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Charlie Christian, une voie de modernité. Rythme, chromatisme, superstructure


Charlie Christian, a path of modernity. Rhythm, chromaticism, superstructure

Marc Ayoub


Résumé


Cet article traite un certain nombre de traits idiomatiques caractéristiques dans le jeu de Charlie Christian, qui ont marqué le passage de l’époque Swing à celle du Bop. Parmi ces traits nous retrouvons des interactions liées au placement rythmique, à l’harmonie et au chromatisme, le tout au bénéfice de la structure phraséologique. Nous tenterons, lors de cette démonstration, de répondre d’un point de vue analytique aux différentes questions théoriques relatives au rythme, au chromatisme et à l’extension harmonique dans le jazz, en prenant appui sur des exemples musicaux concrets.

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This paper concerns a number of characteristic idiomatic features in the playing of Charlie Christian, which marked the passage from the Swing period to the Bop. Among these features we find interactions connected to the rhythmic placement, the harmony and to the chromaticism, the whole in the advantage of the phraseological structure. We will try, in the course of this demonstration, to answer the various theoretical questions relative to the rhythm, chromaticism and to the harmonic extension in jazz ; the analyses will be supported by concrete musical examples.



Texte intégral



Le propos du présent article est de montrer, à travers l’analyse d’un chorus de Charlie Christian, de quelle manière ce dernier développe des traits stylistiques déjà présents dans le matériau de l’époque Swing. Les choix opérés par Christian représentent ainsi l’aboutissement d’un processus de regroupement autour des éléments qui constituent le vocabulaire et la syntaxe de la musique de son époque.

Certains de ces éléments développés, tels que le déplacement métrique, l’ornementation phraséologique et harmonique, vont ensuite devenir des stratégies partagés dans le be-bop. La présente démonstration est volontairement comparative, pour mesurer l’apport de Christian tout comme l’appropriation de certains de ses traits les plus caractéristiques par la génération suivante. Nous prendrons appui sur la pièce « Swing to Bop [1] », enregistrée en 1941, où le solo de Christian révèle précisément un glissement vers une nouvelle époque qui est celle du be-bop.

Notre analyse vise à mettre en évidence, dans un premier temps, la particularité rythmique et la perception métrique chez Christian, ce que nous appelons le déplacement métrique. Puis, dans un deuxième temps, la linéarité chromatique à travers le glissement entre les harmonies de la grille et la superposition des notes qui se situent au-dessus de la structure, que nous appellerons chromatisme et superstructure.

 Rappel historique

Charlie Christian est un guitariste de jazz américain :

« Issu d’une famille de musiciens, il s’initie à la trompette, au saxophone, au piano et à la contrebasse. En 1937, impressionné par la guitare amplifiée dont se sert en pionnier – avec Floyd Smith – Eddie Durham, il lui demande conseil. Il entre dans l’orchestre de Benny Goodman en 1939 à Los Angeles et y restera jusqu’à sa mort. Il prend part au second des légendaires concerts “From Spiritual to Swing” organisés par John Hammond [2] au Carnegie Hall de New York : le sextette de Goodman s’y intégrait au big band de Count Basie avec Lester Young. Il participe avec Lionel Hampton et surtout avec Thelonious Monk, Dizzy Gillespie, Joe Guy, Don Byas, Kenny Clarke, aux jam-sessions expérimentales qui, en 1941, à Harlem, au Monroe’s Uptown House et au Minton’s Playhouse, donnent naissance au be-bop. Il ne jouit pas de son succès : en juillet 1941, il entre dans un hôpital new-yorkais pour soigner une tuberculose. Il mourra au sanatorium municipal de Seaview (Staten Island) [3] ».

