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Ce nouveau numéro d’Epistrophy propose d’interroger ce qui aurait pu apparaître comme un simple hasard sémantique : nous disons que nous « jouons de la musique » ; la langue française utilise la notion de jeu pour caractériser la pratique musicale. Or, comme le met en évidence Johan Huizinga dans Homo ludens, la concordance sémantique du jeu et de la musique n’est pas une exception française : bien que le français soit la seule langue romane à utiliser le terme de « jeu » en ce sens-là (l’italien utilisant suonare, et l’espagnol tocar), cette référence à la notion de jeu se retrouve dans la langue arabe, les langues germaniques (spielen en allemand, play en anglais), et enfin quelques langues slaves. C’est ce constat qui selon Huizinga apparaît comme l’« indice du fondement psychologique profond qui détermine le rapport entre jeu et musique [1]. » À cette concordance sémantique entre le jeu et la musique semble s’ajouter une concordance historique entre jazz et jeu [2] : né au XXe siècle, le jazz est contemporain d’une attention particulière portée au jeu par les mondes de l’art.
Ce deuxième numéro porte également une nouveauté : outre les six articles présentés par Ingrid Monson, Professeure à l’Université d’Harvard, l’équipe d’Epistrophy a choisi de donner la parole aux musiciens de jazz, pour qu’ils décrivent leur propre rapport au jeu ludique au sein de leur pratique musicale. Ainsi, ce numéro est augmenté de quatre entretiens avec Edward Perraud, Patrick Villanueva, Raphaël Imbert et Sylvie Courvoisier, qui nous ont fait l’honneur d’accepter de confronter leur vision du jazz et leur vision du jeu, d’où ont émergé des questionnements décisifs et passionnants sur le jazz.
Au cours de ces entretiens s’est dessinée en premier lieu la question de l’enfance et du plaisir : s’il va de soi que la notion jeu renvoie au domaine du ludique et de la distraction enfantine, la musique jazz, elle aussi, a souvent été associée au divertissement. Sans tomber dans le stéréotype, le jazz possède sa part de bonne humeur joueuse, d’artistes « clowns », de Fats Waller à Dizzy Gillespie, et d’esprit ludique qu’il partage avec le jeu [3]. Les jeux de mots de Charlie Parker ou de Martial Solal transformant les titres de standards les rendent tout aussi méconnaissables que les évolutions mélodiques, harmoniques, ou de tempo qu’ils leur ont fait subir. Indéniablement, le jazz est constamment investi d’un caractère ludique qui ne renie jamais son sérieux (voire sa nature savante). Les discours des jazzmen concernant leur plaisir à jouer sont légion toutes époques confondues, comme en témoigne le texte préparé par Edward Perraud, qui présente sa pratique musicale comme un jeu avec soi-même, un art du déguisement qui renvoie directement à l’enfance.
Vient ensuite la question de la « règle du jeu », qui est une règle spécifique car elle se distingue de la règle simplement prescriptive : en effet, contrairement à la règle morale qui opère une restriction parmi différents comportements à adopter, la règle du jeu, elle, ouvre un champ de possibilité qui n’existait pas avant qu’il y ait jeu. Mais cette règle du jeu organise-t-elle un jeu au sens du play, ou bien au sens du game ? Selon le psychanalyste Winnicott [4], le game décrit les jeux pour lesquels la règle du jeu est établie à l’avance, et s’accompagne le plus souvent d’une notice explicative de ces différentes règles (comme c’est le cas par exemple du jeu d’échecs ou du Monopoly) ; le play, quant à lui, correspond à l’activité joueuse et créative des jeunes enfants, pour laquelle il n’existe pas de règle du jeu établie au préalable, c’est-à-dire avant que l’enfant ne crée lui-même son propre jeu. Or, quelle part de play et quelle part de game sont en jeu dans la pratique du jazz ? Cette question apparaît comme cruciale pour le musicien Patrick Villanueva, qui fait du « swing » la règle du jeu du jazz, en instaurant les conditions d’un véritable « jouer ensemble » des musiciens. Quant à Sylvie Courvoisier, elle opère un renversement surprenant dans sa conception du play et du game, en faisant du play un travail routinier nécessaire pour pouvoir accéder par la suite au plaisir engendré par le game.
Enfin, à travers la notion de jeu, se posent évidemment les questions de l’interaction et de la confrontation. L’interaction (l’interplay) est une notion constitutive du jazz, qui « concerne toutes les relations entre les musiciens au cours de la performance. C’est-à-dire la manière dont chacun tient mutuellement compte des propositions musicales des autres [5] » pour construire un discours commun. À partir des années 1960, le jazz connaît un essor remarquable de l’interaction – l’interplay devenant progressivement l’un des éléments essentiels de la création musicale jazzistique durant cette décennie. Pour autant, cette notion d’interplay est remise en question par Raphaël Imbert, en tant qu’elle est devenue un Graal fantasmatique pour les musiciens de jazz, sans que l’on sache véritablement en quoi elle consiste.
