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Le style : le jeu du jazz ? Nouvelle approche du « premier style » de Jackie McLean au prisme de la théorie des musiques audiotactiles


Style: the jazz way of playing? New approach on Jackie McLean’s “early style” in the light of the audiotactile music theory

Édouard Hubert


Abstract


À la lumière de concepts issus de la théorie des musiques audiotactiles (TMA) développée par le musicologue italien Vincenzo Caporaletti, ce texte propose plusieurs pistes de réflexion sur les possibilités d’analyse du style en musique – la question de l’influence et de l’inspiration ; les critères d’analyse de style du solo improvisé ; les possibilités d’une analyse de l’évolution du style – dans le contexte de la constitution du style personnel et à partir de l’exemple des tout premiers enregistrements dans l’orchestre de Miles Davis du saxophoniste alto Jackie McLean. L’article va parallèlement tenter de montrer que le terme de « style » se substitue métaphoriquement à celui de « jeu » dans la terminologie usuelle du jazz : nous allons alors observer que les distinctions entre un « jeu mcleanien », un « jeu parkerien » et/ou un « jeu bebop » se rapportent en définitive à la question du style dans le jazz en tant que musique audiotactile.


Thanks to concepts drawn from the Audiotactile Music Theory (AMT) developped by Italian musicologist Vincenzo Caporaletti, this text proposes several lines of thought on the possibilities of analysing musical style – influence and inspiration ; the criteria for analysing style in improvised solos; the possibilities for analysing style evolution – in the context of the birth of Jackie McLean’s individual style, based on his early recordings as alto saxophonist in Miles Davis’s band. On the other hand, this article will try to show that the term “style” is a metaphorical equivalent to the term “playing” in common jazz terminology. We will thus observe that the distinctions between a “McLeanian playing”, a “Parkerian playing” and/or a “bebop playing” turn out to be related to the issue of style in jazz as an audiotactile music.



Full text



Le saxophoniste alto Jackie McLean (1931-2006), bien qu’estimé par ses admirateurs et les exégètes comme étant un expérimentateur à sa manière et un acteur de l’évolution du jazz – notamment durant les années 1950 et 1960 –, a cependant maintes fois été entendu comme un continuateur – pour ne pas dire un imitateur et parfois même un simple ersatz – de Charlie Parker [1]. Ce type de commentaires paraît toutefois faire sens lorsqu’on constate que McLean, dès l’enfance, a été un admirateur inconditionnel de Bird [2] ; nombre d’anecdotes à la croisée de la vie des deux musiciens l’attestent : depuis l’attente du tout jeune McLean à la porte des coulisses de l’Apollo Theater pour tenter d’apercevoir son idole [3], jusqu’à leur amitié passionnée et tumultueuse, qui entraîna le partage équivoque du même saxophone [4]. À cause de – ou grâce à – cette proximité privilégiée, Parker a exercé sur McLean une fascination colossale qui se répercutera durant toute sa carrière à la fois dans sa démarche de saxophoniste, mais également dans son appréhension globale de la musique et dans son attitude vis-à-vis du jazz et de l’improvisation : « En fait, je pensais qu’il était hérétique de jouer si ce n’était pas comme Bird [5] », confie-t-il à Valerie Wilmer concernant ses débuts sur l’instrument [6].

Bien que la dimension mimétique constitue en partie les fondements du développement musical et bien souvent de l’affirmation stylistique – Jackie McLean, malgré une multitude d’approches stylistiques, choisira fréquemment de jouer dans des contextes bebop, et ce, jusqu’à la fin de sa vie (ce qui, pour un saxophoniste alto, n’est pas sans conséquences) [7] – rapidement, et particulièrement sous l’impulsion de Charles Mingus dès 1956, la problématique de « trouver son style » apparaît comme primordiale pour le saxophoniste [8]. Sans renier l’importance de l’influence de Parker dans son jeu, le projet de McLean – et cela dès ses premières séances d’enregistrement – est de cesser de « faire le jeu », proprement dit, de Bird, autrement dit de simplement « jouer dans son style », mais bien d’évoluer et de le transcender, en somme d’atteindre une manière toute personnelle de développer et de proposer un « jeu mcleanien », à savoir un style qui lui est propre.

Ces derniers mois ont vu se manifester plusieurs événements en langue française autour de la théorie des musiques audiotactiles établie par le musicologue italien Vincenzo Caporaletti [9]. Cet attrait pour sa pensée (relativement récent, donc, dans des langues non italiennes) permet notamment d’interroger les positions de la musicologie du jazz telles qu’elles se présentent à l’heure actuelle. À travers une bibliographie abondante qu’il a développée depuis les années 1980, V. Caporaletti est parvenu à ériger un système théorique consacré à l’appréhension de musiques dont les critères phénoménologiques échapperaient à ce qu’il appelle le médium cognitif de type « visuel [10] » inhérent à la musique savante occidentale. Selon la vision caporalettienne, le jazz, le rock, la pop (ou les popular musics) ou encore la world music contemporaine, fonctionnent suivant un modèle cognitif spécifique – « audiotactile » – qui diffère de celui de la tradition musicale écrite [11]. Il va alors progressivement agencer un certain nombre de concepts concernant, notamment, les conséquences de la corporéité à l’œuvre et de l’importance primordiale de l’enregistrement discographique, ou encore de la spécificité de l’interprétation dans ces musiques, concepts qui reposent sur un socle pluridisciplinaire, au croisement de la philosophie de la formativité de Luigi Pareyson [12] et de la théorie du médium de Marshall McLuhan [13], mais qui incluent également une forte dimension cognitiviste et anthropologique. Son apport pour l’analyse musicale du jazz qui nous intéresse ici permet notamment un questionnement permanent des outils existants, et plus spécifiquement des critères traditionnels de la notation musicale (par le biais notamment de la transcription en ce qui concerne l’improvisation), sans pour autant radicalement les écarter [14].

C’est dans cette perspective que cet article propose d’examiner quelques composantes du style de Jackie McLean dans le contexte du solo improvisé – et uniquement cet aspect du style – (aspect qu’on nommera « style signature individuel » d’après Nelson Goodman [15]) à la lumière de certaines des catégories de la théorie des musiques audiotactiles de Vincenzo Caporaletti. La première partie est consacrée à la question mimétique (le « jouer comme ») et à son application dans le « premier style » [16], ainsi qu’à la problématique de l’influence et de l’« inspiration » dans la constitution du style personnel du musicien improvisateur. La seconde partie propose une réflexion sur les critères de l’analyse stylistique du solo improvisé de jazz, mais aussi sur les possibilités analytiques de l’évolution stylistique, au vu des apports du principe audiotactile et à partir d’exemples mcleaniens. Il ne s’agit pas de proposer ici une application strico sensu de la théorie de V. Caporaletti, qu’il nous reste encore à investiguer, mais plutôt de recourir à notre compréhension de celle-ci comme un outil méthodologique, qui viendrait dialoguer avec les problématiques plurielles de l’analyse du style musical, avec en dernière intention de se risquer à sa réévaluation au sein de la musicologie du jazz [17].

Nous tenterons alors de croiser ces concepts avec la problématique proposée par ce numéro d’Epistrophy, à savoir la question du jeu, appréhendée ici dans un sens selon nous assimilable à la notion de style dans les musiques de type audiotactile. En effet, ne dit-on pas dans la terminologie usuelle du jazz : « tel musicien joue comme tel autre » (en référence immédiate au style), ou : « il a un jeu très coltranien », ou encore : « il joue bebop / free / modal / mainstream / moderne, etc. », sans qu’il soit nécessaire par ailleurs de mentionner le terme (de « style »), tout en sachant qu’on s’y réfère implicitement ? Il s’agit alors de suggérer que, selon l’usage terminologique partagé, le jeu n’est plus à entendre spécifiquement dans sa seule dimension ludique, mais bien, depuis les prémisses du jeu mimétique (ou du « jeu des influences ») dans l’affirmation du style individuel jusqu’à l’instauration et l’application des « règles » de la catégorie stylistique [18], comme un équivalent métaphorique à l’idée de style musical dans le jazz.