Bien qu’il soit resté sideman auprès de Benny Goodman, Christian a pu s’affirmer par son exploitation tout à fait originale de la guitare amplifiée. Son discours musical est cohérent et novateur, et se caractérise, dans ses improvisations, surtout par l’emploi du chromatisme, un fort intérêt pour des placements rythmiques qui contrecarrent la métrique de référence tout comme par l’enrichissement mélodique. Cet enrichissement s’effectue dans les chorus de Christian par un recours intensif aux notes étrangères, tantôt comme remplissages chromatiques, tantôt comme notes étrangères. Nous pouvons constater que, dans la pratique, cet enrichissement mélodique affecte l’espace vertical avec le placement de notes dissonantes intermédiaires qui se situent au-delà de la structure harmonique et qui échappent à la résolution attendue. Ces éléments constituent non seulement des caractéristiques stylistiques importantes, mais ils sont surtout les facteurs essentiels de l’idiome jazz, que Laurent Cugny définit de la manière suivante :

« Sont perçues comme relevant du jazz, à une époque donnée et plus ou moins complètement, les musiques manifestant en nombre significatif un certain nombre de traits idiomatiques caractéristiques. Ces traits appartiennent à un ensemble idiomatique se fondant notamment sur des pratiques particulières réservant une grande place à l’improvisation, sur certaines conceptions de la sonorité et du rythme, et sur un ensemble de tournures et de pratiques d’origine afro-américaine [4] ».

Problématisant les paramètres contenus dans cette citation, nous avons choisi, « Swing to Bop » afin d’identifier les traits idiomatiques dans le jeu de Christian.

Ce thème fait partie des jam sessions au Minton’s Playhouse de New York, enregistrés par Jerry Newman [5] le 12 mai 1941. Le groupe était formé des musiciens suivants : Charlie Christian à la guitare, Joe Guy à la trompette, Kenny Kersey au piano, Nick Fenton à la basse et Kenny Clarke à la batterie.

 Les Traits idiomatiques du jeu de Charlie Christian

1. Déplacement métrique

Une des caractéristiques techniques du jeu de Christian est le jeu rythmé en « single note [6] », créant un décalage rythmique sur une ou plusieurs notes. Cette manière de jouer engendre un échange entre le soliste et le batteur qui, jusqu’à cette date, n’assumait que le rôle d’un accompagnement simple. Sur cet enregistrement, l’inspiration rythmique semble être réciproque entre Christian et Clarke. Ce dernier pratique couramment une forme de démarcation face à l’accompagnement de l’époque Swing, où le batteur va marquer le rythme tout en maintenant la régularité de la mesure afin de donner pleine satisfaction aux danseurs. Georges Paczynski décrit l’innovation du jeu de Clarke comme suit :

« Le fait de privilégier le tempo sur la cymbale ride avec la main droite, de placer simultanément des coups avec la main gauche sur la caisse claire, de scander très discrètement les quatre temps au pied droit avec la grosse caisse ou de lancer des bombes – tout en gardant la régularité avec le pied gauche sur le deuxième et quatrième temps avec la charleston – suppose une authentique coordination des quatre membres, source de leur réelle indépendance et elle-même créatrice de polyrythmie. C’est la deuxième innovation du be-bop pour les batteurs [7] ».

La polyrythmie était bel et bien au cœur de la perception de la phrase par Christian et sera particulièrement mise en valeur dans son solo sur cet enregistrement. Scott DeVeaux et Garry Giddins dans leur ouvrage Jazz indiquent que Christian était l’innovateur des phrases polyrythmiques [8]. Afin de donner une idée plus claire de la signification de la polyrythmie, je me réfère à la définition proposée par Cugny :

« C’est évidemment [la polyrythmie qui est] la plus difficile à définir. J’y verrais la superposition de plusieurs groupes rythmiques périodiques. Cet élément de périodicité me semble ce qui doit nous fonder à distinguer la polyrythmie du rythme. Dès qu’une récurrence différente de celle(s) du tactus et/ou du mètre se perçoit, naît l’impression de polyrythmie. Celle-ci se manifeste par la sensation, potentiellement éprouvée par l’auditeur, que le tactus et/ou la mesure pourraient se voir concurrencer voire remplacer par un nouveau tactus ou un nouveau mètre. Ainsi, la différence entre rythme et polyrythmie ne serait pas quantitative (un plus grand nombre de couches rythmiques, des rapports non entiers entre des rythmes), mais qualitative. Dans cette conception, la polyrythmie apparaît comme un sous-ensemble du rythme [9] ».

