Epistrophy La revue de jazz | The jazz journal
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Le jeu du jazz comme formativité


The jazz play as formativity

Laurent Cugny


Abstract


Voici quelques années, grâce à un de mes doctorants – Fabiano Araújo Costa, qui a signé un article dans le n° 1 d’Epistrophy – et à mon ami et collègue Ludovic Florin, je prenais connaissance de la théorie des musiques audiotactiles (TMA) de Vincenzo Caporaletti. Cette rencontre a considérablement changé ma perspective pour ce qui concerne l’analyse du jazz, à laquelle j’ai consacré un livre paru en 2009, Analyser le jazz. J’aimerais expliquer ici en quoi, dans la perspective de ce numéro consacré au jeu.

A few years ago, thanks to one of my PhD students - Fabiano Araújo Costa, who signed an article in Epistrophy # 1 - and to my friend and colleague Ludovic Florin, I became familiar with the Audiotactile Theory of Music (AMT) by Vincenzo Caporaletti. This discovery has considerably changed my perspective concerning the analysis of jazz, to which I devoted a book published in 2009, Analyser le jazz. How it changed my perspective is what I would like to explain here, in this issue about Playing Jazz.



Full text



Avant d’entrer dans le vif de cette discussion, quelques concepts doivent être explicités pour éviter tout malentendu, en procédant à un détour par la question de l’écriture musicale. Dans un premier temps, il convient de distinguer les notions de fixation, de notation et d’écriture. Sans entrer dans le détail de ces différences, on retiendra que :

  • la fixation concerne toute proposition musicale répétable avec un degré plus ou moins grand de variation ;
  • la notation suppose la graphie, sous une forme ou une autre ;
  • l’écriture est une notion plus complexe, supportant un plus grand nombre de significations.

La fixation peut-être :

  • Idéale : la proposition musicale est fixée dans une mémoire humaine. Elle n’implique pas la graphie. On peut connaître Au clair de la lune sans jamais n’avoir écrit ni lu une quelconque partition de ce chant. La fixation cognitive, dans ce cas, retiendra : une mélodie rythmée, peut-être des paroles dans une langue ou une autre mais pas nécessairement, peut-être une harmonisation mais pas obligatoirement, en principe une forme. Si elle est extériorisée et matérialisée par exemple dans un chant réel, sonore, elle pourra être chantée dans telle ou telle tonalité, par une voix féminine ou masculine, aiguë ou grave, dotée de telle et telle caractéristique, sur un tempo plus ou moins vif, etc. Mais on saura toujours en l’entendant qu’il s’agit d’Au clair de la lune, à supposer que l’on connaisse soi-même cette chanson.
  • Graphique : une proposition musicale peut-être notée graphiquement, dans un code partagé (portée, chiffrage d’accord, tablature, etc.) ou non (code mémoriel propre à la personne qui fixe).
  • Phonographique : il s’agit ici de la fixation mécanique du son, par une technologie ou une autre.

On notera d’emblée que le premier type de fixation est « dématérialisé » : on peut parler d’un schéma. Le deuxième possède une matérialité (la graphie et son support), mais encore schématique (la graphie ne retient de ce qui est fixé que certains éléments, dotés de ce fait d’un statut déterminant : les notes et les rythmes par exemple dans une partition mais pas les timbres). Le troisième est le plus précis. Il dispose d’une matérialité (le son physique produit à la restitution sonore de l’enregistrement), d’une immuabilité (sauf dégradation de l’enregistrement, on entend toujours exactement la même chose à chaque restitution). Mais surtout il y a consubstantialité : le son est transcrit par du son et non par une idéalité (premier type) ou un encodage graphique (deuxième type).

On peut désormais revenir à la notion d’écriture. Dans son sens le plus courant, il recoupe exactement le premier concept, la fixation. Dans le domaine du jazz, on pourra dire « ce passage est écrit » par quoi l’on entend qu’il est fixé, qu’il soit passé par une graphie ou pas. De la même façon, on dira : « ce morceau est très écrit ». Dans cette acception courante, le terme s’oppose naturellement à celui d’improvisation. Mais il peut aussi s’approcher du sens de style : « c’est une belle écriture », etc. C’est pourquoi, dans le cadre d’une discussion de ce type, il est préférable de l’éviter car sa polysémie le rend trop imprécis.