 Codification néo-auratique et intertextualité

L’un des principaux préceptes de la théorie des musiques audiotactile (TMA) repose sur l’articulation des deux médiums conceptuels que sont le « principe audiotactile » (PAT) et la « codification néo-auratique » (CNA). La CNA se traduit en la fixation (codification) par l’enregistrement sonore d’éléments primordiaux aux musiques audiotactiles et qui assurent la médiation et l’objectivation de son contenu essentiel. Les processus dynamiques convoqués par l’enregistrement sont ramenés par V. Caporaletti au concept théorique de CNA dont la dimension « néo-auratique » questionne la perte de l’aura à l’ère de la reproductibilité technique augurée par Walter Benjamin [19], et dont nous partagions les intuitions concernant le disque de jazz en suggérant à ce propos l’idée d’une « aura seconde [20] ». Laurent Cugny associe pour sa part les conséquences induites par la CNA à ce qu’il nomme « régime phonographique [21] », qui permet à la fois de procéder à la distinction de musiques relevant de régimes différents (régime d’oralité, régime d’écriture) tout en autorisant, à travers la notion de « subsomption médiologique [22] », une porosité entre eux.

Ce qui va nous intéresser dans la présente analyse découle en partie de la double conséquence de la CNA : (1) Selon V. Caporaletti, la CNA, qui permet la fixation du principe audiotactile, présente alors « l’œuvre [23] audiotactile […] comme un texte [24] » ; et (2) la fixation phono-graphique de la CNA soulève des « conséquences cognitives [25] » et « psycho-cognitives [26] » qui impliquent à leur tour, dans le cas de l’apprentissage et du développement stylistique notamment, des perspectives de transmission et d’influence. Par conséquent, ces implications suscitent des préoccupations concernant les notions d’originalité et de « réussite artistique » tant du point de vue du processus poïétique d’individuation stylistique que de celui de l’écoute différée qui permet, de fait, l’appréhension du style et son évaluation en tant que critère de reconnaissance et d’identification – critère de reconnaissance de type audiotactile, dirons-nous [27]. Ce faisant, la réflexion à partir de la CNA réactive la façon de percevoir les notions de style et de développement stylistique interpersonnel et/ou « intrapersonnel » dans les musiques audiotactiles improvisées. En effet, selon V. Caporaletti,

« [la CNA rend possible] les conditions d’une réapparition de certaines connotations esthétiques ayant trait aux notions d’originalité, d’individualité et d’objectivation artistique, avec leurs capacités potentielles d’amorcer, sur le plan stylistico-formel, des dynamiques de transmutabilité évolutive de la norme esthétique. De façon paradoxale, c’est justement la possibilité de fixer le procédé de constitution de la forme – procédé qui se présente lui-même comme dimension textuelle – qui pose les prémisses de son dépassement et de la transformation des “modes de former”, en fixant les termes de la réalisation de l’innovation stylistique. [28] »

En outre, la « ré-objectivation » du contenu musical de l’œuvre en un médium que l’auteur rapporte à une dimension textuelle (dont il a été précisé récemment qu’elle est à comprendre dans un sens anthropologique large, depuis les notations musicales, plus ou moins adaptables, jusqu’à l’aspect performatif [29]) nous permet ainsi d’évaluer les possibilités d’un rapport mimétique d’un « texte » à l’autre ; ou d’un enregistrement à l’autre ; ou plus spécifiquement de l’appréhension du style d’un saxophoniste alto (par exemple) fixé sur disque à un autre style (un autre idiome stylistique ou le style d’un autre saxophoniste alto, par exemple) lui-même fixé. Bien que la CNA permette une objectivation de l’œuvre audiotactile comme texte musical, cette perspective nous invite alors à la possibilité de recourir aux outils théoriques linguistico-littéraires dans le cadre des processus d’analyse stylistique, en prenant en considération les nombreuses réflexions de la « stylistique » comme discipline, tout en veillant à ne pas confondre littéralité et musicalité, ni, à l’autre extrémité du spectre serait-on tenté de dire, texte tel que « codifié » par la CNA et « texte musical » au sens strictement « visuel » de notation musicale ou de partition [30]. Ainsi, dans le contexte de l’influence et de l’inter-relation stylistique, les concepts issus de la « transtextualité » développés par Gérard Genette pourraient être interrogés à cet égard, et notamment l’intertextualité que l’auteur définit « par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre [31] », ou encore l’hypertextualité, à savoir « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple ou par transformation indirecte [32] ». Si nous raisonnons dans le paradigme de l’intertextualité musicale audiotactile (et plus encore lors d’improvisations), la présence d’un texte dans un autre n’a certes pas la possibilité d’être littéralement « effective », mais cette intertextualité peut malgré tout être entendue métaphoriquement.

Quoi qu’il en soit, la CNA suppose la possibilité du travail mimétique dans l’apprentissage instrumental des musiques audiotactiles, et ce faisant, de l’incorporation progressive des influences, dans un processus qui s’élabore par l’écoute des disques (un des aspects de la part d’« audio » inhérent au terme audiotactile [33]). Pour en revenir à Jackie McLean, malgré les écoutes in vivo qu’il a pu faire de Charlie Parker (un existentialisme de la posture du musicien « audiotactile » que n’exclut pas la CNA), c’est par le médium de l’enregistrement phonographique qu’il a découvert et qu’il s’est passionné pour Bird [34], et à partir duquel il a commencé à travailler tout un pan de sa technique instrumentale, par imitation du style parkerien, lequel médium a permis en outre à McLean l’appréhension des critères de l’audiotactilité parkerienne [35].

 « Premier style » mcleanien : le jeu de l’inspiration

Le 5 octobre 1951, le sextette de Miles Davis [36] entre à l’Apex Studio (New York) afin d’y enregistrer une séance pour le compte du label Prestige Records (PRLP 7012). Jackie McLean, alors âgé de 20 ans, participe à son premier enregistrement de jazz [37]. Il apporte à l’orchestre l’une de ses compositions, intitulée pour l’occasion « Dig » [38], et dont la grille harmonique (transposée par rapport à l’original dans la tonalité de la majeur) est basée sur les accords du standard de B. Bernie et M. Pinkard « Sweet Georgia Brown » (de forme ABAC de 32 mesures). Son solo sur ce morceau, premier témoignage improvisé de sa discographie, fournit dès lors une exemplification de son « premier style » [39].

Miles Davis Sextet - "Dig" (1951) - solo de Jackie McLean

Ce que l’analyse va révéler ici, par le biais de la transcription, donc à partir essentiellement d’écoutes « millimétrées », c’est l’apparition de certains éléments de récurrence dans le solo de McLean. En premier lieu, nous avons identifié qu’un grand nombre de phrases débutaient par une « amorce » de type « appogiature chromatique / arpège de 7e ascendant sur triolet de croches / accent fort » [40], « amorce » que McLean va d’ailleurs jusqu’à exposer en un motif autonome (isolé de ce qui précède et de ce qui suit par plusieurs mesures de silence) durant le troisième chorus :

Ex. 1 – Type d’« amorce » de phrase fréquemment rencontrée dans le solo de Jackie McLean sur « Dig » (ici : mes. 70-71 du solo, à 5’09) [41]

Ce type de conduite se rencontre de manière équivalente dans l’« amorce » de deux des formules de Charlie Parker qui ont été répertoriées par Thomas Owens dans son imposante étude d’analyse formulaire du saxophoniste [42]. Au demeurant, bien que le solo de McLean ne possède pas une « formularité » mimétique stricte des « licks » parkeriens, la fréquence de ces amorces de phrases (parmi de nombreux autres éléments mélodico-rythmiques imités) a contribué à parer son style à cette époque de composantes issues de celui de son mentor, et par conséquent, a probablement participé à ce que la critique qualifie son premier style comme étant parkerien ou empreint de parkerismes (les deux formules de Parker présentant la même amorce que celle jouée par McLean sont comptées par T. Owens comme apparaissant respectivement environ 200 et 240 fois dans les solos du corpus de son étude).

