Coordination : Basile Bayoux, Joana Desplat-Roger, Thomas Horeau, Édouard Hubert, Raphaëlle Tchamitchian
Ce nouveau numéro d’Epistrophy propose d’interroger ce qui aurait pu apparaître comme un simple hasard sémantique : nous disons que nous « jouons de la musique » ; la langue française utilise la notion de jeu pour caractériser la pratique musicale. Or, comme le met en évidence Johan Huizinga dans Homo ludens, la concordance sémantique du jeu et de la musique n’est pas une exception française : bien que le français soit la seule langue romane à utiliser le terme de « jeu » en ce sens-là (l’italien utilisant suonare, et l’espagnol tocar), cette référence à la notion de jeu se retrouve dans la langue arabe, les langues germaniques (spielen en allemand, play en anglais), et enfin quelques langues slaves. C’est ce constat qui selon Huizinga apparaît comme l’« indice du fondement psychologique profond qui détermine le rapport entre jeu et musique [1]. » À cette concordance sémantique entre le jeu et la musique semble s’ajouter une concordance historique entre jazz et jeu : né au xxe siècle, le jazz est contemporain d’une attention particulière portée au jeu par les mondes de l’art [2].
À partir de ces observations, cet appel invite à une réflexion confrontant jazz et jeu. Qu’est-ce qui joue dans le jazz ? Avec quoi « joue-t-on » quand on joue du (au) jazz ? Pour répondre, on pourra questionner les caractéristiques du jeu et se demander en quoi elles nous permettent de penser le jazz.
Jouer (avec le) jazz : quelle(s) règle(s) du jeu ?
Interroger la notion de jeu requiert d’abord de se pencher sur la notion de « règle de jeu ». Contrairement à la règle morale qui opère une restriction parmi différents comportements à adopter, la règle de jeu, elle, ouvre un champ de possibilités qui n’existait pas avant qu’il y ait jeu. Celle-ci semble spécifique car elle se distingue de la règle, ordinaire, simplement prescriptive : la règle de jeu, dite créative, rend pour sa part possible l’espace potentiel de jeu tout en déterminant ce à quoi l’on joue. « Partout ailleurs on règle quelque chose qui existait déjà ; dans le jeu, on règle quelque chose qui n’existait pas encore et qui est créé par ces règles mêmes [3]. » D’autre part, on peut remarquer que la langue anglaise distingue deux types de jeu (le play et le game), et que cette distinction suppose deux manières radicalement différentes de penser le statut de la règle de jeu. Comme le met en évidence le psychanalyste Winnicott [4], alors que le game décrit les jeux pour lesquels la règle de jeu est établie à l’avance, et s’accompagne le plus souvent d’une notice explicative de ces différentes règles (comme c’est le cas par exemple du jeu d’échecs ou du Monopoly), le play quant à lui, correspond à l’activité joueuse et créative des jeunes enfants, pour laquelle il n’existe pas de règle de jeu établie au préalable, c’est-à-dire avant que l’enfant ne crée lui-même son propre jeu. La règle du play est donc une règle mouvante, en perpétuelle transformation, et qui souvent n’est connue que par le joueur lui-même. C’est pourquoi selon Winnicott le play est un jeu essentiellement créatif qui se rapproche de notre manière de faire de l’art.
La pertinence de cette distinction entre le play et le game mériterait sans aucun doute d’être interrogée pour penser la pratique du jazz. Quelle part de play et quelle part de game sont en jeu dans la pratique du jazz ? Et dans la composition ? Pensé à l’aune du game, jouer du jazz ne reviendrait qu’à appliquer des conventions harmoniques et rythmiques étudiées en amont, simplement ingérées puis rabâchées par les musiciens de jazz. Mais supposer au contraire que le jazz est une libre activité de playing pourrait nous engager dans l’écueil inverse : en effet, la pratique du jazz ne suppose-t-elle pas l’apprentissage d’un certain nombre de « codes de jeu » communs, permettant simplement aux musiciens de jouer ensemble [5] (y compris en ce qui concerne le free jazz) ? Ainsi, entre ces deux modalités du jeu apparemment opposées que semblent décrire le game et le play, où peut-on situer « le jazz » ? Autrement dit, de quelles manières les musiques de jazz – selon l’attitude des musiciens vis-à-vis de la création – jouent-elles avec ses règles (si différentes soient-elles selon les périodes et les styles) ? Ou encore : de quelles manières se jouent-elles de ses règles ?