Chez Christian la polyrythmie s’exprimera sous la forme d’un décalage rythmique au sein d’une phrase en 4/4 par des groupements momentanés qui seront perçus en 3/4. Ce déphasage a pour but de noyer la métrique régulière et carrée imposée par les barres de mesure. Ce décalage rythmique qui forme une perception polyrythmique chère à la tradition africaine et qui appartient au patrimoine de l’histoire du jazz, était employé auparavant non seulement par le batteur Baby Dodds [10], mais aussi par des musiciens tels que King Oliver, Scott Joplin, Fletcher Henderson, Louis Armstrong [11]. Il est clair que Christian n’était pas le premier musicien de l’époque Swing à utiliser le décalage rythmique, bien que DeVeaux et Giddins l’aient qualifié d’ « innovateur ». Il serait par conséquent plus judicieux de dire qu’il a joué le rôle d’un véritable précurseur dans l’utilisation et la systématisation des outils stylistiques qui commencent à être en usage à cette période. C’est pourquoi nous allons, dans notre démonstration, mettre en relation ce déplacement rythmique chez Christian avec celui de la génération qui suivra, dans le be-bop et après.

Cette démonstration demande à être complétée par une réflexion sur le lignage de Christian. Voici donc une composition de Duke Ellington « It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing » qui date de 1932. Selon Schuller [12], c’est un titre prophétique qui révèle pour la première fois le mot swing. L’une des caractéristiques de ce thème est sa fameuse mise en place d’un groupement de trois temps dans une mesure à quatre. Les crochets signalent le groupement du motif selon une mesure en 3/4 (voir Ex. 1).

Ex. 1 : Composition de Duke Ellington « It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing »

Un autre thème de Benny Goodman « Life Goes To a Party » où Harry James, dans son arrangement, introduit un riff final également avec un groupement de trois temps dans une mesure à quatre (voir Ex. 2).

Ex. 2 : Thème de Benny Goodman « Life Goes To A Party » [13]

Le matériau du groupement de trois temps dans une mesure à quatre commence à être traité d’une manière plus consciente de la part des musiciens du jazz et du swing. Nous avons eu jusqu’ici un aperçu de l’héritage culturel rythmique qui précédait Christian, notamment cette mise en valeur d’un autre groupement métrique au sein d’une mesure à quatre temps. Nous retrouvons ce même procédé dans la composition de Goodman, Mundy et Christian « Air Mail Special » qui date de 1941. Le début du thème se démarque par le déplacement métrique, du 3 dans le 4 (voir Ex. 3).

Ex. 3 : Début du thème « Air Mail Special »

Nous pouvons voir au début de ce thème une mobilité rythmique, une malléabilité temporelle à l’intérieur de la mesure de base de quatre temps. L’élément répétitif forme éventuellement une pulsation à trois temps qui vient brouiller la perception de l’auditeur et créer un glissement à l’intérieur des barres de mesure, qui ne deviennent que des repères visuels. L’introduction du déplacement métrique, mettant en valeur l’ambiguïté rythmique, va devenir dorénavant avec Christian un outil prioritaire, surtout dans ses improvisations. L’exemple suivant illustre cet aspect rythmique (voir Ex. 4).

Ex. 4 : « Swing to Bop », déplacement rythmique, cellules de 3 temps dans le 4/4, à partir de la minute 00’27” de l’enregistrement

La manière dont Christian superpose les accents est très intéressante et révélatrice : il crée non seulement une polyrythmie mélodique, mais aussi un décalage d’un même motif, qui glisse à travers les mesures, en insistant toujours sur un groupement phraséologique par trois temps. La répétition du dessin motivique perturbe la perception de l’auditeur grâce à l’utilisation précise du silence, qui relance la dynamique rythmique. À partir de la mesure 11, Christian crée une sorte d’élasticité dans le temps, en réduisant, au fur et à mesure, par diminution de la durée des silences, l’espace qui sépare les occurrences successives du motif. Au troisième temps de la mesure 12, le motif se serre encore davantage et nous ramène de la sorte à la perception du tactus de départ, une mesure à quatre temps. À partir de la mesure 14, il reproduit une courbe rythmique semblable à celle de la mesure 13 avant de mettre fin au motif à la fin de la mesure 17.

La répétition de tels motifs devient de plus en plus fréquente dans les solos de Christian, il fera partie de sa phraséologie et, quelques années plus tard, deviendra un élément de langage cher aux musiciens be-bop, à la fois dans leurs mélodies et dans leurs improvisations.

Voici un autre exemple à la minute 2’16, où il regroupe des cellules de trois temps sur une métrique en 4 temps (voir Ex. 5).

