche de la sensualité, de l’authenticité (pulsion, nature, primitivité), du populaire (arts populaires, traditions nationales) ou du moderne (machine, urbanité…) [58].
La modernité esthétique du jazz met donc au centre la question de l’authenticité à travers la figure du « Noir », soit en le rattachant directement à l’ « Afrique sauvage », soit en se concentrant sur la culture afro-américaine qui permet de faire le lien entre un modernisme américain et une culture authentique [59].
L’installation et la légitimation d’un objet neuf amènent inévitablement à sa traditionalisation. Max Weber emploie le concept de routinisation pour désigner l’inscription dans le temps d’une domination charismatique [60] ; il oppose la domination traditionnelle et bureaucratique, qui toutes deux découlent de règles, à la domination charismatique qui est d’ordre révolutionnaire au sens où elle s’affranchit des règles. Pour asseoir son/sa pouvoir/domination, le chef ou l’administration charismatique doit « se routiniser », c’est-à-dire transformer son caractère révolutionnaire en caractère traditionnel et/ou légal. Parmi les différentes explications de ce processus, on retiendra « L’intérêt idéal ou bien matériel des disciples à la permanence et à la réanimation continue de la communauté [61] ». En quittant la thématique de la domination et du pouvoir, le concept wébérien de routinisation peut s’avérer utile pour comprendre que le processus d’implantation et de légitimation de la musique jazz en France s’est nécessairement accompagné d’une traditionalisation, c’est-à-dire la formation d’un discours mythique qui raconte les origines (cosmogonique et étiologique [62]) et des structures qui assurent l’institutionnalisation et donc la pérennisation du genre. N’oublions pas que la structuration du jazz dans les années 1930, c’est-à-dire la fondation d’organes de production (labels), de diffusion (presse, radio) et d’institutionnalisation (associations, formations musicales), est l’œuvre de jeunes amateurs (entre 20 et 30 ans) qui ont fait de leur passion leur profession, et qui ont donc un intérêt autant symbolique que matériel à la routinisation du jazz. Cependant, la routinisation ou traditionalisation fait obstacle à la modernité que le jazz incarnait et qui a été présentée comme grosse de son principal attrait. Plus largement, le problème d’une routinisation du jazz renvoie au paradoxe plus ancien de la « tradition moderne » en art. Pour Antoine Compagnon, la modernité esthétique contemporaine résulte de deux ruptures historiques qui ont marqué l’histoire des beaux-arts [63]. Avec la Querelle des Classiques et des Modernes à la fin du 17e siècle l’idée de progrès, jusque-là mobilisée par une philosophie de l’histoire et/ou des techniques, s’est propagée aux goûts esthétiques. Face aux Classiques pour qui seules les règles artistiques héritées de l’Antiquité – et transmises par la pratique de l’imitation – définissent le cadre du « beau », les Modernes se sont positionnés contre cet héritage. Pour Compagnon, cette opposition marque une transformation majeure dans le rapport à la nouveauté artistique et au temps. Le « nouveau », jusque-là conçu simplement comme inattendu, surprenant, devient l’occasion d’une célébration du changement qui rompt avec la tradition. La deuxième rupture intervient au milieu du 19e siècle et consiste en une réduction, voire une négation, du laps de temps qui sépare l’ancien du neuf, le passé du présent. Il en découle le paradoxe suivant : « la modernité bascule sans cesse dans le classicisme et devient sa propre antiquité [64] ». Autrement dit, le classicisme, le traditionnel n’est que le moderne d’hier. C’est ce que Compagnon appelle « l’alliance des contraires », « la tradition moderne » qui est à la fois une négation de la rupture (puisqu’elle en devient la règle traditionnelle) et la négation de la tradition (par la recherche incessante du moderne, de la rupture avec la tradition) [65]. Avec « la guerre du jazz » des années 40, les acteurs du champ font l’expérience de ce paradoxe de la modernité esthétique qui place au centre l’actualité du temps présent au détriment de toute tradition, si récente soit-elle.