La deuxième précision terminologique concerne les régimes de production de la musique en général. De longue date, deux d’entre eux ont été distingués, respectivement écriture et oralité. Les régimes de production musicale se caractérisent notamment par le mode d’inscription de l’œuvre (ce concept serait lui-même à discuter, mais on l’utilisera ici par facilité dans un sens général de produit musical, tout en étant conscient qu’il n’a pas sa place dans certaines musiques). L’écriture est ainsi caractérisée par la partition graphique instituée comme support matériel de l’œuvre. L’oralité au contraire postule (dans ses formes pures) une absence de support matériel. Le premier fait appel à la fixation graphique, le second à la fixation idéale (la notion de « modèle » utilisée par les ethnomusicologues). Depuis une époque relativement récente, certains musicologues ont proposé un troisième régime, dit phonographique, dans lequel le support matériel de l’œuvre est l’enregistrement mécanique, le disque (appellation générique, quelles que soient la technologie employée et la matérialité du support, y compris sa dématérialisation).

On complètera ces précisions terminologiques en présentant très sommairement les trois concepts principaux de la TMA.

La formativité audiotactile est le mode de rapport à la musique, impliquant les médiums cognitifs auditifs et corporels, par opposition au médium visuel privilégié par le régime d’écriture (où l’on se représente la musique par la vue d’une partition). Le meilleur moyen d’illustrer cette différence est d’évoquer la façon d’apprendre une musique donnée. Dans le régime d’écriture, il est normal d’apprendre une pièce en ayant recours à sa partition. Dans un régime audiotactile, on préférera l’écouter dans une version x ou y (en principe enregistrée) et en extraire la substance par l’oreille et probablement à l’aide d’un instrument, lequel incarne le volet tactile. Au niveau de la production de la musique, il en va de même. Il est a priori plutôt rare – même si cela n’a rien d’impossible et que les exemples existent – qu’un musicien audiotactile écrive « à la table » selon l’expression consacrée. Même dans le cas de la composition, le plus souvent il cherchera des idées sur un instrument et les fixera d’une façon ou d’une autre (graphie ou pas). Mais le point important dans la notion est celui de formativité. Il ne s’agit pas seulement de procédures plus ou moins neutres (peu importerait finalement que l’on apprenne un morceau par l’audition ou par la partition, une fois qu’on le connaît, on le connaît), mais d’un rapport global à la musique, de modalités de représentation du son qui vont former et informer, de façon active (d’où le terme) les pratiques musicales, que ce soit de composition, d’improvisation, d’échange du fixé, d’apprentissage, etc.

La codification néo-auratique désigne assez simplement l’enregistrement mécanique dans tous ses aspects. Non seulement en termes de mode de fixation, d’archivage, mais dans toutes ses actions dynamiques. On a déjà parlé d’apprendre les morceaux par le disque, mais il arrive fréquemment aussi qu’on joue avec, « par-dessus » le disque. Rien de tel pour s’assurer qu’on maîtrise une mise en place rythmique ou un type de phrasé que de jouer exactement à l’unisson d’un enregistrement [1]

Enfin l’extemporisation permet de sortir de la dualité réductrice interprétation - improvisation. L’extemporisation se situe entre les deux et désigne la procédure musicale par laquelle on exécute du fixé (par exemple un thème de jazz) en combinant un certain degré de respect du texte et une certaine marge de distanciation. Typiquement dans cet exemple du thème de jazz, on sera autorisé à en changer les notes et le rythme, sous condition (théorique) que l’on reconnaisse toujours le thème en dépit de ces transformations. X versions de « Summertime » impliqueront des notes (au-delà des simples différences de tonalité) et des rythmes différents, mais l’auditeur connaissant ce thème le reconnaîtra toujours (en principe) à travers ces différences d’exposition. L’extemporisation se trouve de cette façon dans la partie médiane d’un continuum où l’on trouve, du côté de la fixation, l’interprétation, qui implique un plus grand respect du texte (en principe on ne change ni les notes ni les rythmes d’une partition de régime écrit). Les marges de variation sont donc moindres et les critères de la bonne interprétation sont à chercher ailleurs. Du côté de la moindre fixation se trouve l’improvisation, qui s’autorise une distanciation partielle (on n’est plus contraint par le texte mais on peut en conserver quelque chose, par exemple l’enchaînement harmonique du thème sur lequel on créera de nouvelles mélodies), voire totale (absence de pré-fixé, cas de l’improvisation libre).