Ex. 5 : Regroupement des cellules de 3 temps

J’en reviens à la question des lignages : que représente Christian pour les musiciens tels que Charlie Parker, Tadd Dameron ou Thelonious Monk, sans en citer davantage ? Pour répondre à cette question, il est utile d’établir un travail comparatif et de démontrer une ligne de conduite en lien avec la technique du jeu de Christian. Voici quelques exemples des musiciens de l’époque be-bop, reproduisant ce matériau rythmique, dans leurs mélodies ou solos, comme le début du thème de « Billie’s Bounce » (voir Ex. 6).

Ex. 6 : Les quatre premières mesures de « Billie’s Bounce » [14]

Le découpage mélodique ainsi que l’articulation phraséologique de ce thème sont en lien direct avec la division rythmique des cellules de 3 mesures. Il s’agit d’un décalage de la figure rythmique avec un autre emplacement par rapport au temps et par rapport à la mesure. C’est une articulation de la phrase sur trois temps dans une mesure à quatre temps.

Certainement, la systématisation d’un tel placement rythmique dans les solos était nouveau à cette époque : il fait du bop une musique centrée sur l’accentuation rythmique, les syncopes et le contre-temps. Le batteur expose le pattern sur son instrument et le soliste instrumentiste ou chanteur reprend ces motifs rythmiques pour les utiliser dans son jeu. La présente démonstration concernant ce motif rythmique ne serait pas complète si on ne parlait des batteurs qui mettaient en place ce décalage rythmique. L’exemple suivant est tiré d’un enregistrement de Max Roach avec Clifford Brown réalisé en 1956 sur le thème « Daahoud ». L’échange entre les batteurs et les autres instrumentistes fut étroit et contribua au développement de la complexité rythmique dans les solos et les compositions (voir Ex. 7).

Ex. 7 : Déplacement rythmique de Max Roach [15]

L’exemple suivant est celui de Philly Joe Jones, aux mesures 5-8 de son solo sur « Locomotion » avec John Coltrane en 1957 sur l’album Blue Train, où il reproduit le même décalage classique, à savoir des cellules de trois temps dans une mesure de quatre temps (voir Ex. 8).

Ex. 8 :Décalage rythmique dans le solo de Joe Jones [16]

Ce décalage rythmique, comme on vient de le voir, devient dans les années 1950 et après, un cliché stylistique employé dans de nombreux solos et conduit à « déphaser » rythmiquement l’harmonie et la mélodie comme dans cet exemple du solo de Dexter Gordon en 1964 sur le thème « Lady Bird », où il utilise ce trait devenu idiomatique dans son solo en suivant avec la plus grande précision le changement harmonique (voir Ex. 9).

Ex. 9 : Extrait du solo de Dexter Gordon, de 0’59” à 1’03”

Que ce soit dans des thèmes à 3/4 ou 4/4, le décalage rythmique engendrant une perception de 3 faisait partie du vocabulaire expressif également de Bill Evans. L’exemple qui suit est extrait du thème « Peri’s Scope », de l’album Portrait In Jazz de 1959, avec Scott LaFaro à la basse et Paul Motian à la batterie. Cette fois-ci, il s’agit d’une composition à comparer avec « Air Mail Special », où nous retrouvons le décalage rythmique, héritage du swing, mais l’originalité de ce passage réside dans la complexité harmonique. Evans a choisi d’introduire dans sa composition ce trait caractéristique provoquant l’illusion auditive de 3, en déséquilibrant la mélodie par un motif rythmique à partir de la mesure 13. L’auditeur doit être très attentif à la structure de la mélodie qui est de 24 mesures, et au placement rythmique qu’Evans utilise : ce dernier crée un effet de surprise qui déstabilise l’écoute avant que le thème de fin, qui s’étale sur 8 mesures, ne soit repris à la mesure 17 (voir Ex. 10).

Ex. 10 : Extrait du thème « Peri’s Scope » de Bill Evans [17]

Dans cette première partie, j’ai voulu démontrer la prise de conscience par Christian du matériau rythmique qui était courant dans la pratique musicale de ses précurseurs, et la manière dont il le développe, qui semble avoir conquis une place prépondérante pour la génération suivante. Après avoir vu les incidences de la cellule rythmique dans le jeu de Christian, nous examinerons ensuite son développement autour de la dynamique linéaire qui se concentre dans le chromatisme et la superstructure.