À l’extrême fin des années 30 apparait aux États-Unis un nouveau style de jazz : le be bop. Jusqu’alors, l’opposition entre tradition et modernité servait à préserver au jazz une place dans le paysage musical en le distinguant de la musique classique d’un côté, des musiques traditionnelles/folkloriques de l’autre. Désormais, elle se place à l’intérieur même du champ jazzistique. En France, l’opposition se cristallise autour de l’affrontement de deux importateurs du jazz qui jadis, travaillaient « main dans la main » : Hugues Panassié et Charles Delaunay. D’inspiration maurassienne, imprégné de l’idée de la dégénérescence culturelle européenne, Panassié rejette formellement le be bop en raison des emprunts qui y sont faits à la musique savante occidentale – donc à la musique identifiée comme « blanche » et qui éloigne le jazz de « sa tradition musicale noire [66] ». Plus largement, Panassié condamne « un état d’esprit progressiste » qui pervertit l’art et en vient à une condamnation globale du monde moderne [67]. À l’inverse, Charles Delaunay se fait le défenseur du nouveau style et recrute à cet effet de jeunes rédacteurs, âgés de 20 à 30 ans – dont Boris Vian et Frank Ténot – pour son magazine Jazz Hot. Dès lors, la fracture du monde du jazz engage les acteurs dans des prises de position dont l’antagonisme s’apparente à une querelle entre Anciens et Modernes. Si « la guerre du jazz » prend bien plus d’ampleur en France qu’aux États-Unis, c’est précisément parce que l’opposition entre Anciens et Modernes se fixe sur l’axe essentialiste/anti essentialiste, donc deux rapports antagonistes à la culture noire américaine : d’un côté, le camp Panassié, traditionaliste, essentialiste, puriste, qui ne reconnaît que le « jazz classique noir » ; de l’autre, le camp Delaunay, moderniste, reconnaissant et légitimant les évolutions stylistiques du jazz, quand bien même des emprunts y sont fait à la musique savante occidentale. On voit bien ici comme la perspective foucaldienne de la modernité est féconde : il ne s’agit pas de montrer que le be bop ou plus généralement le jazz est une version musicale de la modernité, mais plutôt que la relation d’acteurs en conflit face à une actualité musicale, leur fait endosser les habits d’Anciens et de Modernes, ce qui permet par ailleurs aux nouveaux entrants d’entrer dans le jeu et de renvoyer au passé le camp adverse [68].
La position du camp Delaunay est cependant plus complexe – celle du camp Panassié également, mais nous le verrons plus loin. Les « modernistes » ne rejettent pas pour autant le jazz classique. Les jeunes journalistes de Jazz Hot s’attachent à inscrire le be bop dans une histoire continue du jazz, en substituant à l’essence l’idée d’une maturation, d’un progrès continu [69]. Si les prises de position vis-à-vis de l’actualité musicale engagent donc bien une opposition entre Anciens et Modernes, la conception idéologique des modernistes ne peut se résumer à une opposition à la tradition mais au contraire à une forme dialectique du discours sur la modernité. Travaillant sur l’évolution stylistique et sociale du rock, Éric Neveu a montré que différents styles de rock se succèdent et permettent ainsi la régénérescence du genre sans pour autant en entamer la rupture :
À chaque mort du rock, un autre lui succède. De quoi pasticher Kantorowicz en décrivant “The rock’s two bodies”. L’un sujet à la maladie et à la mort, celui des incarnations sociales et esthétiques successives du genre. L’autre glorieux et immortel, objet mythique né de la juxtaposition de ses incarnations successives [70].
Pour Foucault, c’est en cela que la modernité diffère de la mode ; le moment fugitif du présent est éternalisé [71]. En se positionnant pour le be bop, les acteurs réunis autour de Delaunay travaillent à la fois à la défense d’une modernité musicale, c’est-à-dire l’incarnation musicale du temps présent, mais aussi à l’inscription de cette modernité éphémère dans une histoire musicale positive de la modernité. En ne présentant pas le be bop comme une rupture mais plutôt comme la nouvelle étape d’une histoire continue, ils résolvent un conflit interne entre tradition et modernité, conflit constitutif du vieillissement d’un objet neuf :
Toute l’histoire du jazz – mais on pourrait dire la même chose du rap – se construit sur un autre mouvement d’aller-retour, cette fois entre nouveauté et héritage musical, un mouvement que l’on pourrait envisager comme un jeu d’appels et de réponses [72]
La réception du rock’n’roll par les deux camps est symptomatique de schèmes structurants révélés par le clivage autour du be bop.