À deux autres moments distincts du solo (sur les 4 dernières mesures du deuxième A du premier chorus et sur les 4 dernières mesures du premier A du second chorus), McLean va reproduire une même phrase de manière quasiment identique :

Ex. 2 – Phrase répétée quasiment à l’identique par McLean sur « Dig », transcription et forme d’onde sonore [43] (mes. 21-24, à 4’24 et mes. 37-40, à 4’39)

Cette phrase, bien que n’apparaissant jamais telle quelle dans le vocabulaire de Charlie Parker (on ne trouve aucune formule répertoriée par T. Owens s’en approchant réellement dans l’absolu), contient de nombreux éléments du style parkerien et, par extension, du style bebop : même « amorce » que décrite précédemment, arpèges, chromatismes, variante de phrasés, « jeu subtil des accents décalés [44] », notes suggérées, et un saut de septième ascendant caractéristique en guise de terminaison. La forme d’onde acoustique, si elle révèle d’infimes variations et par conséquent l’impossibilité d’une stricte répétabilité (propre à la production acoustico-instrumentale humaine avant même d’envisager les particularités de l’audiotactilité caporalettienne) montre que la conduite globale de la courbe energético-sonore ainsi que l’entame et la désinence « micro-rythmiques » des accents forts (encadrées dans l’exemple) sont très approchants d’une phrase à l’autre. Par ailleurs, il aura fallu passer par l’exercice analytique « visuel » de la transcription pour identifier clairement ces répétitions quasi rigoureuses [45], ce que la seule écoute ne nous a pas permis de révéler strictement dans un premier temps – la rapidité du tempo et le flux élevé de croches rendant la tâche d’autant plus ardue.

De la même manière, McLean joue la phrase finale de chacun des trois chorus (sur les 4 dernières mesures de chaque grille) dans des réitérations encore une fois très proche les unes des autres :

Ex. 3 – Les 4 dernières mesures de chaque chorus du solo de McLean sur « Dig » (mes. 29-32, à 4’31 ; mes. 61-64, à 5’01 ; mes. 93-96, à 5’30)

Curieusement, ici, la seule et « simple » écoute nous a fait apparaître ces répétitions de façon plus aisément identifiables que les précédentes [46], du fait, très certainement, de l’emplacement spécifique et régulier de chacune de ces phrases dans chacun des chorus ; sans compter sur l’effet de décalage motivique progressif dans l’achèvement de chaque occurrence (voir l’exemple 3), qui, en déplaçant l’effet conclusif de cette répétition – et précisément parce que cette variation est au cœur même de la répétition – en accentue la différence. Les conditions harmoniques (ces 4 mesures présentent l’enchaînement harmonique le plus complexe et le rythme harmonique le plus élevé de toute la grille du morceau) pourrait expliquer pour leur part les « stratégies » [47] pseudo-conscientes de cette répétition formulaire : McLean, encore débutant [48], manifeste par son jeu des éléments (notamment parkeriens) qu’il a incorporés par le travail de l’instrument, dans la répétition (practice), nécessairement via l’écoute des disques (notamment ceux de Parker ; et nécessairement, car il n’existait pas encore de transcriptions publiques de solos à l’époque [49]), sans avoir encore atteint une maturité stylistique personnelle nécessaire pour réussir à se dégager de la réitération en partie systématisée desdits éléments [50]. En outre, le poids de l’influence parkerienne se fait plus spécifiquement entendre dans ce « premier style » du fait que ni cette « formularité » impliquant la répétition pseudo-rigoureuse d’éléments longs (de l’ordre de la phrase intégrale, d’un niveau structurant intermédiaire), ni ces phrases spécifiques précédemment identifiées ne seront présentes en tant que telles dans le style mcleanien à venir [51].

Le commentaire de David Rosenthal sur cette séance est révélateur à cet égard. Bien qu’il remarque dans le jeu de McLean quelques subtiles spécificités quant au timbre et aux attaques, il affirme également que : « sur le morceau titre, on peut entendre tous ses défauts [de jeunesse]. Son solo est crispé, plein d’enchaînements dénués de sens, avec d’étranges pauses comme s’il était en train de réfléchir à ce qu’il fallait jouer ensuite, en imitant maladroitement les licks de Charlie Parker, les projetant tous ensemble de manière désordonnée [52] ». Ce commentaire soulève plusieurs niveaux de réflexion. Il illustre d’abord la dimension « intuitive » qu’implique l’appréhension du style [53], et de fait, sa nature interprétative quant à sa réception et à son analyse – caractère interprétatif qui se rencontre autant dans le champ des études littéraires, qui en appelle régulièrement à une herméneutique du style [54], que dans la musicologie [55]. Les critères retenus par Rosenthal posent alors la question de l’inspiration dans le jeu de McLean, et, par conséquent, de l’appréciation de réussite ou de non-réussite de l’improvisation médiée par la CNA. Ainsi, ce commentaire, qui s’appuie sur le jugement d’une mimétique infructueuse pour suggérer le sentiment d’un échec artistique, porte en lui les indices de la notion d’individuation (entendue comme élaboration d’une singularité mêlée à une dialectique d’emprunt et de distanciation) [56] en tant que maniement de l’inspiration [57] stylistique dans l’improvisation comme valeur esthétique [58]. Mais nous aurions également pu faire pareille observation depuis des commentaires valorisants de la même performance [59]. À un niveau plus spécifique au style individuel de McLean, notons que les « étranges pauses » remarquées par Rosenthal, et qu’il entend ici comme des hésitations, deviendront plus tard l’un des marqueurs de son jeu : son usage atypique des silences (parfois très longs) et la dimension phraséologique en résultant accentueront le sentiment d’urgence propre à son style improvisationnel ultérieur, celui « de la maturité ».

Il est en revanche plus surprenant qu’aucun des commentaires portant sur cette performance ne souligne les longues répétitions pseudo-rigoureuses identifiées plus haut, ni même Steve Lehman qui est passé lui aussi par le médium de la transcription musicale [60]. Cependant, nous avons insinué précédemment que l’identification des répétitions nous avait été suggérée par un sentiment intuitif au croisement des deux supports médiologiques à notre disposition (le médium visuel de la partition et celui de la codification néo-auratique du disque) : les nombreuses écoutes induites par le médium cognitif de la CNA nous ayant laissé supposer l’existence de particularités réitératives que la transcription nous a confirmé. Et, par circularité méthodologique, le retour à l’écoute « micro-structurelle » a permis d’observer réciproquement la répétition pseudo-rigoureuse dans ses dimensions sonores et dynamiques, et de caractériser de ce fait le style du musicien durant cette période comme empreint d’une mimétique spécifique encore en gestation. En outre, ces répétitions posent la question ontologique de la part d’« improvisation » véritable (ou de pure spontanéité inventive) dans le solo de McLean, question que nous laissons en suspens ici [61].