2. Chromatisme et superstructure

Ce qu’il nous faut évoquer à présent, c’est l’interaction entre ce travail rythmique au niveau thématique avec les caractéristiques d’une recherche harmonique, le tout au bénéfice de la structure phraséologique. « Harmoniquement, Christian était le premier à construire ses improvisations, non pas sur les harmonies du thème, mais sur les accords de passage qu’il plaçait entre les harmonies de base [18] ».

Les notes étrangères que Christian « plaçait entre les harmonies », nous les appellerons chromatismes : elles deviendront à l’époque bop une caractéristique fondamentale permettant le développement de ce style, mélodiquement et harmoniquement. Christian fut, également, parmi les premiers à introduire les superstructures de l’accord, étant donné que la structure harmonique de référence dans le jazz comporte quatre sons, toute note au-dessus de la septième sera considérée comme superstructure [19]. En effet, dans ses arpèges, il évitait de jouer la note fondamentale de l’accord pour plutôt accentuer la tierce de l’accord (voir Ex. 11).

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Ex. 11 : Solo de Charlie Christian sur le thème « Swing to Bop », arpège ciblé, à 0’ 55”

Christian arpège l’accord de E♭7, de la mesure 37, en commençant par la tierce jusqu’à la neuvième altérée de l’accord, avant de revenir à la tierce de la prochaine harmonie A♭7 sur le premier temps. Son jeu se caractérise par une grande précision, surtout sa manière de cibler les notes caractéristiques des accords avec leurs extensions.

L’analyse suivante, toujours sur le thème « Swing to Bop », a pour but de démontrer à la fois l’importance et l’interaction de ces deux éléments, le chromatisme et la superstructure, dans le jeu de Christian. « Je pense que c’est à partir de Charlie Christian que s’est opérée la bifurcation du be-bop [20] ».

L’emploi du chromatisme dans le jeu de Christian lui permet d’élargir le répertoire de son vocabulaire mélodique. Les notes étrangères à l’harmonie sont d’ordinaire des notes de passage, diatoniques ou chromatiques, qui relient des notes successives. Elles peuvent être aussi des ornementations qui tournent autour de la note (broderie, retard, appogiature, etc.). Les notes étrangères donnent une impulsion particulière au développement de la ligne. Pour que ces notes puissent se fondre dans la ligne horizontale, elles devront être de même intensité, densité et rythme que les notes structurelles (voir Ex. 12).

Ex. 12 : Début de solo de Christian sur « As Long as I Live »

La liaison chromatique à l’intérieur de cette progression harmonique fait entendre un caractère plus expressif. Au lieu d’avoir, sur le temps fort de l’accord de B♭, sa tonique, Christian accentue le do♭, qui crée un effet de brouillage à la perception. Ce brouillage harmonique est intensifié par la durée de cette appogiature qui résonne beaucoup plus longtemps que la note de résolution. Nous pouvons voir l’importance que Christian accorde aux notes étrangères et les incidences directes du croisement entre le champ harmonique et le champ mélodique (voir Ex. 13).

Ex. 13 : Début du solo de Christian sur « Good Morning Blues »

À la première mesure, Christian joue l’arpège de F majeur (fa la do) avec un point d’appui sur les consonances verticales. Mais à la deuxième mesure, le principe linéaire change. La durée du si♭, la tonique de l’accord, est beaucoup plus courte que celle du do (note de passage). Le résultat est que cette note de passage devient, à la perception, comme la note de résolution. Cette manière d’accentuer les notes tend à amplifier la ligne horizontale par le déplacement de l’accent harmonique et l’importance que Christian accorde aux notes étrangères. À la deuxième moitié de la mesure 2, le sol#, par enharmonie la♭, est une note réelle de l’harmonie de B♭7, devient, par ce même jeu de déplacement harmonique, une appogiature du la, la tierce de F majeur. Le résultat est une anticipation harmonique qui vient brouiller la perception de l’auditeur.

De ce fait, nous assisterons avec la technique ornementale que Christian systématise, à une transformation de la ligne horizontale. Habituellement, les notes mélodiques s’appuient sur la progression harmonique, mais le choix du placement harmonique de Christian donne aux notes étrangères une intensité plus forte et une durée plus longue que celles des notes structurelles (voir Ex. 14).

