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Contre le neutre : John Zorn, les game pieces et le moment « postmoderne »


Against neutral : John Zorn, the game pieces and the "postmodern" moment

Claude-Marin Herbert


Résumé


Le jeu constitue la référence implicite et explicite d’une part importante des avant-gardes musicales au xxe siècle, conjointement au retrait de « l’œuvre ». Les game pieces écrites par le saxophoniste et compositeur John Zorn (1953-) pour les groupes d’improvisateurs de la scène Downtown se rattachent à cette histoire, sans pour autant se réduire à n’en être qu’un soubresaut tardif. En effet, elles constituent le lieu d’une dispute opposant la réception de Zorn dans les catégories du postmodernisme (insistant sur l’ironie frénétique, le carambolage des citations), et une autre, qui prend au sérieux le « jeu dans le jeu » zornien, son importance pour la constitution d’une « communauté » (dont l’exemple serait donné par l’AACM) et sa signification possible au regard de l’œuvre ultérieur et de la pensée musicale de John Zorn.


Game is an implicit and explicit reference to an important part of the musical avant-gardes of the 20th century, conjointly with the withdrawal of the notion of « work ». The game pieces written by saxophonist and composer John Zorn (1953-) for Downtown improvised scene are linked to this history, although they cannot be reduced to it. They are indeed the stage of a dispute between Zorn’s reception by postmodernism (that insists on frenetic irony, and quotations profusion) and another reception, that takes the Zornian « game within the game » seriously, and recognizes its importance for the constitution of a « community » (of which the AACM would be an example) and its possible meaning with regard to John Zorn’s posterior work and musical thought.



Texte intégral



À qui perçoit la musique de John Zorn, compositeur, saxophoniste, improvisateur et activiste principal de la Downtown scene comme une juxtaposition hétéroclite d’éléments de langage, de style et d’attitudes poussés dans leurs derniers retranchements, la série des game pieces élaborées, à côté d’autres projets, durant une période de quinze années (entre 1974 et 1990), ne peut apparaître que comme une « expérience » de plus. Expérience – certes décisive – dans la carrière de l’auteur d’œuvres autrement marquantes, comme News For Lulu ou Kristallnacht ; expérience à rattacher à une prestigieuse généalogie, celle de « l’œuvre ouverte » intégrant l’improvisation, dont les patrons seraient Earle Brown et Anthony Braxton. Dans le cas de Zorn, le recours au jeu et à la stratégie en un simulacre de son contexte originel, à savoir les modèles sportifs (Lacrosse, Pool, Hockey) puis guerrier (Archery, Cobra), ainsi que le cut-and-paste typique de certaines pièces qui en résultent, ont cependant achevé de faire cataloguer son œuvre dans les catégories du « postmodernisme ».

En nous appuyant sur les intentions déclarées du compositeur et une partie de la littérature critique (notamment descriptive) disponible à son propos, nous reviendrons ici sur l’expérience des game pieces, leur généalogie, leur ancrage historique, et prendrons le contre-pied de l’interprétation (assez largement acceptée) de l’œuvre de Zorn dans les catégories du postmodernisme, en posant l’hypothèse d’un lien organique entre les game pieces et le « Grand Jeu » zornien ultérieur.

La perspective de cet article restera donc générale : on n’y trouvera pas l’analyse (de Cobra notamment), que d’autres ont richement développée [1], mais une proposition sur l’effet que les jeux zorniens sont susceptibles d’avoir sur la réception esthétique contemporaine, et leur interprétation.

 Jeu, tours et détours : paradoxe du trickster}

Longtemps, l’art occidental se sera confondu avec ses œuvres : objets de contemplation, de collection et de représentation, ces œuvres étaient conçues pour survivre au monde dont elles provenaient et le transcender. Mais cette conception, dégageant en l’espèce la musique de toute finalité extérieure, et imposant l’œuvre autonome (avec tous ses attributs, auteur, style, langage) comme seul but à atteindre, la théorie esthétique ne l’aura somme toute imposée que relativement récemment : d’après Lydia Goehr [2], c’est autour de 1800 que s’effectue le tournant préparé conjointement par l’assomption de la « musique pure » et l’émancipation de la figure de l’artiste.

