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Entretien avec Sylvie Courvoisier


Mené le 28 août 2016 à New York, par Raphaëlle Tchamitchian

 

Sylvie Courvoisier par Michel Laborde

Ce numéro d’Epistrophy est intitulé « Jouer jazz », et nous sommes partis de la distinction en anglais entre game et play. Cette formule et cette distinction font-elles écho à votre façon de jouer ?

Tout à fait. Pour moi, « jouer jazz », ou jouer tout court, c’est toujours un jeu, a game. It’s more a game than a play. A play, c’est different. Pour moi le piano c’est a game. Quand je travaille à la maison, là, je play. Quand je fais mes gammes, mes arpèges, etc. Mais si je joue avec les autres, c’est comme une conversation ; j’aime provoquer, j’aime sentir l’autre, savoir comment il va réagir : c’est un game !

Comment définissez-vous game et play ?

Le game comporte toujours un aspect ludique, tandis que le play concerne le travail, la routine (le musicien qui joue la même chose tous les soirs à Broadway ne dit pas : « I’m going to have a game. »). Quand j’ai une grosse pièce à apprendre, je travaille deux mesures par jour parce que c’est super difficile ; là c’est play, to play the piano. C’est plus associé au travail.

Est-ce que le fait de penser les choses en termes de game implique la présence de règles du jeu ?

Cela dépend quelle musique on joue. Si on joue libre, il y a beaucoup moins de règles, même dans le free. Car je pense que tous ceux qui jouent cette musique libre ont, malgré tout, leurs propres règles. Même si c’est plus ou moins inconscient.

Que signifie « avoir ses propres règles » ?

Je pense qu’on développe un vocabulaire en pratiquant, en écoutant la musique. Avoir ses propres règles, c’est savoir si on va aller dans l’harmonie, si on joue contre ou avec… Je remarque, par exemple, que dans les improvisations libres, je ne commence jamais. C’est une de mes règles. J’appelle à commencer (sauf si personne ne commence, alors je commence !), mais j’aime écouter ce que disent les autres et ensuite je réagis. J’ai plusieurs options, je peux réagir en fonction d’un intervalle, aller ou pas dans l’harmonie, être silencieuse. C’est important, surtout dans le free, de savoir quand il faut jouer ou ne pas jouer. Quand on ne joue pas, je pense que c’est presque plus important, car quand tu rentres, tu exprimes quelque chose, tu dis une phrase. C’est comme une conversation, c’est la même chose. Tu réfléchis, tu écoutes. Justement, tu joues avec l’autre, c’est un jeu. Ah, il fait cette rythmique ? Je vais m’amuser juste après lui pour savoir comment il va réagir ! Ou tu joues dans sa rythmique, ou contre, ou tu répètes la phrase, exactement comme ce qu’il fait ou tu transposes. Quand je parle de transposer ou répéter, ce sont mes propres règles, d’ailleurs. Que j’ai développées au fil des années.

 Dans les deux cas, improvisation ou composition, j’aime me donner des règles, sur le moment, pour pouvoir les transgresser.

Est-ce qu’il vous arrive de poser des règles dans le but de les transgresser ?

En improvisation, c’est souvent comme ça. En composition ‒ Ligeti est un exemple, dans Musica ricercata, la première pièce est sur une note, la seconde sur deux, la troisième sur trois, etc. ‒ des fois j’improvise comme ça. J’entends un intervalle, deux notes, je les prends, je les joue et j’attends qu’on me donne un autre intervalle. Des fois, c’est un bon début pour une improvisation. Et même quand j’écris, je fais beaucoup de mathématiques : je fais un demi-ton au-dessus, puis un demi-ton au-dessous, après un ton au-dessus, un ton en-dessous, après une tierce mineure, une tierce majeure, etc. je fais des phrases comme ça. Puis, si ça ne sonne pas, je jette ! Dans les deux cas, improvisation ou composition, j’aime me donner des règles, sur le moment, pour pouvoir les transgresser. Quand je compose, j’essaie d’aller assez vite pour suivre une ligne, comme une improvisation. Ensuite, je fais les détails. Un contrepoint, un accord, j’harmonise. C’est une façon récente de travailler. Avant je travaillais autrement, j’aimais bien préparer une structure. J’essayais de calculer la forme. Maintenant je pars d’un motif que je laisse se développer. Je laisse la musique venir à moi, je ne sais pas la contrôler. C’est un changement qui arrive avec la vieillesse ! Non, je plaisante. Tout change. Je reviendrai peut-être à des structures plus fixes. On verra. Tout change toujours en musique. Je retravaille des gammes en ce moment, pourquoi ? Je ne sais pas, un besoin. On a de la chance, nous les musiciens, de pouvoir décider ce qu’on veut travailler ou pas.