Ces différents concepts ainsi précisés permettent de parvenir à un premier degré de caractérisation des musiques attachées aux différents régimes, que l’on présentera sous forme d’un tableau :

Musiques d’écriture Musiques d’oralité Musiques audiotactiles
Processus de création composition performance performance
Mode d’effectuation interprétation extemporisation extemporisation
Médium cognitif visuel audiotactile audiotactile
Statut de la phonographie exogène exogène endogène
Fixation de l’œuvre a priori (partition) - a posteriori
(disque)
  • Processus de création de l’œuvre [2] : l’œuvre se crée dans un processus de composition dans le régime écrit, de performance dans les deux autres.
  • Mode d’effectuation : il s’agit de l’effectuation sonore [3], qui se fait à travers un processus d’interprétation dans le régime écrit, d’extemporisation dans les deux autres.
  • Médium cognitif : le médium cognitif privilégié est visuel dans le régime d’écriture, audiotactile dans les deux autres.
  • Statut de la phonographie : il est exogène (au sens de non nécessaire) dans les régimes d’écriture et d’oralité, endogène dans le régime phonographique-audiotactile.
  • Fixation de l’œuvre : l’œuvre se fixe a priori dans le régime d’écriture, c’est-à-dire avant la production sonore, a posteriori dans le régime phonographie-audiotactile [4]. Le régime d’oralité peut se passer de fixation.

Où l’on constate que, du point de vue des trois premiers critères retenus, les musiques de tradition orale et audiotactiles se comportent de façon semblable, en opposition aux musiques de tradition écrite. Le moment de la création musicale est celui de la performance (et non de la composition précédant la performance qui en constitue le moment de réalisation sonore, non dénué d’artisticité mais d’un statut créatif moindre) ; le mode d’effectuation est celui de l’extemporisation – ou de l’improvisation considéré comme un degré plus élevé d’extemporisation – (et non d’interprétation avec un fort degré de respect du texte) ; le médium cognitif est, en principe, audiotactile (et non visuel). En revanche, en considération du critère 4 (statut de la phonographie), l’appariement se déplace. Ce sont cette fois les musiques de tradition respectivement écrite et orale qui se retrouvent dans une non-constitutivité de la phonographie. On peut bien enregistrer après coup ces musiques, mais leur régime ne l’impose pas, au contraire des musiques audiotactiles. Sauf cas aberrant [5], ces musiques ne peuvent exister sans le disque. Enfin, les trois régimes se séparent si l’on considère le statut de fixation de l’œuvre par rapport à la matérialité sonore. Il est a priori dans le régime d’écriture (la musique est fixée avant d’être jouée et entendue) et a posteriori dans le régime phonographique - audiotactile (la musique est fixée au moment d’être jouée mais sa restitution intervient nécessairement après). Quant aux musiques de tradition orale, elles peuvent parfaitement se passer de toute fixation autre qu’idéale. On notera au passage que la séparation des régimes d’oralité et d’audiotactilité à partir des critères 4 et 5 (statut de la phonographie et fixation de l’œuvre) permet de distinguer ce qu’on regroupe communément sous l’étiquette world music par rapport aux musiques de tradition orale : c’est bien le statut de l’enregistrement mécanique, la codification néo-auratique dans le vocabulaire de Caporaletti, qui constitue l’un des principaux marqueurs de cette différence.

On entend immédiatement une objection fondamentale à cette présentation : les cas déviants sont innombrables, le tableau ne fonctionne que dans l’idéalité des situations respectives. Mais c’est précisément son intérêt, si tant est qu’on le conçoive et l’utilise de façon souple. On reprendra ici le terme de « face », utilisé jadis par Nicolas Meeùs [6]. Il y a des faces d’oralité et d’audiotactilité dans les musiques d’écriture, des faces d’écriture et d’audiotactilité dans l’oralité et des faces d’écriture et d’oralité dans les musiques audiotactiles. Bien entendu, serait-on tenté d’ajouter. Pour autant, c’est du moins ce que je crois, ces différents concepts articulés de cette façon permettent d’affiner l’approche. En particulier, l’introduction de nouvelles tripartitions et de bipartitions, écriture-oralité-audiotactilité, interprétation-extemporisation-improvisation d’une part, composition-performance, médium cognitif visuel-médium cognitif audiotactile de l’autre, en lieu et place des anciennes bipartitions écriture-oralité, écriture-improvisation, composition-improvisation, me paraît un progrès vers une moindre simplification réductrice des situations, autorisant une approche plus fine des phénomènes musicaux que l’on observe aujourd’hui, de certains d’entre eux au moins.