La richesse de ce numéro 2, regroupant à la fois des réflexions d’artistes et de chercheurs sur le lien « jouer-jazz », n’aurait été possible sans la bienveillance des musiciens interviewés, la patience des auteurs et la rigueur du comité scientifique et des relecteurs. Qu’ils en soient tous vivement remerciés, et en particulier Ingrid Monson, qui nous a fait l’immense honneur de s’investir pleinement dans l’élaboration de ce nouveau numéro.
Eng
We “play music” : the English language uses this notion to characterize musical practice. Pure chance ? As Johan Huizinga underlines it in Homo ludens, the semantic concordance of play and music is no English exception : German uses spielen, French uses jouer (whereas other romance languages don’t : Italian uses suonare, Spanish, tocar), and this reference can also be found in Arabic, as well as a few Slavonic languages. According to Huizinga, this fact appears as the “deep-rooted psychological reason for so remarkable a symbol of the affinity between play and music [1]” . We could add a more specific, historical concordance between jazz and play : born in the 20th century, jazz is contemporary of a particular attention given to play within art worlds [2].
This second issue also brings novelty : in addition to six essays introduced by Harvard University Professor Ingrid Monson, Epistrophy’s team has chosen to make room for jazz musician’s descriptions of their own relation to play and game within their musical life. This issue thus features four interviews with Edward Perraud, Patrick Villanueva, Raphaël Imbert and Sylvie Courvoisier, who kindly accepted to speak about their vision of jazz in relation to their vision of play and raised decisive and thrilling questions about jazz.
First, childhood and enjoyment are central to these discussions : it goes without saying that playing is linked to gaming and childish amusement, and jazz has frequently been associated with entertainment as well. Without falling for the usual cliché, we know that jazz is also made of playful and cheerful moods, of clowns, from Fats Waller to Dizzy Gillespie, and of a humorous spirit it shares with play [3]. Charlie Parker’s or Martial Solal’s puns on the names of standards make them just as unrecognizable as their melodic, harmonic or rhythmic appropriations. Undeniably, jazz constantly assumes a playful character without, however, denying its seriousness (or even its learned nature). Jazzmen have claimed how much they enjoy playing at all times ; in his essay Edward Perraud talks about his musical practice as a game with himself, an art of disguise directly connected to childhood.
Then comes game rules. Unlike moral rules, which forbid certain behaviors, game rules open a field of possibilities that do not exist prior to playing. They seem specific as they distinguish themselves from ordinary, prescriptive rules : creative game rules make possible the potential game space while determining what is being played. But do those game rules set up a play or a game ? As highlighted by psychoanalyst Donald Winnicott [4] , while games are settings in which the rules are established prior to their unfolding, most often explained in instructions (as is the case with chess, Monopoly…), play refers to the creative and mischievous activity of young children, for which there is no prior set of rules, i.e. before they actually create their own game. How do play and game fit in jazz practice ? This question is crucial to musician Patrick Villanueva, for whom “swing” is the game rule of jazz, as it establishes the terms of a true “collective play” for musicians ; whereas syvlie Courvoisier surprisingly inverts play and game, as for her play is a necessary daily practice that allows her to enjoy the game.
Finally, playing interrogates interplay and confrontation. Interplay is a fundamental feature of jazz, “interplay concerns all the relationships between musicians during performance. In other words, how each performer considers the others’ musical proposals [5]” to build a common discourse. From the 1960’s, interplay exceptionally increased and progressively became one of the key elements of jazz creation. For that is, Raphaël Imbert questions interplay as it has become a phantasmagoric Holy Grail to jazz musicians but often remains really obscure.
This issue #2, featuring rich thoughts from both artists and scholars on the relation play/jazz, was made possible by the kindness of interviewed musicians, the author’s patience and the scientific committee and reviewer’s exactness. We would like to thank them all very much, especially Ingrid Monson who made us the great honor to dedicate herself fully in the making of this new issue.
[1] Huizinga, 1951, p. 256.
[2] On peut prendre pour indice les très nombreux titres d’œuvres de jazz faisant explicitement référence à la notion de jeu / Many jazz works point to this, explicitly referring to the idea of play : « Numbers Game » (Hampton Hawes) ; « The Shell Game » (Elvin Jones) ; « The Bead Game » (Joe Henderson & Lee Konitz) ; « Playground », « Toy Tune », « Mahjong », « The Chess Players », « Ping Pong » (Wayne Shorter) ; « Toys » (Herbie Hancock) ; Score (Randy Brecker) ; Cobra : John Zorn’s Game Pieces Volume 2 (John Zorn) ; The African Game (George Russell) ; « It’s all in the Game » (Louis Armstrong) ; Losing Game (Lonnie Johnson) ; The Waiting Game (Tina Brooks) ; Waiting Game (Zoot Sims) ; « Games » (Nat Adderley) ; « Video Games » (Pat Metheny & Ornette Coleman) ; « What Games Shall we Play Today » (Chick Corea), etc.
[3] Miles Davis proposa même un Big Fun en son temps / Miles Davis even proposed a Big Fun back in his day.
[4] Winnicott, 1975.
[5] Cugny, 2009, p. 128.
Cugny, Laurent, Analyser le jazz, Paris, Outre Mesure, 2009.
Huizinga, Johan, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1951 [1938].
Winnicott, Donald, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Claude Monod et Jean-Bertrand Pontalis (trad.), Paris, Gallimard, 1975.