Une dernière particularité relative au processus de la phono-fixation issu de la CNA et propre à notre exemple résulte du fait que, en tant que musique relevant du régime phonographique, le jazz est tributaire des évolutions, historiques et contingentes, de la technologie de l’enregistrement sonore. Fruit du hasard pour Jackie McLean, ce disque, Dig, qui est, répétons-le, son premier enregistrement de jazz, est aussi l’un des premiers enregistrements Long Playing (LP) de l’histoire de cette musique. Les conséquences sont moindres pour McLean qui n’a dès lors jamais vécu/expérimenté en tant qu’acteur les restrictions temporelles propres aux 78-tours, mais en termes plus larges de l’élaboration du projet (producing) à savoir la conception consciente d’une durée autre pour la réalisation du solo improvisé enregistré, et ce que cela implique tant du point de vue poïético-cognitif qu’esthétique –, l’arrivée du 33-tours modifiera progressivement mais irrévocablement le visage de cette musique. Miles Davis, leader de la séance, et perpétuel anticipateur des mutations esthétiques du jazz, évoque les apports de ce changement de paradigme pour sa première séance d’enregistrement en LP :

« [Le label] Prestige devait m’enregistrer en utilisant une nouvelle technologie, le “microsillon”. [Le producteur] Bob Weinstock m’avait expliqué que cela me permettrait de dépasser la limite des trois minutes imposée par les 78-tours. On pourrait étirer nos solos comme on le faisait live en club. J’allais être l’un des premiers artistes de jazz à enregistrer en 33-tours […]. J’étais excité par la liberté que me donnerait cette nouvelle technologie. J’étais fatigué du carcan des trois minutes dans lequel le 78-tours enfermait les musiciens. Il n’y avait pas de place pour une improvisation vraiment libre […]. Le nouveau format, longue durée, était taillé pour ma façon de jouer. [62] »

 Le principe audiotactile comme déterminant du style [63] : les possibilités mimétiques

Comme nous l’avons suggéré plus haut, pour les musiques relevant de l’audiotactilité comme définie par V. Caporaletti, ce sont les processus induits par la codification néo-auratique qui rendent possible la fixation d’éléments (« pluri-paramétriques ») fondamentaux que le système « visuel » de l’écriture musicale ne permet pas. Ces éléments, primordiaux au jazz en tant que musique audiotactile, ont depuis longtemps été perçus, intuitivement ou non, par de nombreux théoriciens ou exégètes : ils s’articulent généralement en deux catégories, le phénomène de swing pour ce qui concerne les dimensions micro-rythmiques, telle que la division non proportionnée de la pulsation, sa caractéristique propulsive et/ou résistante, etc., et tout ce qui a trait au « traitement de la matière sonore [64] », avec en premier lieu le timbre instrumental et ses possibilités de singularisation individualisante, mais également les multiples manières de lui faire subir des transformations, consciemment (comme les effets dirty) ou non (certains types d’attaques par exemple), mais qui s’établissent comme valeurs esthétiques et significatives fondamentales dans ces musiques. Ces valeurs sont le résultat d’une corporalité intrinsèque à l’expérience musicale audiotactile, que la théorie de V. Caporaletti désigne, dans son acception « psychologico-cognitives [65] », sous le terme conceptuel de principe audiotactile (PAT). Le PAT peut être interprété comme un « médium cognitif psycho-corporel [66] », qui s’empare et promeut les traits et les représentations « endosomatiques [67] » (littéralement « à l’intérieur du corps »), et qui par l’intermédiaire de cette médiation individuelle in-corporée [68] et les conséquences interactionnelles qui en dépendent, induit ses propres règles, fluctuantes par nature. Ainsi le PAT procède à de constantes modifications personnalisantes de ces paramètres infinitésimaux, et il agit alors, selon V. Caporaletti, de façon isomorphe au niveau « macro-structurel » de l’œuvre :

« C’est à l’endroit où les noyaux micro-énergétiques d’activation motrice issus du PAT conditionnent les aspects suprasegmentaux du son, comme les éléments expressifs microstructuraux du spectre sonore, de la fréquence et de la micro-durée, que les personnalisations expressives agissent, de façon homologue, au même niveau d’organisation phraséologique mélodique et/ou où elles ont recours aux conditions culturelles, harmoniques et macro-formelles. [69] »

Dans la perspective d’œuvrer à une improvisation « réussie » compte tenu de ses possibilités techniques et stylistiques à une période donnée, Jackie McLean va donc procéder dans le flux de la performance à l’élaboration d’un solo, selon les règles induites par la « pratique commune [70] » jazzistique de l’époque, dont le PAT va se porter garant des valeurs audiotactiles micro-structurelles mais également de valeurs esthétiques d’ensemble résultant de la macro-forme. Étant donné la dimension mimétique de la performance observée supra, qui ne repose ni sur une stricte imitation formulaire, ni sur une impossible réitération des traits musicaux inhérents à la corporéité d’un individu à l’autre, les problématiques de l’influence vont se cristalliser à la lumière du PAT. Ce qu’imite McLean dans son solo sur « Dig » par assimilation stylistique – imitation pseudo-consciente elle-même incorporée par le processus du travail instrumental induit par la CNA – c’est un ensemble de faits spécifiques à « l’enveloppe sonore » de Parker qui procède certes par assimilation de son vocabulaire formulaire mélodico-rythmique (qu’on pourrait finalement assimiler plutôt à son langage musical qu’à son style personnel proprement dit), mais surtout par intégration des valeurs audiotactiles véhiculées par le PAT et intrinsèques au style parkerien : la conduite spécifique du flux mélodique (englobant les dynamiques d’accentuations et le flux énergétique nécessaire à l’inspiration, issus notamment de l’« amorce » décrite ci-dessus, qui, incorporé via l’exercice mimétique, porte en elle et fait jaillir par elle un aspect du découpage du temps parkerien et de sa « mise en œuvre du processus énergico-rythmique [71] »), mais également une dimension proprement sonore, timbrique (englobant les opérations agissant directement sur le timbre du saxophone alto, mais également l’infinité des attaques et/ou le déroulé des enchaînements sonores, par conséquent non-séparables de la dimension « micro-rythmique » précédemment évoquée). De cette manière, McLean procède à une appropriation de l’audiotactilité parkerienne et la restitue inévitablement « adaptée » et incorporée comme moteur expressif de son premier style. Toutefois, malgré un profond désir d’imitation travaillée antérieurement dans cette intention, le processus d’individuation était déjà consciemment en marche chez McLean dès cette première séance phonographique : « je pense que les gens qui m’ont taxé d’imitateur [de Charlie Parker] n’ont jamais fait une écoute véritablement sérieuse de nos musiques respectives. Malgré tous les efforts que j’ai pu entreprendre, je ne pense pas avoir jamais vraiment sonné comme Bird. En 1947-1948, j’ai réussi à obtenir un son très proche du sien, mais quand j’ai enregistré avec Miles [Davis], j’avais déjà commencé à changer. [72] »

Finalement, et pour revenir à la question du jeu, la notion de l’intertextualité reparaît ici en une interrogation sur les possibilités de mise en place de critères constitutifs d’un style en tant que catégorie idiomatique, ou pour le dire autrement, en tant que contexte stylistique, qui dépasserait et/ou inclurait la dimension individuelle de la notion. D’autres inspirations stylistiques pourraient être interprétées dans le « premier style » de McLean. Les leçons informelles qu’il a reçues de Bud Powell [73] l’ont immanquablement influencé, et les improvisations de Dizzy Gillespie, de Thelonious Monk ou de Miles Davis, d’influence également stylistique, tout autant ; sans compter que tous ces musiciens, en y incluant bien évidemment Charlie Parker, mais pas seulement, ont participé à modeler un terrain d’échange interpersonnel stylistique qui, dans un double mouvement, a pu constituer ses propres critères catégoriels d’identification tout en en refaçonnant perpétuellement les délimitations. Cette circularité intertextuelle contribue à édifier le style en norme collective (en y instituant ses propres règles), qui, si l’on relativise la dimension fortement axiologique des critères de réussite exclusive intrinsèque à la notion de style proposée par Charles Rosen, pourrait être assimilable à sa conception de « style de groupe [74] ». Le fait est qu’en définitive c’est via le processus d’individuation, nécessairement audiotactile, inhérent au PAT que se présenteront les possibilités de distinction entre un « jeu parkerien » et un « jeu bebop » chez Jackie McLean [75].

 Le PAT comme critère d’identification de l’évolution stylistique personnelle

En 1955, après plus de trois années d’interruption discographique, Jackie McLean retourne en studio pour enregistrer de nouveau avec l’orchestre de Miles Davis [76]. Son solo sur l’une de ses compositions, « Minor March » [77], nous permet d’appréhender son style de l’époque et ses évolutions en comparaison de celui précédemment analysé.