Si nous sommes frustrés aujourd’hui que le « beau musical » selon Hanslick ou « l’œuvre musicale » d’Ingarden excluent de facto bien des pratiques musicales échappant à cette finalité (par exemple l’improvisation), c’est que le sol sur lequel ces théories reposent s’est estompé du fait de l’action des avant-gardes, quand nous ne cessons malgré tout de nous y rapporter aussi spontanément que confusément. Ces deux éléments conjugués – action des avant-gardes ; ombre portée d’une histoire dont le centre de gravité s’éloigne – dressent assez bien le portrait d’une situation à laquelle se trouvèrent confrontés les musiciens de la génération et de l’aire culturelle dont John Zorn fait partie.

John Zorn, né en 1953, et ses compagnons musiciens de la scène Downtown (Anthony Coleman, Marc Ribot, Zeena Parkins, Arto Lindsay, Ikue Mori, Mark Feldman, Bill Frisell, pour n’en citer que quelques-uns) fourbissent leurs armes à un moment critique, « les années d’hiver » (selon l’expression de Felix Guattari) du début de la décennie 1980. Difficulté de prolonger l’élan créatif des décennies précédentes, fin des grandes espérances collectives : en 1980, tout semble avoir déjà eu lieu. Le free jazz a eu lieu ; le punk, la no wave, ont eu lieu ; l’improvisation libre (Evan Parker, John Tilbury, Derek Bailey) a eu lieu. Que reste-t-il à jouer ? Ont aussi eu lieu, côté composition, les expériences autour de l’« œuvre ouverte » qu’annonçaient dès les années cinquante Earle Brown et certaines pages de Stockhausen, ainsi que les procédures de composition fondées sur le hasard de Cage et Duchamp [3]. Au nom de la « vie » et de « l’art » (de « ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », selon Robert Filliou), une partie déterminante de l’avant-garde a contesté le primat de « l’œuvre », mis entre parenthèse la nécessité de l’achèvement et consacré, avec succès, les situations, les processus, l’aléa, les expérimentations, l’ennui, l’improvisation, le jeu, les jeux.

Durant le court xxe siècle, c’est sur cette toile de fond qu’apparaît, de part en part en part et régulièrement, la figure du trickster – incarnation mythique du profanateur, mais surtout fripon rompu à mettre à nu les rois et déjouer les règles [4] – faisant la nique au « génie » (qu’il soit romantique, moderne, ou même contemporain). On peut légitimement voir en tricksters modernes certaines des figures que l’avant-garde a consacrées (Cage, Duchamp, Filliou) ainsi que d’autres, plus intuitives, comme Monk ou Satie.

Ce trickster-là se désintéresse d’un art trop démonstrativement affairé à inventer formes et langages nouveaux, à « faire œuvre ». Son art à lui consiste à « jouer » le même (au sens que donne à « jouer » la forme pronominale : confondre), à se jouer des règles en « s’y tenant » – bien appuyé, cross-border. La règle faisant départ entre le lieu où certains coups sont permis et là où « c’est défendu », entre autres vertus, jouer de manière aussi détachée que possible « ce qui est du jeu » serait aussi une manière de donner à entendre (en creux) ce qui n’en serait pas. Le caractère ouvertement pauvre, désaffecté des pièces de Satie, l’indifférence au développement chez Monk peuvent apparaître comme les produits de ce déjeu.

Mais que se passe-t-il lorsque cette atonie apparente, cette neutralisation supposée des enjeux au profit d’une fascination pour la règle, l’ésotérisation des consignes, le sur-place provocateur et l’indifférenciation, de marginales se commuent en paradigme d’une époque, l’époque d’après, du post- – postmodernisme, postpunk, postfree ? Fin de l’histoire ? Les subtils coups de nos tricksters, devenus entre temps l’esperanto de l’avant-garde artistique, ne rencontreraient-ils plus désormais que l’eau tiède d’une époque rusée ? À l’instar d’un des fameux contemporain de John Zorn, Brian Eno (également amateur de cartes au point d’élaborer un tarot de « Stratégies obliques » à l’intention de musiciens enclins, un temps, à faire dévier les codes d’une pop encore portée vers l’aventure [5]), le tournant postmoderne a-t-il achevé de piéger les tricksters en les transformant en simples « petits malins » ? La fortune de certain minimalisme ambient s’étant vite reconnu un prophète en Satie montre que, loin de déranger le monde traditionnel, postromantique, de l’art comme il avait pu le faire pendant tout le xxe siècle, le paradigme du jeu au début des années 1980 était désormais tellement intégré, répandu et dilué qu’il n’a pas eu d’autre effet que d’être prêt à tous les emplois.