La conception culturaliste du jazz a d’abord amené les progressistes de Jazz hot à intégrer le rock’n’roll à la grande famille du jazz. Le rock’n’roll est affilié au rhythm’n’blues : « Forme ultra-commercialisée de rhythm and blues [73] ». Or, le rhythm’n’blues est alors considéré comme un dérivé du jazz : « Musique populaire noire, dérivée du ‘jazz classique’ ou ‘middle jazz’, très en faveur dans le public noir américain depuis la guerre [74]. » Un journaliste rappelle d’ailleurs que l’appellation « Rock’n’Roll » est utilisé depuis 5 à 10 ans (donc de 1936 à 1941) dans les disques de jazz et de rhythm’n’blues [75]. La nouveauté stylistique est donc contestée, ce qui facilite l’intégration du rock’n’roll. Les avis divergent néanmoins, allant comme on l’a vu de l’ironie moqueuse à la condamnation de sa vulgarité. Il faut dire que les « anti essentialistes » cherchent « à montrer que, via le be bop, le jazz a gagné en légitimité par l’abstraction et la conceptualisation. Par son évolution, il est possible que le jazz puisse se rapprocher à terme de la grande musique [76] ». Il faut maintenant préciser la conception idéologique des progressistes. Nous avons vu que la modernité du jazz répondait à une crise intellectuelle et artistique européenne. Cependant, une autre réponse s’est structurée dans la première moitié du 20e siècle, insistant plutôt sur l’idée d’une crise morale :
[…] Les règles qui définissaient les bonnes mœurs seraient brouillées par la quête aveugle du plaisir (débauche licencieuse, divertissement généralisé qui toucherait jusqu’aux normes du bon goût artistique) ; ce qui entraîne la condamnation de la sensualité débridée et de la modernité tous azimuts, la défense des arts académiques et, souvent, une exaltation de l’authenticité populaire, au sens des traditions folkloriques nationales [77].
Le rapport des progressistes à l’ « américanité » et à la « négritude » du jazz est très ambigu : sans renier complètement les origines du jazz, leur défense du be bop leur ont fait prendre une direction particulière en tentant d’arracher le jazz de ses racines populaires noires, sous couvert d’un « anti essentialisme ». Toujours dans une logique d’opposition à l’essentialisme panassien, ils ne cherchent pas à racialiser le jazz. Vian s’insurge par exemple contre un journaliste qui fait le lien entre les qualités d’une chanteuse et l’origine de sa naissance :
Un oiseau chante généralement comme les oiseaux de son espèce. Mais si on enlève un oisillon à sa famille, on constate : 1) qu’il se met bien à chanter au moment prévu de son évolution ; 2) mais qu’il chante n’importe quoi. Ce qui tend à prouver que si l’oiseau chante de toute façon, ce qu’il chante, il le tient de la tradition familiale [78].
L’anthropologie culturelle américaine exerce une influence sur les jeunes rédacteurs engagés par Delaunay. Le journaliste Lucien Malson, né en 1926, a suivi les cours de l’école culturaliste de Stoezel, largement inspirée des nouvelles sciences sociales américaines. L’idée phare de cette pensée est d’opposer à une conception essentialiste du monde l’idée d’une variabilité des cultures. Il se pourrait qu’on mette le doigt sur ce que George Lipsitz appelle un « antiessentialisme stratégique [79] », que Larry Portis résume ainsi :
[…] Pour les membres des groupes dominants qui veulent s’identifier à un groupe marginal, mais n’ont pas de signe distinctif, le vécu social et l’orientation culturelle nécessaires à l’inclusion dans un groupe, la solution serait d’affirmer la complexité de la culture en général afin d’élargir les possibilités de s’y identifier [80].
Le rock’n’roll prend le contre-pied de cette avant-garde élitiste, en raison principalement de la perception de son extrême vulgarité. Cependant, jusqu’au début des années 60, quand l’importance du rock’n’roll n’est pas encore perçue et qu’il apparait plutôt comme une mode passagère, les journalistes de Jazz Hot restent globalement tolérants en raison de sa vertu pédagogique – l’homologie sonore et stylistique avec le jazz pourrait amener certains jeunes à s’intéresser au « vrai » jazz [81]. Guibert a bien montré la diversité des positions au sein des progressistes ainsi qu’une hostilité moqueuse générale (« Les « progressistes » critiquent le rock’n’roll » [82]). Mais la réception négative du rock’n’roll par les progressistes ne doit pas embuer ce qui nous intéresse ici : la question n’est pas tant de savoir si tels acteurs sont « pour ou contre », mais bel et bien dans quelle mesure ils ont participé à l’importation du rock’n’roll. Écrire contre, condamner, ce n’est pas ignorer, c’est au contraire prendre en compte. L’exemple de Boris Vian est à ce titre significatif. Les travaux portant sur le sujet ne manquent pas de préciser le caractère parodique de son disque de rock’n’roll, Vian ne cachant pas son mépris. Il n’empêche que trois musiciens ayant du poids dans la chanson produisent le premier disque de rock’n’roll français. De même, les journalistes de Jazz Hot, qu’ils se montrent tolérants ou hostiles, participent à diffuser le rock’n’roll dans leur colonne précisément parce que leur conception anti-essentialiste du jazz, élaborée lors de la querelle autour du be bop, les a amenés à inscrire le rock’n’roll dans leur objet de passion, et donc à en rendre compte, coûte que coûte et quels que soient les goûts personnels. Il faudra attendre le début des années 1960, avec la popularisation fulgurante du rock’n’roll au sein de la jeunesse pour que les journalistes de Jazz Hot poursuivent leur travail de déracinement et cessent la filiation du jazz au rock, distinguant alors le jazz du rhythm’n’blues, comme deux genres équivalents issus du blues [83].