Ex. 14 : Extrait du solo de Christian sur le thème « Swing to Bop », à 2’36”

De manière surprenante, Christian introduit à la mesure 129 cette formule mélodique qui semble être d’un point de vue instrumental comme un lick [21]. Certes, ce doigté est un geste musical dans un mouvement motivique ascendant/descendant reproduisant une unique position de la main qui se déplace dans un même sens, du quatrième doigt au premier. Mais en y regardant de plus près, cette phrase cache une grande précision en termes d’articulation interne dans sa manière de cibler les notes stratégiques. Analysons de plus près cet aspect.

La première chose à relever est l’anticipation harmonique que pratique Christian. Sur les deux derniers temps de l’accord de B♭ mineur, à la mesure 129, il démarre sa phrase avec des notes qui correspondent déjà à l’accord de B♭7. C’est dans le but de casser la carrure et par opposition à l’époque du Swing que ce genre de (dé)placement phraséologique se généralise, et de telles anticipations deviendront une caractéristique idiomatique marquante de l’époque bop. Remarquons la précision avec laquelle Christian procède dans le choix des modes et le choix des notes correspondantes aux deux harmonies, qui semble être tout sauf arbitraire. Ainsi, la première note sur le temps fort de la mesure 129 étant une note commune aux deux harmonies, le fa♭ est une note de liaison chromatique, le mi♭, une note de passage partagée par les deux modes (mineur et mixolydien) et le bécarre sur le temps faible qui anticipe l’harmonie de B7. Dans le même extrait, à la mesure 136, nous avons un autre passage où Christian anticipe l’harmonie, une nouvelle fois, sur les derniers temps de la mesure.

Pour montrer la dissémination de cette pratique, voici un autre modèle d’anticipation harmonique, qui provient de l’héritage de Christian : dans son solo sur « Billie’s Bounce », avant son troisième chorus, Charlie Parker joue un arpège de F majeur sur l’accord de C7 (voir Ex. 15).

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Ex. 15 : Solo de Parker sur « Billie’s Bounce » [22]

Revenons à Christian : il joue sur le déplacement métrique de la phrase, qui débute à un endroit inattendu, avec un désir de faire perdre le point d’appui de la carrure traditionnelle. Ce déplacement des points initiaux et finaux est important puisqu’il va opérer une transformation au niveau hiérarchique et donner aux notes du degré secondaire une importance plus grande. Sur les deux derniers temps de l’harmonie de D majeur, Christian arpège l’accord de F7 qu’il étale jusqu’au troisième temps de la mesure suivante. La note d’aboutissement est la treizième de l’accord, une note qui commence alors à s’affirmer comme constitutive de l’harmonie. Cette affirmation deviendra de plus en plus importante à l’époque bop, où les musiciens chercheront à mettre en valeur ce qu’ils appellent la superstructure.

Comme nous venons de le voir, Christian utilise amplement cette anticipation harmonique qui provoque un changement dans la structure phraséologique et qui a par ailleurs des incidences sur la structure harmonique. Le changement métrique dans la direction de la phrase met l’accent sur une harmonie dissonante sur l’accord de A7. La phrase constitue, selon une première lecture, un arpège de D majeur avec le mi bécarre, qui joue le rôle d’une approche chromatique. Une deuxième lecture, qui prolonge la phrase jusqu’à l’aboutissement sur la sixte sur le quatrième temps, si♭, et son enchaînement vers ré♭ à la mesure suivante, fait entendre l’arpège si♭ – ré♭ – fa – la♭. Cet arpège, en le superposant à l’accord de A7, forme les notes au-dessus de la septième mineure, et nous pourrions donc également l’interpréter de la manière suivante (voir Ex. 16) :

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Ex. 16 : La composition de la superstructure

Charlie Parker adopte cette technique consistant à intégrer d’autres degrés que celui de l’accord joué (voir Ex. 17) :

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Ex. 17 : Solo de Parker sur « Ko-Ko » [23]

L’exemple 17 provient du solo de Parker sur « Ko-Ko », seizième mesure du premier chorus. L’approche verticale nous montre qu’il y arpège une harmonie de C-7 sur les deux premiers temps de l’accord F7, une sorte de préparation cadentielle à partir de laquelle il crée une extension du degré II, qui provient de la mesure précédente. Sur les troisième et quatrième temps, il joue par un mouvement parallèle le même arpège mais en y introduisant par un glissement chromatique le sol♭ ainsi que le si bécarre. L’approche horizontale nous permet de voir la conduite des voix des lignes intermédiaires. Le sol sol♭ qui va vers fa à la mesure suivante, puis le do si qui va vers le si♭ (voir Ex. 18).