 À l’offensive : opérations Downtown}

« Franc-tireurs » (mavericks) : une lignée

La neutralisation des territoires sensibles a pu prendre prétexte de l’extrême confusion d’une époque marquée par « la fin des grands récits ». A contrario, l’exploration tous azimuts, protéiforme et apparemment chaotique caractéristique de la manière zornienne s’apparente à une quête semblant n’écarter aucune piste : improvisations, compositions de studio, game pieces, filmworks, hommages, groupes hardcore, Masada, pièces ésotériques… Avec le recul qu’autorise désormais la vue d’ensemble sur une carrière ayant débuté il y a plus de quarante ans, nous sommes aujourd’hui frappés de constater que, chez un artiste comme John Zorn (mais la remarque vaut pour des compositeurs devenus classiques comme Duke Ellington ou Stravinsky, qui ont l’admiration de Zorn), l’hétérogénéité, la complexité et la disruptivité des projets vont de pair avec une pensée d’une extrême cohérence. À ce titre, moins qu’à la figure du trickster (à laquelle il emprunte néanmoins l’inévitable tact), c’est à celle beaucoup plus dangereuse et risquée du maverick, le « franc-tireur » habité de visions comme Varèse ou Ives (auquel Fencing, une game piece de 1978, emprunte les stratégies de collage), que Zorn se rattache. S’il reconnaît la législation du hasard et l’extension de son empire, si le sens ne se révèle pas immédiatement, rien dans son travail, in fine, ne sera jamais gratuit. Et cela, pour nous qui sommes en 2016 et pouvons désormais voir quels desseins poursuit cette œuvre en forme d’hydre, éloigne définitivement Zorn de ce qu’on rassemble généralement, du fait du caractère tour à tour ironique ou teinté de nostalgie de ses manifestations, sous le nom de postmodernisme musical – même si, dans sa fringale, il en a ingéré certains des aspects les plus variés, de Carl Stalling (compositeur de musique de cartoons auquel Zorn a consacré un mémoire lorsqu’il étudiait au Webster Collège) à John Adams.

Sous ce jour, les nombreuses formes ouvertes conçues par Zorn jusqu’au milieu des années 1980 (la « game piece » intitulée Cobra, la plus connue et la plus souvent jouée, en représentant « la somme [6] ») peuvent enfin être appréhendées à l’aune d’une poétique globale autant que comme l’exemplification d’une continuation du travail initié par les prédécesseurs de Zorn en la matière – et auxquels il ne manque pas de rapporter effectivement son travail de compositeur : les « mobiles » d’Earle Brown comme December 1952 ; Music Of Changes de John Cage ; les pièces « intuitives » de Stockhausen comme Aus Den Sieben Tagen ; enfin, For Alto et Baptism d’Anthony Braxton.

L’AACM, exemple à suivre

Lorsqu’il était jeune étudiant, désireux de passer à la composition musicale (sans pour autant que cela passe par des sons, le cinéphile et futur créateur du Theater Of Musical Optics envisageait sans problème que d’un montage serré d’images puisse résulter de la musique [7]), boulimique amateur de toutes les musiques (de la surf music, à laquelle il s’adonne, aux traditions chinoises), John Zorn a côtoyé avec Jacques Coursil, son professeur de l’UN School, les compositions aléatoires et les formes ouvertes, en grande vogue à cette époque dominée par Fluxus. Mais c’est à Anthony Braxton qu’il doit un double déclic : jouer du saxophone, dans un contexte improvisé ; écrire des pièces « pour des improvisateurs ». Au « jeu pour le jeu » auquel une certaine tradition d’avant-garde en voie de s’installer aurait pu vouer le jeune étudiant, c’est le « jeu dans le jeu [8] » pratiqué par les membres de L’Association for Advancement of Creative Musicians (outre Braxton, Roscoe Mitchell, Wadada Leo Smith et Oliver Lake, auprès de qui il étudie au Webster College) qui influence de manière décisive la réflexion que mène à ce moment-là Zorn sur ce qu’il peut jouer, comment et avec qui il va le faire.