Un chapitre entier d’Analyser le jazz est consacré à une défense et à l’illustration de la transcription (ce que l’on appelle souvent dans le jazz « les relevés »), ainsi qu’un long passage à la question du processus et du produit. Je me plaçais à l’époque nettement en opposition à des critiques que l’on nommera provisoirement et très improprement « oralistes », dont le porte-parole le plus virulent était Amiri Baraka [7]. Pour résumer sommairement ces critiques, on dira qu’elles contestent la pertinence de l’exercice de transcription au motif général qu’il serait réducteur, à la fois quantitativement et qualitativement. Quantitativement car la transcription classique manque un grand nombre d’éléments, en particulier ceux qui ont trait à la matérialité du son. Qualitativement car ces éléments manquants sont les plus importants, voire ceux précisément qui caractérisent la pratique concernée, ici celle du jazz. Ne resterait alors sur le papier que le plus inessentiel. Cette critique de la méthode débouche parfois (chez Baraka en tout cas) sur celle de l’exercice même de l’analyse, et donc de l’approche analytique qui elle aussi ne saisirait que le plus inessentiel (« les notes »). L’arrière-plan théorique (ou idéologique) est celui de la critique de la raison graphique et à travers elle du logocentrisme et encore plus en amont, de l’européocentrisme de la pensée impliquée.

Un autre terrain de cette même critique est celui de l’opposition processus-produit. C’est le processus qui compterait, qui serait constitutif de la pratique du jazz, le produit n’étant qu’une forme de résidu plus ou moins accessoire et superficiel, purement phénoménologique et sans signification profonde. Enfin, l’arrière-plan ultime de cette critique oraliste est souvent d’inspiration culturaliste (Baraka toujours). Si le produit, le logos, la raison graphique, l’analyse, la transcription sont condamnés, c’est parce que l’essence de cette musique est à chercher dans la culture de ses créateurs, en l’occurrence les Afro-Américains (ses créateurs, mais pas l’ensemble de ses praticiens puisque l’on sait que depuis les débuts, nombre de non-Afro-Américains ont joué cette musique, y compris parmi ses fondateurs ; mais c’est une autre question). On se trouve donc finalement dans une manifestation très élémentaire de la théorie du reflet. À quoi bon se pencher sur ce reflet puisqu’il n’est qu’un mirage [8] ?

Ma critique de cette position a consisté en une défense de la transcription, à qui l’on attribue un rôle qu’elle ne se donne pas dans la réalité de son exercice par celles et ceux qui le pratiquent, celui de substitut du support de l’œuvre (voire de l’œuvre elle-même). Les transcripteurs-trices savent pertinemment et toujours (les témoignages abondent), non seulement qu’on ne peut pas tout noter, mais qu’en transcrivant on note a posteriori un schéma où l’on ne retient que certains éléments. Et Simha Arom a clos, me semble-t-il, la discussion de façon lumineusement simple en disant que quand on voulait faire fabriquer une pièce de mécanique, on fournissait un schéma, un croquis et non une photographie, peut-être plus précise, mais à partir de laquelle il serait impossible de formaliser les données nécessaires. Les transcripteurs-trices savent qu’ils-elles font des schémas et non des photographies.

Ainsi, on ne gagne rien à bannir la raison graphique, mais au contraire elle facilite l’introspection du matériau musical que recherche précisément l’analyse. Celle-ci ne peut-être condamnée que si l’on s’en tient à une conception extrêmement restrictive du processus qui serait tout et du produit qui ne serait rien. Par ailleurs, cette séparation du processus et du produit est problématique à plus d’un titre, ne serait-ce que parce que, précisément dans un régime phonographique (de même que d’oralité), il est impossible d’accéder au processus sans en passer par le produit (ce qui est d’ailleurs aussi vrai du régime d’écriture où il faut en passer par le produit qu’est la partition). L’imagerie médicale n’est pas encore assez performante pour nous permettre de voir ou d’entendre les processus musicaux en se bouchant les oreilles et en fermant les yeux devant les « produits » de la musique.