La « guerre du jazz », par le jeu des positions, a donc favorisé le développement d’une « attitude » qui consiste en une souplesse au regard de l’actualité musicale. Loin d’être négligeable, cette « attitude » entraîne des modifications générales de comportement, de relation à l’objet musical. En réalité, la souplesse théorisée par les be bopers des années 1940 va trouver un point d’ancrage chez la frange la plus jeune des acteurs du jazz. Le premier édito de Jazz Magazine (1954) témoigne bien d’un « nouvel état d’esprit [84] » :
Avant tout, Jazz Magazine nie toutes prétentions partisanes et laissera aux revues chevronnées le soin de “disserter avec autorité” sur les problèmes du Jazz […] Jazz Magazine se propose en somme de contribuer de façon efficace et vivante à la diffusion de la Musique de Jazz sous toutes ses formes [85].
Les articles se font moins belliqueux, moins techniques. Par une largesse d’esprit affichée et assumée, le magazine cherche à séduire un lectorat plus jeune et désintéressé par l’opposition Panassié/Delaunay qui est ici évoquée à travers les « revues chevronnées » (le Jazz Hot de Delaunay et le Bulletin du Hot Club de France de Panassié). Le tandem Filipacchi/Ténot récupère en quelque sorte l’héritage relativiste des partisans du be bop mais, à l’image d’Eddie Barclay, en profite pour diversifier le contenu de leurs propos, plutôt que de rentrer dans une guerre idéologique : de commentateurs du jazz, ils deviennent avec « Salut Les Copains » les promoteurs d’une culture jeune, transgenre, où le rock’n’roll trouve sa place, à côté du jazz, voir même de la chanson française. D’autre part, l’inévitable dissociation entre le jazz et le rhythm’n’blues au sein de Jazz Hot conduira à la marginalisation d’une partie des rédacteurs qui, comme Filipacchi et Ténot, ne se reconnaissent pas dans une conception restreinte du jazz (ici, ce n’est pas l’origine ethnique supposée qui restreint le jazz mais l’exigence élitiste d’une qualité musicologique). Ainsi, Jean-Pierre Leloir, Kurt Mohr, Jean Tronchot et Robert Baudelet rejoindront le rédacteur en chef de Jazz Hot lorsque ce dernier fondera en 1966 Rock & Folk.
La querelle Panassié/Delaunay ne peut donc être réduite à une opposition entre réactionnaire et progressiste : « on comprend que le cheminement de la vision n’est que relativement réactionnaire et que l’élitisme de la plupart des journalistes de Jazz Hot n’est qu’en partie progressiste [86] ». Parallèlement à sa prise de position contre le be bop, Panassié, toujours dans une optique essentialiste, « remonte le courant » et s’intéresse aux racines du jazz : le gospel et surtout le blues, dans sa forme aussi bien rurale qu’urbaine (qu’on appelle alors rhythm’n’blues). S’il s’était violemment opposé à la modernité du be bop, Panassié ne condamne pas le rock’n’roll – à condition, bien entendu, qu’il soit joué par des Américains noirs – où il retrouve la pulsation et l’énergie du jazz originel [87], la primauté du rythme :
Rock and roll : Expression imagée inventée par les Noirs qui décrit fort bien un certain genre de swing (« rock »), le swing « roulant » (« roll ») basé sur l’emploi du rythme « shuffle » avec un « backbeat » prononcé, c’est-à-dire une forte accentuation du contretemps […] Ce genre de jazz existait bien avant d’être désigné par les mots rock’n’roll : dès les années 30, divers orchestres et chanteurs de blues avaient enregistré des interprétations offrant toutes les caractéristiques du rock’n’roll et Louis Jordan le popularisa au début des années 40 [88].