Cage, Brown, Wolff proposaient, à travers leurs scores, de jouer pour jouer. Leurs compositions restaient indifférentes aux éléments issus des traditions (comme les instruments) et aux idiosyncrasies, qu’elles acceptaient dans l’exacte mesure où elles leur sont essentiellement égales. Pour Zorn, au contraire, ces idiosyncrasies ne sont pas neutres, ni neutralisables. Suivant une démarche analogue à celle adoptée par Braxton, c’est le contexte de jeu particulier des improvisateurs Downtown qui a imposé la voie compositionnelle à Zorn, laquelle agira comme générateur de groupes et opérateur d’exacerbations stylistiques autant que de déplacements formels. Que la « Great Black Music » promue par l’AACM représente par ailleurs, et beaucoup plus tard dans la carrière de John Zorn, le modèle revendiqué d’une autre grande entreprise dont il est à l’origine, à savoir la « Radical Jewish Culture », peut sembler une toute autre histoire. Ce n’est évidemment pas fortuit [9].

Règle implicite : « NEVER TO TALK ABOUT LANGUAGE OR SOUND AT ALL [10]  »

Les game pieces, parmi lesquelles figurent Archery (1979), Cobra (1984) et Xu Feng (1985), les plus connues du fait de la qualité et de la notoriété de leurs opérateurs-interprètes [11], constituent un corpus zornien décisif puisque c’est pendant l’élaboration de celui-ci, soit la période 1975-1990, que se construisent, de manière réticulaire, les projets et les collaborations comme News For Lulu (l’hommage au be-bop conçu avec George Lewis), Naked City ou les futures moutures de Masada.

Ce qui distingue les game pieces de John Zorn des autres formes ouvertes ou aléatoires imaginées par ses prédécesseurs ne réside pas dans la structure, le système de signes (un ensemble d’opérations initiées par les musiciens, qu’un prompteur, variable dans les premières game pieces, puis stable à partir de Cobra, accepte, rejette, active ou désactive – jusqu’à l’organisation de factions à l’intérieur du groupe [12]), ni dans les sources d’inspiration underground (pour Cobra, un jeu de simulation de l’opération éponyme menée par les Alliés en 1944 en Normandie), mais dans ce fait très simple, qui justifie que ces pièces soient écrites « pour des improvisateurs », d’avoir congédié toute référence, ou même allusion, non seulement à l’effectif instrumental et à la durée de ces pièces, mais à leur contenu sonore.

« Je peux parler de quand les choses arrivent et de quand elles s’arrêtent, mais pas de ce qu’elles sont. Je peux dire qui est dans ces combinaisons, mais je ne peux pas dire ce qui se produit. [13] »

Ou encore :

« I wanted to find something to harness the personal languages that the improvisers had developed on their own, languages that were so idiosyncratic as to be almost unnotateable (to write it down would be ruin it). The answer for me was to deal with form, not with content, with relationships, not with sound. The improvisers on the stage were themselves the sound. [14] »

En rupture radicale sur ce point avec la tradition classique européenne, le statut qu’accorde Zorn à la partition écrite reste donc purement utilitaire. Apprendre à lire et écrire la musique, confie-t-il, lui a permis de comprendre « how things would work [15] ». Par ailleurs, son background jazz l’a bien sûr rendu étranger à la gêne éprouvée par les compositeurs de la génération précédente à avouer leur intérêt pour l’improvisation (maquillée en « aléatoire », « intuition », etc.).

« Improvising with other people is a source book for ideas for me, a workshop where I learn new ideas for composing pieces. I see things that can’t happen in improvisation that I want to have happen, so I go and write a piece around it. [16] »