Miles Davis and Milt Jackson Quintet/Sextet - « Minor March » (1955) - solo de Jackie McLean

Ex 4 – Premier chorus du solo de Jackie McLean sur « Minor March » (de 0’34 à 1’07)

En tenant compte des quatre années qui séparent les deux improvisations, une étude comparative de ce solo improvisé avec celui de « Dig » nous apporte plusieurs éléments de synthèse. Si on en reste à une analyse strictement comparative des transcriptions, nous pouvons établir deux commentaires déductifs d’ordre général : (1) McLean joue ici toujours selon une logique bop (en adéquation avec le contexte stylistique et l’époque, sous le leadership de Miles Davis), ses phrases (prises isolément les unes des autres) se rapportent, dans leur construction, toujours au style bebop et/ou parkerien [78] (tendance au flux de croches, arpèges, chromatismes prégnants, organisation variée de l’accentuation) [79] – une constante stylistique en regard des critères de la catégorie qu’une analyse micro-structurelle de type strictement formulaire permet de révéler – ; (2) le solo ne présente plus de strictes répétitions de phrases intégrales mais au contraire une plus grande variété de « textures » phraséologiques (un assemblage de variantes rythmiques plus maîtrisées, un balancement équilibré de consonances et de dissonances, qui revalorise la portée des longs silences, toujours présents, et par conséquent, ce qui pourrait sembler de prime abord paradoxale, beaucoup plus expressifs) : l’articulation globale du solo et la logique interne de l’improvisation ont, en somme, évolué – une évolution stylistico-esthétique qu’une analyse macro-structurelle de type strictement visuelle permet également de révéler. En revanche, ce qu’une telle analyse comparative ne fait pas apparaître, c’est la transformation, flagrante, et la plus importante selon nous (et qui se révèle à la fois depuis le micro et le macro-formel), des éléments audiotactiles dans le style personnel de McLean. En tout premier lieu, le son-timbre a véritablement évolué entre ces deux enregistrements, tout comme la mise en place des attaques qui l’altèrent (plus précises dans leur exécution, plus individualisantes dans leur interrelation au timbre, et tout simplement plus variées) ou plus généralement tout ce qui est de l’ordre des « paramètres dynamico-timbriques [80] » et qui se propagent parmi l’intégralité des autres paramètres de l’improvisation. Ces valeurs audiotactiles mcleaniennes, parce qu’elles présentent la plus grande marque d’une transformation effective du fait musical, mais également parce qu’elles se donnent à entendre immédiatement, constituent alors la possibilité d’une évaluation de l’évolution stylistique – évolution qui, à termes, en fixera les critères (audiotaciles) les plus prégnants en « signature » stylistique personnelle. Et ce sont précisément les médiums conceptuels que sont le principe audiotactile et la codification néo-auratique, par le truchement de l’écoute phonographique, qui nous ont permis de procéder à cette évaluation.

 Conclusion

Le présent texte a tenté de souligner que la relation qu’entretient la création artistique au style fonctionne métaphoriquement à la manière d’un jeu dans le jazz [81] – jeu des influences, de l’inspiration, jeu interpersonnel et intrapersonnel, jeu de l’individuation, ou plus pragmatiquement, jeu instrumental. Et c’est à partir de l’usage partagé du terme qu’en font les membres de la communauté de cette musique que nous avons pu faire cette observation : le vocable « jeu » s’emploie dans le jazz pour désigner tout à la fois les deux aspects primordiaux de la notion plurielle de style, à savoir un outil de singularisation (le jeu mcleanien) et de généralisation (le jeu bebop) [82]. De plus, nous avons commencé d’observer en filigrane de nos analyses que le style improvisationnel individuel, par sa nature mouvante et incarnée, subit de fait des transformations synchroniques aux rythmes du « vital » de ses acteurs. Les qualificatifs d’« early », « naissant », « mature/mûr », « adulte », « tardif », etc., du style, sont significatifs à cet égard. On notera une intuition similaire résumée dans ce qui est probablement la plus célèbre maxime ayant trait au style, qu’on doit au Comte de Buffon en 1753 : « le style est l’homme même [83] ». Cet article nous a principalement permis d’évoquer le « premier style » de Jackie McLean et de suggérer une première tendance de son évolution. Mais, naturellement dirons-nous, le style improvisationnel de McLean continuera de se développer – et connaîtra plusieurs « plateaux » d’évolution – et de s’affirmer, en définitive, en une urgence toujours plus vindicative.

Au croisement de cette vision « classique-humaniste » buffonienne du style (qui implique une dimension processuelle évolutive) et de l’essence énergétique (de type bottom-up [84]) caractéristique de l’audiotactilité, nous conclurons en citant une interprétation du style selon Roland Barthes – interprétation tantôt absconse, tantôt mystique, mais, intuitivement là encore, très évocatrice : « Le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d’une poussée […]. Il est la voix décorative d’une chair inconnue et secrète ; il fonctionne à la façon d’une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n’était que le terme d’une métamorphose aveugle et obstinée [85]. »




Notes


[1Nous signalons ici quelques références à ce propos, depuis l’idée la plus fréquemment rencontrée de l’influence et/ou de la continuité stylistique sous-jacente au terme de « post-parkerien » chez McLean (cf. par exemple, Lehman, 2000, p. 14 ; Cook, 2004, p. 132 ; Owens, 1996, p. 54), en passant par l’affirmation explicite de l’« imitation » (cf. Rosenthal, 1992, p. 22), jusqu’à la plus radicale (et plus rarement rencontrée) idée de « simple copie » (« Mac Lean [sic] joue dans le style de Charlie Parker avec l’enthousiasme nécessaire, mais il n’est malheureusement plus le seul, et nous regrettons quand même un manque de personnalité. », Anonyme [C.B], 1958, p. 22).

[2Surnom donné à (et porté par) Charlie Parker, communément et conventionnellement connu et utilisé par la « communauté » du jazz.

[3McLean in Burns, 1996.

[4Conséquences directes de l’adoption de l’intégralité du style de vie de Parker par McLean, qui devint très jeune et à l’exemple de son idole, héroïnomane (cf. Spellman, 1994, p. 224).

[5McLean in Wilmer, 1977, p. 117.

[6Charlie Parker n’est pas la seule source d’inspiration et influence que McLean ait connu dès sa jeunesse. New-yorkais harlémite de naissance, McLean côtoie avant même d’avoir dix-huit ans – et joue, apprend ou étudie à leur côté de manière plus ou moins formelle – Sonny Rollins, Bud Powell, Thelonious Monk, Miles Davis, et, donc, Charlie Parker, entre autres. Appréhender l’influence de tous ces musiciens dépasserait la dimension d’un simple article, mais il est nécessaire de garder à l’esprit que, malgré la très forte implication qu’a eu Parker auprès du jeune McLean, il n’en était pas l’unique pygmalion.

[7Parmi les exemples les plus significatifs, notons les disques enregistrés pour la firme Prestige entre 1955 et 1958, les charismatiques « albums de standards » enregistré pour Blue Note que sont Swing, Swang, Swingin’ (1959) et Nature Boy, son dernier enregistrement de studio (1999), sans évoquer plus en détail les nombreux morceaux qui adoptent la « forme » archétypale stylistique du hard-bop durant toute sa carrière. De plus, quand McLean est engagé comme musicien-comédien par le dramaturge Jack Gelber pour sa pièce The Connection entre 1959 et 1963, c’est avant tout dans l’intention qu’il joue « dans la tradition de Charlie Parker » (Ansell, 2012, p. 52).

[8« [Mingus] m’a aidé à trouver ma propre voix. Il s’énervait vraiment si je citais les idées de Charlie Parker dans mes solos. […] Il venait me voir et me disait : “Jackie, quand vas-tu arrêter de faire ça ? Tu as ton propre son, joue tes propres idées maintenant.” Il me disait ça tout le temps. » (McLean in Gross, 2001).

[9La parution d’un article de Caporaletti traduit par Ludovic Florin, in Court & Florin, 2015 ; la publication d’un important texte analytique de Caporaletti traduit et augmenté d’une vaste introduction par Laurent Cugny, in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016 ; la thèse de Fabiano Araújo Costa soutenue en Sorbonne il y a quelques semaines (Poétiques du « Lieu Interactionnel-Formatif », Université Paris-Sorbonne) ; deux journées d’études organisées en Sorbonne par Laurent Cugny (juin 2015 et septembre 2016) qui ont compté avec la présence de Vincenzo Caporaletti.