Panassié résolut donc à sa façon la tension entre tradition et modernité, la modernité de l’actualité rock se présentant ici comme une imitation des origines. L’une des influences du rock’n’roll, le blues, est surévaluée, permettant ainsi son acceptation car ancré dans les racines noires populaires. Ne fléchissant pas sa conception jazzistique, Panassié corrigera les journalistes de Jazz Hot et de Jazz Magazine, lorsque ces derniers tenteront au début des années 1960 d’arracher le rock et le rhythm and blues du jazz :
Jazz magazine, dans son numéro de juin 63, a ainsi décrit la situation à New-York « le jazz semble aujourd’hui ne plus faire recette, supplanté qu’il est par le twist et le rock. Entendez en fait, le pseudo jazz (le bop) ne fait plus recette, supplanté qu’il est par le vrai jazz. Mais il est vertigineux de voir le sens des mots inversé et il n’est pas étonnant que la confusion soit grande dans le public [89].
L’intégration du rock’n’roll au jazz, qu’il s’agisse d’une intégration positive (Panassié) ou négative (Jazz Hot en moyenne) permet aux passionnés d’assurer la continuité de la modernité du jazz. Pour revenir à une lecture bourdieusienne, il faut souligner que les oppositions dues aux prises de positions n’empêchent pas le partage d’un fond commun qui assure la protection du champ [90]. En intégrant le rock’n’roll au jazz, non seulement les acteurs poursuivent leur travail de légitimation en attirant – ou plutôt en essayant d’attirer – sous le « chapiteau jazz » la popularité du rock’n’roll, mais ils neutralisent, partiellement et temporairement, le processus de déclassement du jazz qui devient dès lors la catégorie motrice de styles modernes, incarnations stylistiques du grand Jazz. En regardant plus dans le détail, on s’aperçoit que la réception du rock’n’roll a été déterminée par deux conceptions de la modernité que la guerre du jazz avait révélées.
Au cours des années 1960, la presse jazzistique évoque de moins en moins le rock’n’roll. Si les musiciens de jazz sont toujours mobilisés pour les séances de studio, l’essentiel des groupes et artistes rock sont désormais des jeunes nés pendant ou après la Seconde Guerre mondiale. Acteurs d’une culture jeune – c’est-à-dire d’une culture produite par et pour les jeunes – en formation, ces nouveaux entrants se sont directement branchés sur le rock, sans passer par la transition du jazz. Autrement dit, les acteurs du jazz participent de moins en moins à la production et diffusion de la musique rock même si certains organes (labels, « Salut les Copains ») et quelques chanteurs isolés comme Serge Gainsbourg – dont la trajectoire personnelle permet à elle seule d’illustrer le passage du jazz au rock – assure une très faible survie du lien qui a uni en France le rock au jazz pendant moins de 5 ans (et qui reviendra au début des années 1970 par la fusion des deux genres sous l’appellation « jazz fusion »). Symbolisant parfaitement la rupture consommée entre jazz et rock, le rédacteur en chef de Jazz Hot, Philippe Kœchlin, quitte en 1966 le magazine pour fonder Rock & Folk. La diminution des contributions au rock des passionnés de jazz (ou au contraire leur rupture avec le champ jazzistique au profit du rock) s’explique en partie par l’évolution même de la musique rock. En effet, le début des années 1960 est marqué par l’invasion dans les charts occidentaux de la pop des Beatles d’un côté et du british blues boom de l’autre ; or, ces nouvelles évolutions stylistiques du rock rendent obsolète la possibilité d’une filiation musicale entre rock et jazz. Mais la rupture se consomme aussi et surtout pour la même raison qu’hier, quand jazz et rock « faisaient bon ménage », à savoir la préservation du champ. D’une part, la vertu pédagogique que les journalistes de la presse jazzistique prêtaient à la musique rock (les jeunes iront au jazz par le rock) s’avère complètement erronée, la popularité du rock entraînant le vieillissement du public de jazz [91]. D’autre part, l’inscription du rock au jazz rencontre deux obstacles majeurs : l’autonomisation du champ rock qui repose sur le mythe d’une auto-fondation, et la constitution d’une culture jeune qui se construit dans une opposition radicale à la culture des parents. Ainsi, on finit par retrouver la lecture de Yonnet présentée en début d’article où jazz et rock entretiennent une relation de rivalité générée par l’opposition générationnelle.