Zorn est donc ici plus proche que jamais de la Great Black Music, de Mingus ou d’Ellington : « intégrer » de l’improvisation dans une composition comme s’il s’agissait de faire entrer de l’imprévu (le matériau) dans du prévu (la structure) ne l’intéresse pas, ni en tant que compositeur ni en tant qu’improvisateur ; l’improvisation est toujours, déjà et de plein droit, de la composition ; « l’écriture » n’est pas nécessairement scripturale ou graphique. C’est certainement pourquoi Zorn, tout aussi rétif que John Cage à définir un quelconque contenu sonore pour ses compositions, l’est finalement dans un sens tout à fait opposé. « Ce qui arrive » dans une composition de Cage comme les Number pieces, ce sont des sons, des événements purs ; « ce qui arrive » dans Cobra, c’est la confrontation de musiciens déterminés et même auto-déterminés. Pour Cage, « le problème avec les sons c’est la musique » ; pour Zorn, que seule la musique intéresse, dans l’immense variété de ses manifestations, l’existence de « sons » qui n’auraient pas été joués, produits par des instrumentistes, dans un sens étendu (du classique interprète au Dj radio, en passant par le glitch électronique ou l’enregistrement de terrain) relève du postulat, et est donc sans effet.

Des pieces à la scène : « un genre de société », a human drama}}}

« Mes premières game pieces évoquaient le sport. Puis cela m’a ennuyé et je me suis mis à utiliser des jeux guerriers [17] ». La référence explicite aux tactiques de guerilla n’est pas fortuite : composée « du point de vue des players [18] », les game pieces ne donnent pas plus lieu à des happenings (comme dans Fluxus) qu’elles ne constituent une « œuvre » dans son acception classique ; elles posent des opérations à laquelle se livrent des participants, prêts à en découdre :

« En gros, je crée une petite société dans laquelle chacun à sa place. Cela ressemble en fait à un psychodrame. On donne du pouvoir aux gens et il est très intéressant de voir qui cherche à le fuir, qui est docile et fait exactement ce qu’on lui dit ou qui essaie à tout prix de contrôler la situation et d’obtenir plus de pouvoir […].

Certains musiciens sont conceptuels, en quelque sorte. Ils s’efforcent de structurer un morceau, d’utiliser ces signaux pour inventer spontanément une espèce de composition dans leur tête. D’autres, en revanche, créent des problèmes. Je crois que j’appartiens à ce genre de musiciens. Bill Frisell est le genre d’instrumentiste qui laisse les autres prendre des décisions et qui se contente de jouer comme un fou. En fin de compte c’est lui qui créait le son tandis que d’autres s’évertuaient à structurer la musique. Toutes ces attitudes sont valables dans le genre de société existant sur scène lors de l’exécution des morceaux […]. On a besoin de gens agressifs, de gens avec le sens de l’humour, de gens stupides […].

À certains égards, cela ressemble beaucoup à la politique. [19] »

 Grand Jeu : la « geste » zornienne

« Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. »
« Le Grand Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, c’est-à-dire de grâce »
(Roger Gilbert-Lecomte, en complet accord avec René Daumal, Roger Vailland et les membres de la direction du Grand Jeu, 1928 [20])

Les game pieces s’offrent donc d’emblée comme un lieu de confrontation, révélant des personnalités, idiosyncrasies, characters, assortis des antagonismes que l’improvisation libre façon AMM, dans sa révérence au son, à l’ambiance (Stimmung) et à « l’instant », avait en quelque sorte neutralisés. S’agit-il pour autant d’une revanche prise par l’individualisme typique des années quatre-vingt sur les utopies de la décennie précédente ? On pourrait se contenter de ce type d’interprétation, dont les tendances générales d’une époque donnée fournissent la grille : c’est ce qui domine en général la littérature analysant la production de Zorn en l’inscrivant dans la continuité d’avant-gardes sur le déclin. Ce raccourci commode a pourtant fait long feu. S’en contenter serait non seulement rabattre la perversité revendiquée par Zorn sur un plat cynisme, en tout point opposée à sa personnalité comme à son entreprise artistique, mais faire l’économie d’un dessein global dans lequel les game pieces, et Cobra en particulier, loin d’être un « coup » joué parmi d’autres, cristallise quelque chose de bien plus ample et profond que le fait de se situer par rapport aux problématiques ouvertes par ses prédécesseurs – ce qui reste une manière de reconnaître leur importance, en restituant les conditions historiques des problèmes qu’ils ont posés. Ce serait, surtout, faire l’impasse sur l’un des leitmotivs de cet individualiste présumé, à savoir son insistance sur l’idée de communauté.