Dans une conversation, on a besoin de maîtriser le même langage pour pouvoir se comprendre. Si l’on compare l’interaction musicale à une conversation, est-ce que ça sous-entend que tous les musiciens en présence maîtrisent le même langage et du coup, partagent les mêmes règles ?

Oui, c’est pour ça qu’avec certains groupes, c’est magique. Mais parfois, avec une personne qui a moins d’expérience, c’est aussi intéressant. Quand tu es pianiste ou batteur, il est plus facile de diriger je pense. Parce que le piano est un orchestre. Donc dans le free, avec l’orchestre, on peut diriger une impro, mettre un début, une fin. Ce qui me semble plus difficile pour un soufflant, les batteurs peuvent aussi faire ça très bien. Ils ont plus de volume… Donc si je me trouve face à un batteur qui est faible, c’est très difficile. Ça va dépendre des instruments. Si un soufflant est moins expérimenté, c’est moins grave dans un groupe, pour moi.

Et si vous improvisez avec des musiciens qui viennent de traditions musicales totalement différentes, comment cela se passe ?

Alors, là, j’ai besoin de pièces. Il me faut une partition, de la musique à jouer. Par exemple, j’ai fait un projet avec des musiciens de flamenco. C’est totalement différent. J’ai travaillé pendant cinq ans avec un danseur qui s’appelle Israel Galván, avec une chanteuse de flamenco Inés Bacán qui n’est pas du tout une improvisatrice mais qui est une chanteuse très traditionnelle et Bobote qui fait les palmes. Là, je ne peux pas improviser avec eux. Je peux improviser ma partie, mais je vais dans certaines harmonies, je lui fais une introduction, je peux improviser sur les schémas rythmiques qu’ils font et c’est très intéressant, mais il faut aller dans leur direction. Mais par contre, avec Israel, je peux improviser, parce qu’il est percussionniste, avec ses pieds et c’est visuel. Donc on peut beaucoup improviser avec lui. Les deux autres sont dans une tradition. Bobote fait des rythmiques figées, une buleria, une sole qu’il peut accélérer ou ralentir. Par contre, Israel a du Nijinski dans le haut du corps, il peut improviser. Avec les pieds, il a toute la rythmique flamenco mais il est beaucoup plus libre.

Arrivez-vous au même degré d’interaction avec Israel Galván qu’avec un musicien ?

Je pense, mais c’est aussi dû aux années de travail en commun. Je le connais bien, je connais ses rythmiques, je sais où il va. Je pense qu’avec un improvisateur de free, de New York, que je ne connais pas, on peut aussi faire un bon concert. Tandis qu’avec Israel, c’est quelque chose qu’on développe dans le temps, depuis 5 ou 6 ans.

 Les fausses notes n’existent pas et si on en fait, il faut jouer avec.

Si on revient aux règles du jeu que l’on se fixe à soi-même, dans un concert où des morceaux sont préparés et où les règles du jeu sont préétablies, celles-ci peuvent-elles se modifier au fur et à mesure du jeu et du concert ?

Pas tellement dans la partie écrite, mais dans les fenêtres d’improvisation, oui. Généralement, quand je joue de la musique écrite, j’ai toujours des fenêtres d’improvisation, même si c’est avec des harmonies. Et là, on peut choisir, de jouer dans ou en dehors, de rentrer contre ou avec la rythmique, de jouer sur le temps ou pas…

Les interactions avec les autres peuvent-elles amener à modifier les règles ? Et cela pourrait-il être une définition de l’interplay : comment les interactions avec les autres, les réactions par rapport à leurs propositions, modifient la propre manière de jouer des musiciens.