Bien qu’elle ait été de courte durée, la contribution des passionnés de jazz à la production et la diffusion du rock en France permet de révéler un long processus historique d’importation de musiques, de techniques et de « savoir-faire » américains par des acteurs français dont le regard est constamment tourné vers une modernité américaine.
[1] Yonnet, 1985, pp. 193-194.
[2] Ibid, p.145.
[3] Bourdieu, 1980, p.168.
[4] Foucault, 1994, p.568.
[5] Tournès, 1999.
[6] Guibert, 2006.
[7] Elias, 1991a ; Elias, 1991b ; Bourdieu, 2013 ; Heinich, 1992 ; Fauquet et Hennion, 2000.
[8] Le music-hall ne constitue pas l’unique porte d’entrée du rock’n’roll. Pour une étude plus générale sur l’importation du rock’n’roll, il faudrait rendre compte des différentes entrées et mettre à jour leur agencement. Le Golf Drouot a par exemple joué un rôle important dans la capitale en permettant aux amateurs de rock’n’roll américain de pouvoir écouter les disques des pionniers, difficilement trouvable dans les réseaux de distribution traditionnels. D’autre part, on oublie souvent que les publics culturels sont aussi acteurs des processus d’importation ; l’arrivée à l’adolescence de baby-boomers ayant peu d’accointances avec le jazz a bien entendu joué un rôle prépondérant. Il me semble néanmoins que la prise en compte du rock’n’roll par le music-hall est primordiale car, nous le verrons, les acteurs concernés pèsent dans le champ artistique ou deviendront des piliers incontournables de la diffusion.
[9] Becker, 1988, pp. 27-28.
[10] Guibert, 2006, p. 100.
[11] Auteur non renseigné, « R’N R…une nouveauté vieille comme le blues », Jazz Magazine, 1956, pp. 13-15.
[12] Outre le livre de Tournès, les données biographiques sont tirées de Merveilleux, 2002.
[13] L’Académie Charles-Cros est une association fondée en 1947 par des critiques musicaux et des responsables de l’enregistrement phonographique et dont le but était d’attribuer des prix du disque.
[14] Tournès, 1999, p. 226.
[15] Ibid, p. 298.
[16] Outre le livre de Tournès, les données biographiques ont été tirées Francis, 1957, pp. 29 et 33.
[17] « Jazz pour tous », « Petit jazz pour tous », « Panorama du jazz », « Jazz moderne », « Géants du jazz » et « Jazz miniature ».
[18] Outre le livre de Tournès, les données biographiques sont tirées de Lapprand et Roulmann, 2009.
[19] Auteur non renseigné, titre non renseigné, Jazz Magazine, 1957, p. 10.
[20] Les données biographiques sont tirées de Le Vaillant, 2008.
[21] Auteur non renseigné, « Salvador : Retour au jazz », Jazz Magazine, 1958, p. 11.
[22] À titre indicatif, le disque de Salvador, Vian et Legrand s’est vendu en quelques semaines à 50 000 exemplaires. Voir Tournès, 1999, p. 302.
[23] Ibid, pp. 14-24.
[24] Ibid, pp. 290-293.
[25] Becker, 1988, pp. 27-28.
[26] Auteur non renseigné, « Hampton à Versailles et à Paris », Jazz Hot, 1956, p. 37 ; Collectif, « R & R », Jazz Hot, 1956, pp. 8-10.
[27] Feather 1955, pp. 31-33.
[28] Morin, 1963.
[29] Outre le livre de Tournès, les données biographiques sont tirées de Quillien, 2009.
[30] Ibid, p. 16.
[31] Les données biographiques sont tirées de Tournès, 1999.
[32] Deniau, 2013, p. 14.
[33] Dans une étude plus complète, il faudrait radicalement nuancer cette fascination. En fait, les critiques de jazz expriment successivement fascination et rejet pour les États-Unis. D’ailleurs, dans l’exemple qui suit, le journaliste oppose à cette modernité « le côté pouilleux et misérable de l’Amérique » en évoquant Brooklyn. Le paradoxe fascination/rejet s’explique en grande partie par la séparation que les journalistes opèrent entre la culture noire qu’ils adulent et la « société blanche » ségrégationniste qu’ils condamnent. Plus précisément, il faudrait montrer que cette fascination n’exclut pas un certain anti-américanisme. Dans ce qui nous intéresse ici et en raison de la limite imposée par le format du travail, cette nuance importe peu ; les États-Unis fascinent par leur modernité.