« Music is community », déclare ainsi Zorn en ouverture de l’entretien-portait-fleuve que lui a consacré France Musique [21]. La communauté en question, à laquelle était proposé de jouer les game pieces dans les années 1980, c’est bien la scène des musiciens provenant du Lower East Side, dite Downtown [22]. Cette scène s’est rapidement et considérablement élargie, et l’activisme de Zorn n’y est pas étranger. Ainsi, les game pieces ont peut-être aussi constitué un « lieu », une « scène » (pour filer le motif psychodramatique) au même titre que les clubs de la Knitting Factory, de The Stone, ou le label Tzadik, vers où et par où converger, créer, diverger et disséminer.

La démultiplication des projets de Zorn et de ses camarades est au principe des game pieces depuis Hockey. Avec les perspectives, l’imprédictibilité et les résonances qu’offrent ces espaces de jeu démultipliés (de Naked City aux Masadas en passant par les livres de compositions et les fresques comme Rimbaud ou Nosferatu), l’écoute rétrospective de pièces historiques comme Xu Feng et Cobra, telles qu’elles ont été gravées par John Zorn et ses différents groupes [23], permet de saisir combien, mieux que de simples exercices, ces opérations ont constitué la formule ramassée de l’essentiel des énigmes, des chiffres à venir. Dans la dernière « version » de Cobra publiée par Tzadik en 2001 [24], les excentricités, les carambolages, le caractère burlesque, « zutique » (bien plus qu’ironique), de pièces comme Pendet ont joué, comme les grimaces d’un Chaplin, leur rôle, celui d’un mécanisme de défense – protéger les trésors mélodico-rythmiques de Tabanan (ou le duo éprouvé Courvoisier-Feldman s’immisce entre les lignes), le psychédélisme d’Uluwati, le « grand macabre » façon Penganggahan ou l’épiphanique Goa Gajah, qui évoque Masada. « Opacité offensive » ou hermétisme d’autant plus assumés que Zorn n’a jamais cessé de percevoir et concevoir la musique comme un viatique recelant quelque message secret, avec les pouvoirs qui lui sont liés, et que la surexposition protégerait, en quelque sorte par aveuglement, de l’insignifiance dominante.

« L’idée de communauté est fondamentale », répète-t-il souvent, car elle « protège » – y compris de soi, et de l’entre-soi. Mais hermétisme n’est pas clôture : pas de « tour d’ivoire » où se réfugier ici, ni d’ineffable mystère. Jouer du saxophone alto, sous l’influence de Braxton, en a détourné Zorn à jamais. Le caractère initiatique qu’exige d’une certaine manière la démarche à laquelle s’attellent Zorn et ses différents cercles, embarquant une audience toujours plus éclectique dans leur sarabande, doublé de la multiplication des adresses en forme d’hommage (à Weegee, Godard, Duchamp, Rimbaud, Artaud, ou le poète de la guerre et du Grand Jeu René Daumal) et de la surréférentialité – bien souvent a posteriori – du moindre geste ou détail sonore, pointe vers un modèle de « société » qui serait celui de la conspiration.

Envers et contre toute une histoire embrassant classicisme, romantisme et avant-garde dans le sens d’une autonomisation des formes sonores, puis du son [25], la musique selon Zorn, qui renoue là avec une manière de tradition hétéronomiste médiévale (Guillaume de Machaut est une de ses profondes lubies), la musique, à la fin, est un texte. Les gestes des musiciens, les sons joués, restent des formules à déchiffrer. Cette sorte de foire occulte où le sacré se mêle aux secrets (ainsi de la non-publication des règles de Cobra, que Zorn préfère imaginer se disséminer « comme une sorte de tradition orale [26] ») avait de quoi attirer une foule de fidèles plus ou moins bigarrée – aussi bien qu’une cohorte de suspicieux : tout cela est-il bien sérieux  ?

Nous mettons en doute ici le bien-fondé de ces suspicions, qui nous semblent revenir au fond à cantonner Zorn au postmodernisme – par exemple en se contentant d’apprécier les game pieces comme un avatar tardif de l’œuvre ouverte. Or il nous semble que du sérieux des game pieces découle, ou non, la portée d’une grande partie de l’entreprise artistique de Zorn, entre autres de la nécessité de lier un travail d’écriture musicale, le sien et celui de ses proches (c’est-à-dire incluant l’improvisation de la manière la plus forte), à tout un arsenal paratextuel convoquant ésotérisme, spiritualité, culture et sous-cultures, dans une communauté vivante.