Ex. 18 : Conduite des voix du solo de Parker sur « Ko-Ko », 1e chorus, mesure 16

« Dizzy Gillespie, Charlie Parker ou Kenny Clarke s’inspirent du phrasé ou des audaces harmoniques du guitariste Charlie Christian [24] ».
Dans son entretien avec George Shearing et Marian McPartland [25], Billy Taylor explique comment Dizzy Gillespie a composé le thème de « Night in Tunisia », qui est construit sur l’extension harmonique du E7 (voir Ex. 19).

Ex. 19 : Thème de « Night in Tunisia »

Selon Taylor, Gillespie a pris les notes qui sont au-dessus de la septième, c’est-à-dire la superstructure, et a composé le début de sa fameuse mélodie « Night in Tunisia ».
D’une manière analytique consciente ou dans le but de rechercher une nouvelle richesse sonore, Christian, par le déplacement métrique des harmonies dans la phrase, a ouvert la voie à ses successeurs pour réfléchir à l’inclusion d’une triade supplémentaire comme partie intégrante de la structure supérieure. Pour voir de plus près cette précision harmonique et l’intention de Christian dans le développement phraséologique, nous allons reprendre le début de ce pont, qui commence par l’accord de B7, au minutage 0’ 52” (voir Ex. 20).

Ex. 20 : Analyse du pont : notes ciblées, déplacement harmonique, superstructure

Ce pont commence à la mesure 34 par un passage chromatique de la quinte de B7 vers la quarte mi♭, puis un saut de quinte jusqu’à si♭. La figure rythmique ainsi produite est reprise à la deuxième mesure, en commençant cette fois-ci par la septième de B7 pour atteindre la treizième en passant par la neuvième de l’accord et en reprenant le même saut de quinte, do sol. La troisième mesure fait atteindre le point culminant sur la septième de l’accord de E7, d’où il y aura une chute qui ciblera la tierce à la quatrième mesure en passant par le chromatisme qui a pour but de créer un effet d’étirement afin de repousser l’apparition de la prochaine note mélodique importante au début de la mesure suivante. La cinquième mesure aboutit sur la tierce de l’accord mais avec une caractéristique nouvelle, en créant un double chromatisme à distance de triton. Au début du troisième temps de la cinquième mesure, la phrase aboutit à la note fondamentale de l’accord la♭, mais, afin d’éviter d’amortir la dynamique de la phrase, Christian relance cette dynamique par un passage chromatique sol♮ ré♭ sol♮ (triton), pour retarder l’effet de la résolution et d’aboutir à la septième de l’accord A7, sur laquelle il reproduit le même geste instrumental incluant l’intervalle de triton. En rajoutant la quinte de A7, il souligne cette harmonie et conclut sa phrase sur fa ré♭, une anticipation qui crée un déplacement harmonique. Sur l’accord de D, il reprend ce déplacement harmonique par anticipation (voir les exemples 12 à 15), en soulignant l’arpège de F7 en commençant par la tierce de l’accord et en allant jusqu’à la treizième.

 Conclusion

Un article de cette mesure ne me permet pas de développer toute la richesse de l’apport de l’époque Swing dans le déplacement métrique, ni dans les structures de liaison linéaire. J’ai donc dû me contenter de donner un bref aperçu de l’apport de Christian, un musicien de l’époque Swing, qui a su jouer un rôle essentiel dans le développement des traits caractéristiques du swing et a influencé par son jeu l’époque qui suivra.
L’analyse formelle du solo de Christian sur le thème « Swing to Bop », montre deux notions essentielles et fondamentales qui nous ont aidé à orienter nos recherches :
1) Les décalages rythmiques sont, d’une certaine manière, des cas d’incertitude métrique qui engendrent un caractère de flottement rythmique au niveau de la perception auditive.
2) On aura aussi montré que le chromatisme et l’extension harmonique (superstructure) sont souvent associés à une texture mélodique qui prend appui à la fois sur deux dimensions, la verticale et l’horizontale.
Cette mise en forme mélodique du matériau harmonique va se systématiser à partir de la période du be-bop et restera dans le vocabulaire du jazz bien au-delà.
Christian, avec sa personnalité et la maîtrise des moyens de son époque, a réussi à devenir un musicien d’influence pour la génération suivante. De cette manière, il s’est indirectement positionné comme une passerelle entre deux époques à travers ses particularités stylistiques, qui dorénavant joueront le rôle de caractéristiques idiomatiques partagées.