[34] Martin et Roueff, 2002, p. 137.
[35] Filipacchi, 1958, pp. 16-17.
[36] Demêtre et Chauvard, 1959, p. 22.
[37] Martin et Roueff, 2002, p. 139.
[38] Vian, 1966, p. 54.
[39] Lapprand, 2009, pp. 36-52.
[40] Sullivan, 1948.
[41] Vian, 1966, p. 101.
[42] Tournès, 1999, pp. 111-115.
[43] Quillien, 2009, pp. 20-21.
[44] D’autres sources attribuent le nom donné par Edgar Morin à la copine de Chouchou dans le magazine Salut Les Copains. Quillien, 2009, pp. 58-59.
[45] Tournès, 1999, pp. 349-350.
[46] Morin, 1957.
[47] Tournès, 1999, pp. 349-350.
[48] Tournès, 2010, p. 19.
[49] Interview de Michel Legrand, « Michel Legrand : Avec Macha Méril, on a 18 ans tous les deux », France-info, 8 juin 2015. en ligne, consulté le 20 juin 2015.
[50] Interview d’Henri Salvador, « Henri Salva d’or », Les inRocks, 9 novembre 2000. en ligne, consulté le 20 juin 2015.
[51] Guibert, 2006, p. 111.
[52] Ibid, p. 196.
[53] Tournès, 1999, pp. 17-18.
[54] Ibid, p. 17.
[55] Compagnon, 1990, p. 28.
[56] Gonzales, 2001, pp. 84-85.
[57] Compagnon, 1990, pp. 15-45.
[58] Martin et Roueff, 2002, p. 139.
[59] Ibid, p. 138.
[60] Weber, 1995, pp. 320-336.
[61] Ibid, p. 326.
[62] Eliade, 1963.
[63] Compagnon, 1990, pp. 23-27.
[64] Ibid, p. 27.
[65] Ibid, pp. 7-9.
[66] Tournès, 1999, p. 171.
[67] Ibid, pp. 173-174.
[68] Bourdieu, 1980, pp. 168.
[69] Tournès, 1999, pp. 115.
[70] Neveu, 1988, p. 64.
[71] Foucault, 1994, p. 569.
[72] Gonzales, 2001, p. 90.
[73] Auteur non renseigné, « Lexique du jazz », Jazz Hot, 1958, p. 26.
[74] Ibid.
[75] Collectif, « R & R », 1956, p. 8.
[76] Guibert, 2011, p. 58.
[77] Martin et Roueff, 2002, p. 139.
[78] Vian, 1966, p. 136.
[79] Lipsitz, 1994, p. 62.
[80] Portis, 1997, p. 84.
[81] Collectif, « R & R », 1956, p. 10.
[82] Guibert, 2011, pp. 55-60.
[83] Ibid, p. 59.
[84] Tournès, 1999, p. 162.
[85] J.M, « Éditorial », 1954.
[86] Guibert, 2006, p. 191.
[87] Tournès, 1999, p. 296.
[88] Panassié et Gauthier, Dictionnaire du jazz, cité in Guibert, 2011, p. 63.
[89] Panassié, La Bataille du jazz, cité in ibid.
[90] Bourdieu, 1980, p. 113.
[91] Tournès, 1999, pp. 368-369.
Licencié d’histoire à Lille 3, Matthias Glenn a obtenu, en 2013 à Paris 10, un Master de sciences humaines et sociales (« économie et société », spécialité « Mutations des sociétés contemporaines »). Son mémoire de master 2 portait sur « La construction d’un classique en musique : Le discours sur les Rolling Stones par Rock and Folk (1966-1990) ». Depuis 2013, il est doctorant contractuel au sein du laboratoire Sophiapol (Paris 10) et prépare une thèse sous la direction de Stéphane Dufoix qui porte sur « La fabrique du rock français. Sociologie historique d’une nationalisation ». Passionné de rock, il est également musicien.
Auteur non renseigné, « Hampton à Versailles et à Paris », Jazz Hot, n°107, février 1956, p. 37.
Auteur non renseigné, « R’N R…une nouveauté vieille comme le blues », Jazz Magazine, n°21, novembre 1956, pp. 13-15.
Auteur non renseigné, titre non renseigné, Jazz Magazine, n°25, mars 1957.
Auteur non renseigné, « Lexique du jazz », Jazz Hot, n°129, février 1958.