Jouer du jazz : le plaisir du jeu
Le jeu renvoie au domaine du ludique, et il constitue en ce sens un divertissement, une distraction. C’est pourquoi le jeu suppose une forme de « gratuité » : il met entre parenthèses les enjeux de la vie ordinaire, le temps du jeu. Pour autant, ce moment de distraction est essentiel à notre vie. « L’unique bien des hommes, écrit Pascal, consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle le divertissement [6]. »
Populaire, dansante, liée à l’amusement et à la distraction, la musique de jazz a souvent été associée au divertissement. Sans tomber dans le stéréotype, le jazz possède sa part de bonne humeur joueuse, d’artistes « clowns », de Fats Waller à Dizzy Gillespie, et d’esprit ludique qu’il partage avec le jeu [7]. Les jeux de mots de Charlie Parker ou ceux de Martial Solal transformant les titres de standards les rendent tout aussi méconnaissables que les évolutions mélodiques, harmoniques, ou de tempo qu’ils leur ont fait subir. Indéniablement, le jazz est constamment investi d’un caractère ludique qui ne renie jamais son sérieux (voire sa nature savante). Cette absence d’opposition du ludique et du sérieux que l’on retrouve à la fois dans le jeu et le jazz pourrait permettre de réinterroger les notions de plaisir et d’intensité qui occupent la création musicale. Les discours des jazzmen concernant leur plaisir à jouer sont légion toutes époques confondues, de Sonny Rollins : « Je suis vraiment heureux de jouer [8] », à Émile Parisien : « On se provoque, on se cherche, on se taquine, on s’amuse. C’est très ludique comme musique [9]. » Ce plaisir, affiché voir revendiqué, peut-il être analysé comme un moyen d’atteindre un sérieux qui ne dit pas son nom ? En quoi le ludique et le sérieux peuvent-ils être considérés comme les deux faces constitutives d’un même art ?
Jouer ensemble : interaction et confrontation
Jouer en jazz, c’est aussi et surtout jouer ensemble. Notion constitutive du jazz, « L’interaction (interplay) concerne toutes les relations entre les musiciens au cours de la performance. C’est-à-dire la manière dont chacun tient mutuellement compte des propositions musicales des autres [10] » pour construire un discours commun. Si l’on apparente souvent l’improvisation collective à une conversation plus ou moins organisée, quelle est la part de règles prescriptives (paramètres musicaux prédéfinis avant le jeu, présence d’une partition, codes de jeu, etc.) et de règles créatives (interaction entre musicien.ne.s, accidents créateurs, etc.) dans les divers styles de jazz ? Quelle frontière entre l’interplay et le game quand on joue un standard ? À partir des années 1960, le jazz connaît un essor remarquable de l’interaction. Est-ce dû à cette recrudescence de l’utilisation de l’interplay qui devient l’outil privilégié de la création musicale dans le jazz ? (En ce sens, peut-on considérer l’album Interplay (1962) de Bill Evans comme un manifeste ?) Dans quelle mesure l’interplay est-il une règle du jeu du jazz ? Quelles sont les règles préétablies et quelles sont celles qu’on invente au fur et à mesure ? Par exemple, est-ce que (et en quoi) l’interplay dans le second quintette de Miles Davis diffère d’un « jouer du jazz ensemble » lors d’improvisations à l’époque swing ou bebop ?
Le jazz connaît également une modalité du « jouer ensemble » qui relève de la confrontation, notamment lors des jam-sessions où l’improvisateur entre dans une joute musicale avec un de ses confrères (séances alors nommées cutting contests ou cutting sessions et dont l’une des plus célèbres est très certainement la fameuse « Lester Young / Coleman Hawkins – Kansas City Battle »). Qu’en est-il de l’interplay comme espace de compétition ? La scène comme « espace agonistique [11] » mais non séparé de la dimension du jeu [12] pourrait être analysée ici.