D’une certaine façon oui. Mais ce n’est pas si restreint.

Quelle serait la vôtre ?

Une réaction, mais au sens large. L’interplay, ou l’interaction, ce peut être aussi « ne pas jouer ». Il y a beaucoup de liberté dans l’interplay.
Dès que je joue avec quelqu’un d’autre, il y a de l’interplay et là, j’arrive plutôt au game. Mais si je joue un solo, c’est aussi le game, parce qu’il y a un public, je réagis. Je pense que la différence se situe plus dans l’interaction, pour avoir le game, il faut une interaction avec le public ou quelqu’un d’autre. L’interaction peut se faire avec la salle, avec l’acoustique, avec le piano. Même dans ma pièce, quand je joue seule. Quand je décide de ne plus travailler une gamme ou un arpège ou un problème de doigté, des fois j’arrête et je me mets à improviser ‒ je me mets un temps ‒ pendant dix minutes, j’improvise qu’avec la main droite et là, c’est le game. J’essaie de me surprendre, il n’est pas question d’être juste ou faux, c’est comme être une enfant, d’essayer des choses, avec ton acquis, mais en essayant de se surprendre. Les fausses notes n’existent pas et si on en fait, il faut jouer avec.

Y a-t-il d’autres éléments et parts de l’enfance qui sont convoqués dans le game ?

Oui, je pense que tous les musiciens sont des gamins. Ils jouent tout le temps. J’adore jouer avec certains musiciens, j’ai l’impression d’avoir huit ans ! Par exemple, Tom Rainey, un batteur, j’adore jouer free avec lui, je me sens comme une gamine, à essayer de l’embêter, de le taquiner, c’est vraiment ludique.

L’interaction ou l’interplay peut-elle engendrer une rivalité, une compétition ?

Ça se voit beaucoup, et je ne le supporte pas. Quand il y a rivalité, je m’arrête, je ne joue plus. Même sur scène. Je n’aime pas la rivalité, la compétition… Souvent, ça arrive lorsqu’il y a deux souffleurs. Mais les musiciens avec qui je travaille ne sont pas comme ça. Il y a autant de rivalité chez les femmes que chez les hommes. Elles peuvent être tout autant en compétition, il n’y a pas de différence. Surtout chez les jeunes. Ce n’est pas facile d’avoir 20 ou 25 ans. Heureusement que je suis une vieille ! Aujourd’hui, il y a un tel niveau, des musiciens très bons partout, des écoles fantastiques… je n’avais pas ça quand j’étais jeune. Je venais d’un petit village, on était cinq pianistes, on traînait ensemble, on se montrait des trucs, il n’y avait pas cette rivalité.

Ce n’est pas spécifique à New York ?

Non, je pense que c’est partout. C’est bien, j’aime entendre des bons pianistes, ça m’inspire. Quand j’écoute Craig Taborn, je suis inspirée, c’est fantastique, j’adore. Je rentre à la maison pour travailler, je suis inspirée.

Est-ce une forme d’interaction ? Vous réagissez à ce que vous avez entendu ?

Bien sûr. C’est très important d’aller écouter des concerts, pas seulement d’écouter des CD mais aussi d’aller voir. Parler avec les autres musiciens, savoir comment ils travaillent. J’aime traîner avec d’autres pianistes, ils me montrent leur travail, moi aussi. Je suis très orientée piano !

Cela vous arrive-t-il de jouer en réagissant par l’imagination au jeu d’un autre musicien ?

Tout à fait, on peut être dans l’imitation, ou la relation, jouer « à la » Ahmad Jamal, un clin d’œil. Tiens on dirait du Keith Jarrett, ou ça fait un peu Craig Taborn, avec son ostinato… et plein d’inspiration, des hommages à des compositeurs, Stravinsky… tout le temps. Nous sommes des éponges, on ressort ce qu’on a entendu, on ne crée rien. On est tous différents, mais on écoute, on entend puis on rend avec notre propre ADN, notre sang, ça devient notre création. Mais si on met un musicien sur une île déserte, il jouera des petites choses, mais il n’écrira pas de symphonie. C’est sûrement pour cela que beaucoup de musiciens viennent habiter à New York, pour écouter des concerts, traîner avec des musiciens, il y a des sessions tout le temps. Les jeunes, les vieux musiciens, tout le monde passe, on joue, on game !