Nous, faisons ce pari.




Notes


[1Brackett, 2010 ; van der Schyff, 2013.

[2Goehr, 1994. Pour une perspective critique de la thèse magistrale de Goehr à la lumière des avant-gardes du xxe siècle, voir également Cvejic, 2006 : prenant appui sur la musique d’ameublement de Satie, l’indétermination cagienne, l’intonation juste de La Monte Young et la « machine désirante » zornienne (« composition of a bastard, self-organizing, desiring machine in the plural practice of John Zorn »), l’auteure affirme un changement de paradigme et une marginalisation progressive mais irréversible du concept d’œuvre.

[3Détaillées, commentées et discutées par exemple dans Troche, 2015.

[4Nous faisons nôtres ici les conceptions et la sensibilité qui se dégagent des textes réunis par la revue-collectif EvidenZ en 2002 (« De la ludicité », « Boarder », « Politique extatique du trickster », in Belhaj Kacem, During, Delaume et al., 2002).

[5Thibault, 2001. Ce jeu d’oracles (dont certains semblent échappées des partitions de Satie) a été utilisé, après que Brian Eno ait abandonné le songwriting pop et embrassé l’ambient, à l’occasion des fructueuses collaborations du producteur avec la scène rock créative des années 1975-1980 : Bowie, Talking Heads, Laurie Anderson et la compilation No New York, sur la première scène Downtown où officiaient certains des futurs compagnons de Zorn (Arto Lindsay, Ikue Mori). La carrière ultérieure de Eno porte ensuite la marque typiquement eighties de stratégies beaucoup moins « obliques »…

[6« Tout ce que j’ai appris dans mes anciens game pieces a été incorporé dans le morceau suivant. Cobra représente la somme de mon travail avec des game pieces » (Zorn cité in Bailey, 1999, p. 91).

[7« Music was not actually sound itslef, but a way of manipulating sound, a certain aesthetic, and is it possible to then work with a visual medium in a musical way. » Nous soulignons (Zorn cité in Hess, 2012, p. 110).

[8Hess, 2012 ; McGuire, 1988.

[9Unger, 2015.

[10« Ne jamais parler de langage ou de son » (Zorn cité in Jones, 1999, p. 148).

[11Très loin en effet de ce qu’on attend d’« exécutants » en concert ou sur disque : entre autres Eugene Chadbourne, Anthony Coleman, George Lewis sur les solos, duos et trios d’Archery ; Arto Lindsay, Derek Bailey, Mark Feldman et Sylvie Courvoisier sur les différentes versions de Cobra ; Fred Frith, Dave Lombardo (Slayer) et William Winant sur Xu Feng, qui marque le retour de paramètres prédéfinis (hauteurs, nuances, genre musical), et donc la fin de la séquence des game pieces.

[12Pour la description des règles du jeu de Cobra, voir Brackett, 2010, p. 47-54. Le score de Cobra est reproduit p. 47, avec ses deux colonnes : à gauche, les dix-neuf cues (actions-signaux) que signifient les musiciens en pointant un ou plusieurs doigts sur des parties du visage (par exemple « head » =« sound memories ») ou la paume de la main (« ways of ending ») ; à droite, le système de guerilla imaginé par Zorn pour faire sauter (« fucking up ») la structure : contournement, captures, séditions, etc.

[13Zorn cité in Hess, 2012, p. 112.

[14Zorn cité in Cox & Warner, 2004, p. 196.

[15Zorn cité in Féron, 2015, p. 11.

[16Zorn cité in Brackett, 2010, p. 57.

[17Zorn cité in Bailey, 1999, p. 90. Même si les résonances clausewitziennes, voire pereciennes, des « Olympiades » (selon le titre du recueil d’enregistrements de ces « jeux » publié par Tzadik) qui en résultent semblent évidentes. « It’s no accident that all his game pieces have combative titles ; even the title of Cobra does not refer to snakes ; it was taken for war game. Each is a pitched, collective battle of musical reflexes and wits, with Zorn is playing general or coach, marshalling and deploying his troops for the swiftest possible attack. » (Jones, 1999, p. 147).