En suivant ces pistes de recherche non exhaustives, on pourra ainsi s’interroger sur :
Les règles du jeu de jazz : quelle attitude adopte le musicien de jazz vis-à-vis de ses propres règles ? En quoi joue-t-il avec elle ? Dans quelle mesure navigue-t-il entre les deux pôles que sont le game et le play ?
Le plaisir du jeu : le plaisir de jouer souvent affiché par les musicien.ne.s implique-t-il de considérer le jazz comme un divertissement détaché de la vie quotidienne ou au contraire ancre-t-il la musique, par le biais du ludique, dans un sérieux masqué mais bien réel ? Ce plaisir revendiqué pourrait-il être analysé comme une pratique signifiante, au sens de la pratique du signifying [13], de la part de musicien.ne.s de jazz ?
L’interplay : espace d’interlocution ou espace agonistique, selon quels critères relatifs au jeu le jazz s’organise-t-il à plusieurs ? Cette dimension pourra être analysée tant du point de vue musical que sociologique ou anthropologique : « une bonne improvisation est un moment de sociabilité et d’interactivité au même titre qu’une conversation [14] ». Peut-on alors considérer l’orchestre de jazz comme un espace social à part entière, relatif à un « vivre-ensemble » ?
Les perspectives esquissées ici en appellent à tous les champs disciplinaires.
[1] Johan Huizinga, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1951 [1938], p. 256.
[2] On peut prendre pour indice les très nombreux titres d’œuvres de jazz faisant explicitement référence à la notion de jeu : « Numbers Game » (Hampton Hawes) ; « The Shell Game » (Elvin Jones) ; « The Bead Game » (Joe Henderson & Lee Konitz) ; Domino (Roland Kirk) ; « Playground », « Toy Tune », « Mahjong », « The Chess Players », « Ping Pong » (Wayne Shorter) ; « Toys » (Herbie Hancock) ; Score (Randy Brecker) ; Cobra : John Zorn’s Game Pieces Volume 2 (John Zorn) ; The African Game (George Russell) ; « It’s all in the Game » (Louis Armstrong) ; Losing Game (Lonnie Johnson) ; The Waiting Game (Tina Brooks) ; Waiting Game (Zoot Sims) ; « Games » (Nat Adderley) ; « Video Games » (Pat Metheny & Ornette Coleman) ; « What Games Shall We Play Today » (Chick Corea), etc.
[3] Colas Duflo, Jouer et philosopher, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 83.
[4] Donald Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Claude Monod et Jean-Bertrand Pontalis (trad.), Paris, Gallimard, 1975.
[5] Laurent Cugny parle ainsi d’une « pratique commune » du jazz. Voir, Analyser le jazz, Paris, Outre Mesure, 2009, p. 25-26.
[6] Blaise Pascal, Pensées, Louis Lafuma (éd.), Paris, Éditions du Seuil, 1963, fragment 13, Brunschvicg 139.
[7] Miles Davis proposa même un Big Fun en son temps.
[8] Entretien datant de janvier 1986, dans Ben Sidran, Talking Jazz, Christian Séguret (trad.), Night & day library, La Plaine-Saint-Denis, 2005, p. 228.
[9] Cité dans Laure Devisme, « Émile Parisien », Citizen Jazz, 22 juin 2009, [en ligne] http://www.citizenjazz.com/Emile-Parisien,3462753.html.
[10] Laurent Cugny, Analyser le jazz, op. cit., p. 128.
[11] Christian Béthune, Le Jazz et l’Occident, Paris, Klincksieck, 2008, p. 235-238.
[12] Roger Caillois parle également de l’« âgon » pour définir la dimension compétitive du jeu. Un point de départ possible de la réflexion pourrait alors rejoindre la typologie des différents types de jeu qu’il propose (âgon ; alea ; mimicry ; ilynx). Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, 1958.
[13] Henry Louis Gates Jr., The Signifying Monkey, Cambridge, Harvard University Press, 1988.
[14] Ingrid Monson, Saying Something. Jazz Improvisation and Interaction, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 84.