[10Caporaletti, 2005, p. 71.

[11Et qui diffère également, mais à d’autres niveaux, comme le rappelle Laurent Cugny, des musiques de tradition orale (Cugny, 2016, p. 7).

[12Caporaletti, 2012.

[13Caporaletti, 2005, p. 69 et suivantes.

[14Voir à cet égard les commentaires de Laurent Cugny in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 25-26, 39 et 44.

[15Selon N. Goodman, « un style est une caractéristique complexe qui fait en quelque sorte fonction de signature individuelle ou collective ». Il affirme plus loin que « le style [est] métaphoriquement une signature » (Goodman, 1992, p. 49 et 50).

[16En référence à la locution anglophone fréquemment employée d’« early style ».

[17Nous tenons à signaler ici que notre découverte progressive de la théorie des musiques audiotactiles (et le caractère englobant et conceptualisant qu’elle revêt, inhérent à son statut de « système »), bien qu’elle ne fasse que confirmer des intuitions déjà très ancrées dans nos recherches, a profondément stimulé la reformulation de nos problématiques, et cela dans une terminologie qui, tout en empruntant aux concepts de l’auteur, pourrait parfois sembler quelque peu absconse. L’utilisation d’un vocabulaire ou d’un style d’écriture présumés complexes (ou toutefois à rebours de la terminologie conventionnelle) s’avère selon nous inévitable et même nécessaire à l’expression (et à l’affirmation) d’une pensée fonctionnant de manière analogue. Maurizio Franco résume parfaitement le fond de ce problème particulier dans un chapitre de son ouvrage intitulé « Nouvelle terminologie et perspectives de recherche dans les études de Vincenzo Caporaletti » : « La conception d’un art se consolide également à travers sa terminologie critique. Derrière le lexique se cachent des structures de la pensée bien précises, des éléments psychologiques qui soulignent la volonté de s’ouvrir vers l’extérieur, ainsi que la rigueur et la fiabilité scientifique de ses auteurs. Dans ce sens, la théorie de l’art a beaucoup à transmettre, grâce à la lucidité de ses catégories analytiques et à la précision avec laquelle elle subdivise les périodes historiques en utilisant un langage auquel correspondent de fait des procédures linguistiques spécifiques. » (Franco, 2012, p. 129, notre traduction. Merci à Fabiano Araújo Costa pour cette référence).

[18Ou dit autrement, dans le double mouvement de mise en place et de mise en pratique des conventions tacites de l’idiome stylistique, équivalents, pour ainsi dire, à des « règles du jeu » implicites.

[19Cf. Benjamin, 2006.

[20Dont notre explication concorde peu ou prou avec les considérations esthétiques de la CNA dite « primaire » de V. Caporaletti, sans en avoir encore entièrement saisi toute la portée cognitive et socio-anthoropologique. « [l’enregistrement de jazz] mêle deux temporalités disjointes – sépare puis répare les temps de création et d’audition – et deux espaces également disjoints – la présence des corps des improvisateurs nous est représentée dans le lieu de l’audition à travers leurs sonorités uniques que le disque nous révèle. Comme le disque de jazz […] nous présente telle quelle la performance collective […], ce disque fait apparaître dans le hic et nunc de l’audition le contenu de vérité de cette performance par la restitution non modifiée, “authentique”, de son hic et nunc, du premier au dernier son émis par les musiciens. L’improvisation restituée sans modification par l’enregistrement place l’auditeur dans le maintenant de la performance, et les sons personnalisés des musiciens révélant leurs corps à l’ouvrage le placent dans un ici équivalent, dans le même espace que suggère le retentissement sonore. Ainsi, l’écoute d’un disque de jazz nous fait expérimenter une impression de réunion des hic et nunc de la création et de sa réception qu’il avait à l’origine différés. L’enregistrement fait resurgir du passé un sentiment d’authenticité qui ne peut être l’aura comme l’a définie Benjamin, mais un état différé de l’ici et maintenant du jeu, d’une puissance esthétique aussi forte : une sorte d’aura seconde », in Hubert, 2010, p. 63-64.

[21Voir Cugny, 2016, p. 7-8, et Cugny in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 40-41.

[22Caporaletti, 2015, p. 38. La mise en perspective des régimes musicaux avait déjà été précédemment pensée et développée par L. Cugny (Cugny, 2009, p. 62-71) ; toutefois la dimension médiologique proposée par la TMA réactive l’idée de perméabilité de ces régimes.

[23Nous citons ici le terme d’« œuvre » tel que le propose la traduction sans discuter plus avant dans le cadre du présent texte de la pertinence et des conséquences ontologiques ou esthétiques d’une telle notion dans le cas du jazz.

[24Caporaletti, 2012 (nous soulignons).

[25Caporaletti, 2015, p. 35.

[26Araújo Costa, 2015.

[27Leonard Meyer, qui accorde un certain crédit aux possibilités d’identification et de reconnaissance que fournit le style, précise que ces possibilités peuvent également s’avérer insuffisantes, notamment dans le cadre d’une expertise de l’« authenticité » (ou d’authentification) de l’œuvre musicale sur des bases uniquement stylistiques (Meyer, 1996, p. 63).

[28Caporaletti, 2012.

[29Caporaletti in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 64.

[30La mise en perspective interdisciplinaire n’est certes pas sans danger, mais il serait regrettable de ne pas (ou peu) se pencher sur les contributions des études littéraires concernant la notion de style au vu de l’abondante bibliographie théorique qu’apporte ce champ sur le sujet.

[31Genette, 1982, p. 8. Il faut également noter le commentaire de G. Genette à propos de l’intertextualité telle qu’entendue par le linguiste Michael Riffaterre dans une dimension micro-structurelle qui nous intéressera par la suite : « les rapports étudiés par Riffaterre sont toujours de l’ordre des micro-structures sémantico-stylistiques, à l’échelle de la phrase, du fragment » (Ibid.)

[32 Ibid., p. 16.

[33Voir par exemple Cugny in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 39.

[34Au point qu’il décida de persévérer à l’alto : en effet avant de découvrir Parker par l’enregistrement, il s’était jusqu’ici efforcé de jouer (ou pour le moins de « sonner » au saxophone alto) au plus proche de ses premières idoles, tous saxophonistes ténors, et qu’il avait découverts eux aussi via les disques, à savoir Lester Young, Ben Webster et Dexter Gordon (cf. Spellman, 1994, p. 184-185).

[35Dans sa théorie de la formativité, le philosophe italien Luigi Pareyson définit le style comme étant la « manière de former », unique et propre à la personne de l’artiste (impliquant son expérience concrète, sa singularité, ses propres réactions aux contextes, etc.). Il affirme également qu’aucun artiste ne part de rien et que l’imitation est une condition à la réalisation du style, mais que celle-ci est possible uniquement selon une correspondance du rapport à l’existence des artistes impliqués. Ainsi, selon Pareyson, « l’imitation de la manière de former instaure ou présuppose une communauté ou affinité dans la manière de penser, de vivre, de ressentir, établit une continuité de style entre le maître et le disciple. » (Pareyson, 2007, p. 49). La théorie de la formativité de Pareyson admet donc une continuation et un prolongement du style par processus mimétique d’un artiste à l’autre. Dans l’exemple de Parker et McLean, les critères audiotactiles étant proéminents dans leur « manière de former » respective, on parlera alors de formativité audiotactile dans ce cas précis de l’imitation constitutive du style.

[36L’orchestre est constitué de Miles Davis (trompette), Sonny Rollins (saxophone ténor), Jackie McLean (saxophone alto), Walter Bishop Jr. (piano), Tommy Potter (contrebasse) et Art Blakey (batterie).