 Quand tu composes pour le jazz, tu as complètement conscience de l’interplay.

La création serait donc toujours une forme de réaction ?

Je pense. Il n’est pas utile d’en entendre beaucoup, mais on réagit par rapport à ce qu’on entend. Même si on ne le veut pas, on reste influencé par les autres.

Quand vous composez, par exemple sur votre dernier disque en trio, pensez-vous à l’avance à quel type d’interplay cela va générer ?

Un peu. Par exemple, sur « Double Windsor », la première pièce du disque, il y a un ostinato en 10/8 qui se casse puis des phrases s’insèrent dedans et je savais que l’impro jouerait avec cet ostinato, oui, je sais comment va être l’interplay quand j’écris. Quand tu composes pour le jazz, tu as complètement conscience de l’interplay. Et c’est ça qui est difficile à écrire, savoir ce qu’une pièce peut amener comme interplay. Écrire une pièce en mettant bien les parties improvisées, où et comment les mettre, si on improvise sur l’harmonie ou sur un ostinato… Il faut que ce soit organique et limpide.

Et malgré le fait que l’interplay soit balisé, presque dirigé, peut-on être surpris par le résultat ?

Oui, c’est ce qui est intéressant. Quand la structure de l’interplay est dirigée, le cadre, il faut y trouver la liberté. C’est important.

Et cette liberté qui se trouve dans une structure préparée est-elle de différente qualité de celle qui est vécue dans une section totalement improvisée ?

Cette liberté est très différente car il y a une structure, une rythmique à suivre, une harmonie à respecter, un timing. Quand tu improvises free, tu peux faire ce que tu veux ! La qualité de ces libertés ne devrait pas être différentes. Quand une pièce est bien maîtrisée, on est encore plus libre car on sait où on va aller, on connaît le timing, les contraintes, les règles. C’est comme d’écrire un texte sous contrainte, comme La Disparition de Georges Perec. Comment trouver la liberté avec toutes ces règles.

Est-ce plus difficile d’être vraiment libre lorsqu’il n’y a aucun cadre ?

C’est possible, s’il y a trop de choix à faire, c’est difficile. Certains musiciens jouent beaucoup mieux s’ils ont une structure, ils se sentent plus libres. Moi, j’aime bien les deux. J’ai plus de challenge avec les pièces écrites car j’ai toujours joué libre, depuis que j’ai 5 ans ; j’ai toujours préparé mon piano. J’ai toujours improvisé avec la radio, naturellement. Gamine, je mettais la radio à côté de moi et j’essayais d’imiter tout ce que j’entendais. Puis mon chat rentrait dans le piano, donc je faisais du piano préparé avec mon chat. J’avais les après-midis pour moi, je finissais tôt et il n’y avait personne à la maison. Moi et mon piano. J’adorais. C’était ludique, j’ai toujours fait ça. J’adore improviser libre. Mais j’aime avoir des pièces à jouer. Plus c’est obscur, plus c’est difficile, plus on me donne des règles, plus je trouve ça intéressant pour moi. C’est un défi qui me demande beaucoup de travail. J’ai besoin des deux.

Votre pratique du « jeu jazz » remonte ainsi à votre enfance ?

Oui. Mon père est pianiste de jazz amateur, il rentrait assez tard du boulot le soir, il mangeait, et ensuite on improvisait avec lui. Il jouait des boogie-woogie à la main gauche et moi j’improvisais à la main droite ou vice-versa. Il ne m’a jamais expliqué comment jouer, la technique, tout ça, car lui ne sait pas. Il est autodidacte. C’était toujours un jeu. Et j’ai chanté dans le groupe de mon père, c’était le moment où il était le plus heureux, il était détendu. C’était son moment à lui. Le partager était un bonheur.





Epistrophy,
02, 2017

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