Auteur non renseigné, « Salvador : Retour au jazz », Jazz Magazine, n°38, juin 1958, p. 11.
Becker, Howard, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982].
Bourdieu, Pierre, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
Bourdieu, Pierre, Manet, une révolution symbolique : cours au collège de France, 1998-2000, Paris, Seuil, 2013.
Compagnon, Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
Collectif, « R & R », Jazz Hot, n°115, novembre 1956.
Demêtre, Jacques et Chauvard, Marcel, « Voyage au pays du blues », Jazz Hot, n°149, décembre 1959, pp. 22-25.
Deniau, Christophe, Le rock à l’endroit. Une histoire des lieux du rock en France, Marseille, Éditions Le mot et le reste, 2013.
Eliade, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.
Elias, Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991a.
Elias, Norbert, Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Éditions du Seuil, 1991b.
Fauquet, Joël-Marie et Hennion, Antoine, La grandeur de Bach. L’amour de la musique en France au 19e siècle, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
Feather, Léonard, « Rock’n’Roll », Jazz Magazine, n°12, décembre 1955, pp. 31-33.
Filipacchi, Daniel, « En direct de New-York », Jazz Magazine, n°38, juin 1958, pp. 16-17.
Foucault, Michel, Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Éditions Gallimard, 1994.
Francis, André, « Un grand arrangeur : Michel Legrand », Jazz Hot, n°117, janvier 1957, pp. 29 et 33.
Guibert, Gérôme, La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France. Genèse, structurations, industries, alternatives, Paris/St Amant Tallende, Irma éditions/Mélanie Séteun, 2006.
Guibert, Gérôme, « Le rock’n’roll est-il du jazz ? », in Taddei, Jean-Claude (dir.), Les territoires du jazz, Angers, Presses de l’université d’Angers, 2011, pp. 51-70.
Gonzales, Éric, « Le jazz : modernité, modernisme, identité », Revue française d’études américaines, n° H.S, 2001/5, pp. 84-96.
Heinich, Natalie, La Gloire de Van Gogh : Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992.
J.M, « Éditorial », Jazz Magazine, n°1, décembre 1954.
Lapprand, Marc et Roulmann, François, Boris Vian, Paris, Gallimard, 2009.
Le Vaillant, Serge, Henri Salvador. L’élégance du funambule, Paris, Les Éditions Textuel, 2008.
Lipsitz, George, Dangerous Crossroads : Popular Music, Postmodernism and the Poetics of Place, London, Verso, 1994.
Martin, Denis-Constant et Roueff, Olivier, La France du jazz : musique, modernité et identité dans la première moitié du 20e siècle, Marseille, Parenthèses, 2002.
Merveilleux, Henry, Jacques Hélian et son merveilleux orchestre, Paris, Henry Merveilleux, 2002.
Morin, Edgar, Les stars, Paris, Éditions du Seuil, 1957.
Morin, Edgar, « Une nouvelle classe d’âge », Le Monde, 6 juillet 1963.
Neveu, Erik, « Won’t get fooled again. Pop musique et idéologie de la génération abusée ? », in Hennion, Antoine et Mignon, Patrick, (dir.), Rock, de l’histoire au mythe, Paris, Vibrations/Anthropos, 1988.
Portis, Larry, « Musique populaire dans le monde capitaliste : vers une sociologie de l’authenticité », L’Homme et la société, n°4, vol.126, 1997, pp. 69-86.
Quillien, Christophe, Nos années salut les copains, 1959/1976, Paris, Flammarion, 2009.
Sullivan, Vernon, I shall spit on your graves, Paris, The Vendôme Press, 1948.
Tournès, Ludovic, New Orleans sur Seine, histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999.
Tournès, Ludovic, « Américanisation », in Delporte, Christian, Mollier, Jean-Yves et Sirinelli, Jean-François, (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2010, p. 19.
Vian, Boris, En avant la zizique, Paris, La Jeune Parque, 1966 [1958].
Weber, Max, Économie et société, Paris, Pocket, 1995, [1971].
Yonnet, Paul, Jeux, modes et masses, 1945-1985, Paris, Éditions Gallimard, 1985.
Pour citer l'article
Matthias Glenn : « Regards vers une « modernité » américaine. Sociologie de l’importation et de la réception du rock’n’roll par des passionnés de jazz » , in Epistrophy - Jazz et Modernité / Jazz and Modernity.01, 2015 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/regards-vers-une-modernite.html // Mise en ligne le 17 octobre 2015 - Consulté le 29 novembre 2024.