[37McLean avait en effet déjà participé à l’enregistrement de deux morceaux au saxophone baryton dans l’orchestre du saxophoniste ténor Charlie Singleton en 1949, mais dans un style rhythm and blues (cf. Spellman, 1994, p. 192).

[38Morceau qui donnera son nom au disque, Dig, dont les crédits de pochette indiquent Miles Davis à la composition de ce titre. La performance en studio suivante de McLean, enregistrée un an plus tard pour Blue Note toujours avec Miles Davis (Miles Davis, Volume 1, BLP 1501), présente une nouvelle fois cette même composition. Elle est alors intitulée « Donna » et les crédits réhabilitent le saxophoniste alto à la composition.

[39McLean improvise trois chorus, de 4’06 à 5’33.

[40Sur les 25 phrases identifiées comme telles de ce solo, 8 commencent par cette conduite spécifique, quelles que soient les hauteurs de notes (en lien avec l’harmonie), ce qui équivaut à un quota de 32 %, soit environ le tiers des phrases.

[41Toutes les transcriptions présentées dans l’article sont données en notes réelles. Sur les conseils de V. Caporaletti, nous avons indiqué « deux croches = Long/Short » sur la partition ; selon l’auteur, plus objectif et moins dépendant d’une conception « visuelle » que les indications « deux croches = swing », ou « deux croches = croches ternaires », etc. Cette précision permet, selon V. Caporaletti, de souligner la dimension dynamisante propre à l’articulation Long/Court des croches dans la subdivision du tactus des musiques audiotactiles, mais également d’opérer à la distinction entre ce phénomène micro-rythmique spécifique et la syncope : « le swing n’est pas créé par la syncopation et la conception métrique qui la sous-tend dans la théorie musicale occidentale, mais par la nature endosomatique de la temporalité exprimée par le principe audiotactile » (Caporaletti in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 69, note 36).

[42Les formules en question sont celles auxquelles T. Owens attribue les codes M5Ca et M9a (Owens, 1974, Vol. 2, p. 2 et 3). Pour des précisions sur la méthodologie adoptée par Owens et pour une proposition de synthèse taxinomique des différents types d’analyse du solo improvisé, voir par exemple Cugny, 2009, p. 419-421 et p. 443-446.

[43Nous avons utilisé le logiciel libre d’édition de données sonores Audacity® pour effectuer ces relevés. Il existe des logiciels informatiques plus adaptés à ce type de mesure sur lesquels nous travaillons actuellement, mais dans le cadre des conclusions avancées par cet article, l’utilisation de ce logiciel nous a paru suffisante.

[44Hodeir, 1981, p. 102, à propos des « conceptions rythmiques » de Charlie Parker.

[45Une autre longue phrase jouée de 4’49 à 4’57 présente une fin identique sur près de trois mesures.

[46Ou que d’autres réitérations mélodico-rythmiques présentes dans ce solo, même si elles sont de dimension plus succincte que celle de la phrase.

[47Nous reprenons ici à dessein le terme de L. Meyer issu de sa définition du style musical, bien que son application stricto sensu s’avère problématique dans le cadre des musiques audiotactiles improvisées et mériterait d’être discutée : « Les stratégies sont les choix compositionnels faits à l’intérieur des possibilités établies par les règles du style. » (Meyer, 1996, p. 20).

[48Ce terme est à prendre ici étymologiquement et non selon sa portée axiologique usuelle : en 1951, McLean débute littéralement sa carrière, mais avec une maîtrise déjà considérable du langage bebop.

[49Le fameux « Charlie Parker Omnibook », par exemple, n’est apparu qu’à la fin des années 1970.

[50Selon Steve Lehman, la formule jouée par McLean aux mesures 6 à 8 de ce solo (à 4’11) est « une citation directement issue du solo de Charlie Parker sur “Donna Lee » (Lehman, 2000, p. 29).

[51L’« amorce » identifiée précédemment ne se rencontrera que très rarement de cette manière dans le jeu de McLean. Mais son style continuera malgré tout de garder des traces, autres, qu’elles soient phraséologiques ou dynamico-sonores, de Parker – aussi bien dans des contextes stylistiques proches que relativement éloignés du bebop.

[52Rosenthal, 1992, p. 22.

[53« Le style n’est pas du conceptuel, […] tout juste de l’intuitif. », Robert Martin in Noille-Clauzade, 2004, p. 15.

[54Voir Noille-Clauzade, 2004, p. 17-19 ; p. 25-27 ; p. 153 et suivantes.

[55Jean-Jacques Nattiez, par exemple, affirme que les possibilités de l’analyse stylistique musicale se confrontent inévitablement au fameux « cercle herméneutique » établi par W. Dilthey (Nattiez, 1993, p. 7-8).

[56« Toute improvisation est […] individuante dans la mesure où elle est à la fois expression (générale) du style propre du musicien et manifestation individuelle (hic et nunc) de son être. Mais l’improvisation est également individuante dans la mesure où, au moment où se joue l’acte de l’improvisation, “la communauté mimétique toute entière se reconnaît en tant qu’être individué à l’intérieur d’un savoir partagé (lore) que l’on peut appeler “champ jazzistique. » (Béthune, 2009, p. 8).

[57La double signification du verbe inspirer en langue française est particulièrement évocatrice à cet égard : de la forme transitive pronominale « s’inspirer » (au sens d’emprunter, d’imiter) à la voix passive du verbe, « être inspiré » (au sens d’être avisé, avoir l’idée, avoir de l’inspiration).

[58Un sentiment d’échec qui n’est du reste pas partagé par tous, comme le prouve dans ce cas précis le point de vue des musiciens créateurs, à commencer par Miles Davis lui-même : « J’ai fait là mon meilleur enregistrement depuis bien longtemps. J’avais bien travaillé, j’avais fait répéter l’orchestre, tout le monde connaissait le répertoire et les arrangements. Sonny [Rollins], comme Jackie McLean, a joué comme un dingue. ». Plus loin, il indique également que des conditions externes au contexte strictement musical ont été particulièrement impactantes pour McLean durant cette séance : « Charlie Parker passait par là, il s’est installé dans la cabine technique. Jackie, qui était déjà nerveux parce qu’il s’agissait de sa première séance, a complètement flippé en le voyant. Bird était son idole. Il ne cessait de demander à Bird ce qu’il faisait là, et l’autre de lui répondre qu’il passait comme ça, pour écouter. […] Jackie a dû lui poser la question mille fois. [Il] voulait que Bird parte pour qu’il puisse se décontracter. Mais Bird lui disait sans cesse qu’il sonnait bien, il l’encourageait. Au bout d’un moment, Jackie s’est détendu et a joué comme un dingue ». (Davis in Davis & Troupe, 2007, p. 156-157). McLean confirmera plus tard cette anecdote (in Burns, 1996). Un témoignage de plus quant à l’influence tant symbolique que musicale qu’a exercée Parker sur McLean.

[59Steve Lehman, par exemple, dans son analyse musicale détaillée de ce solo, affirme que la manière dont McLean manipule les nombreux éléments formulaires issus du langage de Parker témoigne de « son entière maîtrise de l’harmonie et de la phraséologie bebop » (in Lehman, 2000, p. 30), ce qui ne modifie en rien notre observation.

[60 Ibid., p. 27-30.

[61Voir à ce propos les remarques de L. Cugny et les notions associées d’« impetus » et d’« ethos », Cugny in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 21-23.

[62Davis in Davis & Troupe, 2007, p. 156-157. Miles Davis parle bien évidemment ici de l’enregistrement de Dig.

[63Nous faisons allusion ici au titre du texte de Nicolas Meeùs : « Les rapports associatifs comme déterminants du style » (Meeùs, 1993, p. 9).

[64Hodeir, 1981, p. 204.

[65Puisque selon la théorie des musiques audiotactiles, le PAT relève également de « caractères socio-anthropologiques » (cf. Caporaletti, 2012).

[66Caporaletti in Caporaletti, Cugny & Givan, 2016, p. 62.

[67 Ibid., p. 63-64.