[18Zorn cité in Cox & Warner, 2004, p. 196.

[19Zorn cité in Bailey, 1999, p. 92. « It is not just someone reading music but a drama. You get a human drama. You get life itself, which is what the ultimate musical experience is : it’s life. Musicians relating to each other, through music. » (Zorn cité in Cox & Warner, 2004, p. 196).

[20Avant-propos de 1928 repris dans Gilbert-Lecomte, 1974, p. 34.

[21Dutilh, 2016.

[22« It could be argued that Cobra has become the defining piece of music associated with the Downtown scene of New York’s Lower East Side » (Brackett, 2010, p. 45).

[23Bien que Cobra fasse partie, au même titre que les Number pieces de John Cage, In C (Terry Riley), Treatise (Cornelius Cardew), Edges ou Burdocks (Christian Wolff), des « standards » de l’œuvre ouverte en théorie accessibles à des « innocents musicaux » (l’expression est de Cornelius Cardew), John Zorn ne partage pas du tout la générosité de ses prédécesseurs (ni celle de son ami Fred Frith, également compositeur de partitions graphiques) en la matière. Les game pieces ont été composées pour les improvisateurs de la scène Downtown, ce qui revenait à exacerber des caractères déjà très affirmés, et renforcer l’impact de leurs gestes en les faisant jouer entre eux d’une manière entièrement différente (voire opposée) à celle de l’improvisation libre comme à l’œuvre ouverte. L’utilisation des game pieces est certes libre et encouragée et chaque jour des musiciens s’y adonnent de par le monde. Mais John Zorn demande (d’une manière qui peut paraître abrupte) que soit bien faite la différence entre versions « autorisées » et versions « outlaws » de ces pièces. « There is a lot more to these pieces than just the rules. For one thing, the choosing of players has always been a crucial part of the performance process and the art of choosing a band and being a good band leader is not something you can impart on paper. Although these pieces can be done essentially by anyone, they were not written in a vacuum. They were originally created to harness the personal languages of a new school of improvisers working together in the East Side of Lower Manhattan ». (Zorn cité in Cox & Warner, 2004, p. 96-97).

[24Sur les différentes « versions » enregistrées de Cobra (dont l’intérêt, pour Zorn, n’était de prime abord pas évident : « [The game pieces] shouldn’t be put on tape… these situations weren’t made for record – you had to be there » ; « Live concert is not a record, it’s a game, a play of personalities. It’ s not just music, it’s an event. You don’t want to put the World Series on video tape and then watch it over and over again », Zorn cité in Brackett, 2010, p. 56). De fait, contrairement à des projets comme Naked City ou News For Lulu, inséparables des albums auxquels ils ont donné naissance, le statut ontologique de pièces comme Cobra n’est pas aisé à définir.

[25Voir par exemple Solomos, 2013.

[26« These pieces can go where anyone wants to take them, and since they live on the underground as part of an oral/aural tradition, this becomes one of the dangers as well as part of the fun. » (Zorn cité in Cox & Warner, 2004, p. 97).




Auteur(s) - Autrice(s)


Claude-Marin Herbert, chargé de collections musique à la Bibliothèque publique d’information, Centre Georges-Pompidou.
Nombreux événements produits en musiques expérimentales, arts sonores : exposition Archipel (avec Pierre Hemptinne et Pointculture.be) ; centenaire John Cage (avec Joëlle Léandre, Bernard Fort, Jean-Yves Bosseur), Nuit Blanche (avec Dedalus, Jean-Luc Guionnet et Pascal Battus), écoutes solidiennes (avec Pascale Criton), partitions graphiques (avec Jean-Marc Montera), tournages sonores (avec Irina Prieto), …
Publications régulières sur Balises, le webmagazine de la bpi : actuellement, la Chambre d’echo(s), sélection mensuelle et rendez-vous régulier autour de l’histoire culturelle de classiques de la musique populaire (de Nirvana à Max Roach).


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Pour citer l'article


Claude-Marin Herbert : « Contre le neutre : John Zorn, les game pieces et le moment « postmoderne » » , in Epistrophy - Jouer Jazz / Play Jazz.02, 2017 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/contre-le-neutre-john-zorn-les.html // Mise en ligne le 22 janvier 2017 - Consulté le 26 mars 2024.