Je pourrais aujourd’hui reprendre l’intégralité de la critique de ces critiques que je faisais dans Analyser le jazz. Il n’en reste pas moins que certains des textes servant de support à cette critique soulevaient de vraies questions, en particulier deux d’entre eux, que la postérité a retenu, à juste titre à mon sens : l’article de Charles Keil paru en 1966 « Motion and Feeling through Music » [9] et celui de George Lewis, de 1991, « Improvised Music after 1950 – Afrological and Eurological Perspectives » [10]. J’avais bien perçu la pertinence des arguments qui y étaient développés, mais je pensais – et pense toujours – qu’ils dressent un constat juste pour des conclusions contestables. Dans le cas de l’article de Keil, une première critique portait sur un certain manichéisme des oppositions [11] apparent sous la forme de tableau débouchant sur une condamnation, à mon sens quelque peu simpliste, du logocentrisme et de la raison graphique. Chez George Lewis, c’est l’arrimage culturaliste qui me posait – et me pose toujours – problème : prétendre qu’il y aurait une approche de l’indétermination en musique (qu’on peut éventuellement appeler l’improvisation) « eurologique » et une autre, fondamentalement opposée, « afrologique », en rattachant les deux pratiques à des façons de penser me paraît justifié pour une part (l’argumentation est beaucoup plus fine que chez Baraka) et réducteur pour une autre, car je suis toujours persuadé que tout ne se joue pas à ce niveau et qu’il en est d’autres qui n’ont rien à voir avec la culture.

Je pensais alors qu’il était nécessaire de discuter cette critique, ce que j’essayais de faire dans Analyser le jazz, tout en sachant par devers moi qu’elle comportait sa part de vérité, mais que je ne disposais pas de l’argumentation pour pouvoir l’intégrer dans une vision moins tranchée, plus équilibrée. C’est un progrès dans cette direction que m’a aidé à faire la découverte de la TMA de Caporaletti.

De quoi s’agit-il donc ? D’abord, comme je l’ai évoqué plus haut, de sortir des binarités trop réductrices, écriture-oralité, composition-improvisation et bien sûr, en filigrane Européen-Afro-Américain, Blanc-Noir avec (sensibles chez Keil plus encore que chez Lewis), une colonne « plus » et une colonne « moins », une vision non seulement manichéenne mais moraliste, voire moralisatrice, un combat du Bien (oral, improvisé, afro-américain) contre le Mal (écrit, composé, européen). Comme je l’ai dit, la TMA permet, non seulement de sortir de cette posture morale, mais également des binarités ou plutôt de leur utilisation réductrice (car elles ne sont pas toutefois sans fondement). Mais surtout, elle permet un retour différent sur le processus. Ce n’est plus le processus mythifié d’une pratique quasi magique faisant résonner les tréfonds très anciens et très archaïques de l’âme afro-américaine ou celle, hyper-romantique, de l’improvisateur parvenant à faire entièrement table rase, au prix d’un effort surhumain, de toutes ses déterminations, pour une production miraculeuse d’un enfant nietzschéen délivré de toute préméditation malfaisante, dans un geste de liberté absolue (le jazz et les musiques improvisées ont toujours adoré s’accaparer la notion de liberté). Mais, avec Caporaletti, on retourne à un processus très concret, celui de musiciens qui jouent ensemble, mettent en œuvre leurs compétences, leur mémoire, leur culture musicale, cherchent à les connecter, à les faire interagir. Ce processus n’est plus celui de la magie, de l’appel au tréfonds archaïque, de la résurgence communautaire, « culturelle », mais celui de la formativité, c’est-à-dire de la constitution de processus et de procédures musicaux, lesquels se distinguent fondamentalement du régime d’écriture par leur sollicitation privilégiée (mais pas exclusive) de médiations auditives et corporelles plutôt que visuelles.

D’une certaine manière, c’est un très petit déplacement, infime, mais il permet (il m’a permis en tout cas) d’ouvrir les fenêtres en grand. Et d’abord de récupérer, non seulement l’analyse elle-même (quoique je n’ai jamais pensé sérieusement qu’elle pouvait être contestée dans son principe), mais la transcription, les partitions, la raison graphique, le logos, sans avoir à trahir une prétendue oralité-mère mythique de cette musique. La transcription est alors le contraire d’une consignation stérile et vaine où l’on cherche à attraper le liquide avec une passoire. C’est au contraire une voie d’approche d’un processus – elle-même audiotactile avant d’être graphique –, celui de la musique (improvisée ou pas) en train de se faire. Ce qui compte est alors bien le sens « des notes » (et du reste), mais en tant qu’elles forment une image du processus qui permet de mieux l’approcher, et non pas la consignation de symboles qui n’auraient aucune connexion avec la supposée vraie matrice, archaïque ou magique. On peut également récupérer sereinement le monceau de partitions qu’a produit le jazz, non seulement les millions de transcriptions réalisées, mais aussi toutes celles qui ont servi à faire le jazz [12] qui participent aussi de la chair de son histoire.