[68C’est via le PAT que la part de « tactile » (i.e. le sens extéroceptif du toucher) présent dans le syntagme audiotactile s’avère essentielle. C’est d’ailleurs dans des termes intuitivement équivalents que nous avions intitulé une communication faite en 2012 à l’ENS de Lyon « Le geste sonore chez Jackie McLean » (pour le colloque « Recherches en musicologie : nouvelles perspectives »). Bien que le terme de « geste » renvoie ici dans les grandes lignes au « toucher personnel de l’exécutant » connexe au PAT (cf. Caporaletti, 2015, p. 33), il s’agit également d’un « geste » pseudo-métaphorique qui est médiologiquement et essentiellement musical. Aussi, généralement associé au fait musical in extenso par la terminologie usuelle du jazz, le terme de « son » renvoie quant à lui à la part « audio » de l’audiotactilité.

[69Caporaletti, 2005, p. 101 (notre traduction).

[70Cf. Cugny, 2009, p. 24-25. Ce cadre de « pratique commune du jazz » ainsi désigné par L. Cugny se caractérise par un ensemble d’éléments musicaux partagé par les praticiens, qu’on serait tenté d’interpréter ici comme équivalent à des « règles du jeu ». Cependant, l’auteur observe que le jazz de « pratique commune » qui fait l’usage de l’intégralité de ces éléments s’étend globalement depuis les années 1930 jusqu’au début des années 1960 (avec l’apparition du free-jazz et du jazz dit modal), moment à partir duquel les musiciens vont commencer non plus à jouer dans (ou selon) les règles, mais avec (et même contre) celles-ci. Dans cette perspective, la notion de « pratique commune » du jazz, ainsi que ses « règles » associées, tendrait plutôt à être assimilable à un langage musical partagé au sens large qu’à un style spécifique.

[71Caporaletti, 2015, p. 33.

[72McLean in Wilmer, 1977, p. 116.

[73Voir Spellman, 1994, p. 189-192. McLean avait l’habitude de passer ses dimanches après-midi au domicile de Bud Powell durant l’adolescence pour l’écouter, jouer et travailler avec le pianiste ; notons à ce propos l’amusante formule de A.B. Spellman : « quelques minutes passées avec Bud Powell un dimanche valent tout autant qu’une longue conversation à la Roosevelt High School un lundi » (in Ibid., p. 189).

[74Rosen, 2000, p. 23.

[75La proximité évoquée entre l’usage conventionnel du terme de jeu dans le contexte des musiques audiotactiles et son équivalence métaphorique au style, soit comme singularisation, soit comme catégorie idiomatique (par exemple, ici : « jouer bop »), nous invite une fois encore à penser les règles inhérentes à telle catégorie stylistique comme assimilables, de la même manière, à des « règles du jeu » (quand bien même la notion de « règle » n’est pas exclusive au domaine du jeu). L. Meyer propose par ailleurs une « hiérarchie des contraintes » dans sa définition du style musical dont les « règles » seraient le plus haut niveau de contrainte stylistique à l’échelle intraculturelle (Cf. Meyer, 1996, p. 17). Cependant, il dit également qu’à la différence, par exemple, du sport, où les règles sont explicitement conceptualisées et fixées, elles sont généralement connues de manière tacite dans les arts, et que, par conséquent, « le théoricien/analyste du style peut déduire la nature des contraintes – les règles du jeu – depuis le jeu du jeu lui-même [from the play of the game itself]. » (Ibid., p. 12). Pour sa part, le philosophe L. Pareyson affirme que, dans le domaine de l’art, « rien ne peut se “faire” sans règles. » (Pareyson, 1992, p. 81) et qu’elles possèdent selon lui des vertus créatrices mais également de réussite artistique : « Les règles ainsi intégrées à l’intérieur même de l’opération artistique […] sont des modes capables de promouvoir, de soutenir et de rythmer de nouvelles activités, en leur offrant appui et force, non pas seulement des schèmes techniques ou des formules d’exécution, mais des procédés artistiques, des façons de faire, des secrets de fabrication, des projets de réalisation, des promesses de succès. » (Idem).

[76 Miles Davis and Milt Jackson Quintet/Sextet enregistré pour le label Pretige (PRLP 7034), le 5 août 1955, au Rudy Van Gelder Studio, Hackensack, New Jersey. McLean ne joue que sur deux des quatre morceaux de la séance, qui sont deux de ses compositions. L’orchestre est constitué de Miles Davis (trompette), Jackie McLean (saxophone alto), Milt Jackson (vibraphone), Ray Briant (piano), Percy Heath (contrebasse) et Art Taylor (batterie).

[77De forme AABA de 32 mesures. McLean improvise deux chorus sur ce morceau durant cette séance (de 0’34 à 1’41). Il enregistrera de nouveau cette même composition en studio en 1959 sous le titre de « Minor Apprehension » (New Soil, Blue Note BLP 4013).

[78Notons simplement ici que le commentaire donné en note 1 de ce texte (Anonyme [C.B.], 1958, p. 22) est issu de la critique dans la revue Jazz Hot du présent disque de Miles Davis. Il porte alors nécessairement, en partie, sur le style de McLean lors de ce solo.

[79On retrouve d’ailleurs un élément de type « amorce » identifié dans le solo de « Dig » (ici mesure 18 à 0’52), qui nous permet d’affirmer qu’il subsiste encore des constantes dans son jeu. La formule en question est d’ailleurs jouée par McLean en tant qu’« amorce » de la longue phrase présente sur toute la partie modulante du pont B. Mais cet élément fonctionne ici d’abord comme un véhicule des valeurs audiotactiles proéminentes. De plus, il n’est pas non plus identique rythmiquement à l’« amorce » de « Dig » (construite en son centre sur un triolet de croches), et on n’en rencontre aucune répétition dans le reste du solo de « Minor March ». Il n’est donc plus à considérer comme un élément formulaire mcleanien à un niveau stylistique local.

[80Caporalletti, 2015, p. 34.

[81Cette observation fonctionne a priori pour toutes les musiques audiotactiles. Et c’est du reste probablement les conditions artistiques et performatives qui relèvent de l’audiotactilité qui nous permettent d’affirmer cela : nous pourrions aisément faire la même remarque (le jeu comme équivalent du style) pour tout interprète de musiques relevant du régime d’écriture, mais plus difficilement pour un compositeur de ces mêmes musiques. Concernant les musiques de tradition strictement orale, ou dites « traditionnelles », nous laissons la question ouverte.

[82Tout du moins dans la terminologie francophone du jazz. La communauté jazzistique anglophone, qui fait également l’usage du terme de « jeu » (« play », « playing ») pour désigner métaphoriquement le style, utilise plus fréquemment le terme de « son » (« he sounds like… », « the sound of… ») comme un équivalent symbolique au style, la plupart du temps, individuel.

[83Buffon, 1992, p. 30.

[84Caporaletti, 2015, p. 38.

[85Barthes, 1969, p. 14-15. N’oublions pas que c’est au style littéraire que R. Barthes fait allusion dans son texte.




Author(s)


Édouard Hubert est membre du comité de rédaction d’Epistrophy depuis la naissance de la revue. Doctorant à l’Université Paris-Sorbonne (Paris 4) sous la direction de Laurent Cugny, son travail de thèse porte sur les questions de style dans la musique de Jackie McLean. Il a collaboré à Culture Jazz et Citizen Jazz. Il a récemment publié un article (« Julius Hemphill (1938-1995) : l’hydre et les roseaux ») dans l’ouvrage collectif Polyfree. La jazzosphère, et ailleurs (1970-2015), P. Carles & A. Pierrepont (dir.), Outre Mesure (2016).


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Édouard Hubert : « Le style : le jeu du jazz ? Nouvelle approche du « premier style » de Jackie McLean au prisme de la théorie des musiques audiotactiles » , in Epistrophy - Jouer Jazz / Play Jazz.02, 2017 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/le-style-le-jeu-du-jazz-nouvelle.html // On line since 22 January 2017 - Connection on 27 March 2024.

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