Notes


[1Un titre qui ne pouvait pas exister en 1941, du fait que le mot bop n’était pas encore inventé. Le vrai titre est « Topsy », une composition de Eddie Durham et Edgar Battle. C’est bien après la sortie de l’enregistrement que Newman l’a appelé « Swing to Bop ». Pour plus d’informations, voir DeVeaux et Giddins, 2009, p. 264.

[2John Hammond est un producteur de musique et découvreur de talents aux États-Unis. Pour plus d’informations, voir Lebrun.

[3Carles, Clergeat et Comolli, 2011, p. 253.

[4Cugny, 2009, p. 36.

[5Voir Newman.

[6Mode de jeu des instruments harmoniques qui consiste à faire ressortir la mélodie par une technique de jeu en note à note. Cf. Siron, 2002, p.382.

[7Paczynski, 2000b, p. 56.

[8DeVeaux et Giddins, 2009, p. 265.

[9Cugny, 2009, pp. 279-280.

[10Paczynski, 2000a, p. 86.

[11Pour une liste plus complète, voir Cugny, 2009, pp. 284-290.

[12Schuller, 1989, p. 50.

[13Ibid., p. 25.

[14Parker, 2004, p. 19.

[15Paczynski, 2000b, p. 106.

[16Ibid, p. 231.

[17Evans, 2003, p. 88.

[18« Harmonically, Christian was the first to base his improvisations not on the harmonies of the theme but on passing chords that he placed between the basic harmonies », De Stefano.

[19Les extensions de l’accord (la partie supérieure de l’accord, la superstructure de l’accord, tensions, extensions) forment l’élément supérieur d’un accord, qui regroupe 9e, 11e, 13e. Cf. Siron, 2001, p.279.

[20Ian Carr, cité in Porter, Ullman, Hazell, 2009, p. 183.

[21Fragment mélodique stéréotypé, faisant partie d’un répertoire individuel ou collectif/formule mélodique. Cf. Siron, 2002, p. 248.

[22Parker, Aebersold et Slone, 1978, p. 81.

[23Ibid., p. 63.

[24Martello. Voir aussi idem  : « Charlie’s Choice et Stompin’ at the Savoy sont les plus longs solos enregistrés de Charlie Christian et auront une grande influence sur le style be-bop. On pourra se référer à l’article de Finkelman, Jonathan, “Charlie Christian, bebop, and the recordings at Minton’s”, in Annual review of jazz studies, Vol. 6, 1993, pp. 187-203. »

[25Shearing, McPartland et Taylor.




Auteur(s) - Autrice(s)


Marc Ayoub, titulaire du diplôme d’Etat , est professeur de guitare jazz à l’Académie de Musique Rainier III, Monaco, ainsi que musicien interprète sur la scène nationale et internationale. Il a étudié la guitare jazz et la basse électrique à l’Académie Rainier III où il a obtenu son D.E.M. Une expérience d’enseignement artistique de longue durée dans différentes structures, notamment l’éducation nationale. Il est également doctorant en musicologie et chargé de cours à la faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines à Nice.


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Shearing, George, McPartland, Marian et Taylor, Billy, Counterpoint (extrait de la série télévisée). [en ligne] <https://www.youtube.com/watch?v=5YyAeCNxvGk> le 20/01/2015.



Pour citer l'article


Marc Ayoub : « Charlie Christian, une voie de modernité. Rythme, chromatisme, superstructure » , in Epistrophy - Jazz et Modernité / Jazz and Modernity.01, 2015 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/charlie-christian-une-voie-de.html // Mise en ligne le 11 octobre 2015 - Consulté le 26 mars 2024.

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