Dans le même mouvement, la raison graphique n’est plus un épouvantail. Pour revenir aux transcriptions, elles ne forment en réalité que la pointe émergée d’un iceberg, celui des relevés sans notation que pratiquent beaucoup plus les musiciens : on écoute un disque et on « repique » une harmonie, un fragment de solo, une disposition d’accord. Point besoin de les noter graphiquement sur une partition ou un bout de papier. Il a suffi de les entendre, de se les figurer et de les reproduire à l’instrument, pour les intérioriser, cognitivement et corporellement (ce en quoi consiste l’audiotactilité). La raison graphique est ici absente. En revanche, si l’on note tout cela, on fait apparaître d’autres choses, on va souvent plus loin dans l’introspection en fonction du degré de précision que l’on s’impose dans la transcription. La graphie est de retour mais dans un même mouvement qui est celui d’une forme, parmi d’autres, d’appropriation de ce qui est entendu, celui de sa figuration active dans le but d’enrichir le corpus personnel.

J’en arrive, in extremis, au thème de ce numéro, le jeu. Je pense que c’est une très bonne question, une question décisive. Le jeu, repeint ici aux couleurs de la formativité. Je crois réellement que c’est en ce lieu que se trouvent les enjeux décisifs. C’est par la connaissance intime de ce qu’est ce jeu joué par le jazz que l’on progressera le plus significativement dans sa connaissance [13]. Et la culture n’a pas tant à voir dans toute cette affaire. Ce n’est point révisionnisme, que de prendre acte, conjointement, d’une part du fait que le phénomène de la traite esclavagiste nord-américaine et caraïbe est à la racine profonde de l’émergence de cette musique, et de l’autre de considérer que si des gens d’origines, de cultures, de provenances aussi diverses – que ce soit au moment de la création ou tout au long de son histoire jusqu’à aujourd’hui – ont pu pratiquer cette musique ensemble, c’est parce qu’ils étaient réunis dans une œuvre commune de création et d’exercice d’un jeu, un jeu unique, inexistant jusqu’alors et donc nouveau, différent des autres, même s’il s’alimente et s’est alimenté d’autre chose que de lui-même (où la culture a son mot à dire). C’est le sens du concept de formativité, un processus qui s’alimente par lui-même, agi par des individus formant. C’est une dynamique, non seulement qui réunit les musiciens au moment de jouer ensemble [14] mais qui se développe en se faisant, assurant ainsi le mouvement, l’évolution et par là la pérennité de la musique.




Notes


[1On peut évoquer ici le cas du jeune prodige Joey Alexander qui semble avoir appris le jazz entièrement par le disque. Sans savoir s’il a eu un ou des enseignants qui lui ont montré des choses, il est certain, au vu de son très jeune âge, qu’il a fait l’économie, dans sa formation, de l’étape consistant à jouer beaucoup et longtemps avec d’autres, ce dont s’émerveille Alphonso Horne dans son témoignage.

[2Comme on l’a précisé plus haut, la question de la pertinence de la notion d’œuvre, en particulier dans le cas du régime d’oralité, est laissée en suspens. La notion est ici utilisée dans le sens restreint de production musicale identifiable comme telle, en la dépouillant de ses aspects esthétiques ou programmatiques (intention ou non de « faire œuvre » dans le cas notamment de musiques fonctionnelles ou rituelles).

[3Là aussi, on laisse de côté la question de savoir si cette effectuation est nécessaire dans le cas du régime d’écriture, c’est-à-dire de savoir si, dans celui-ci, l’œuvre existe de façon complète avant sa concrétisation sonore.

[4En réalité cette fixation est simultanée, dans la mesure où l’enregistrement, par définition, s’opère dans le même temps que la production du son. On ne prend même pas en compte le fait que, la plupart du temps, les musiques sont répétées et travaillées avant d’être enregistrées. Mais en tout état de cause et c’est ici l’important, par comparaison avec le statut de l’enregistrement dans le régime d’écriture, il ne peut s’effectuer avant que du son ait été émis.

[5On pense par exemple au mythe du rouleau qu’aurait enregistré Buddy Bolden – étiqueté « premier musicien de jazz » – qui aurait été perdu (à jamais ?). La musique de Buddy Bolden, qu’on ne peut donc connaître, et même le personnage, voient leur caractère mythique, voire mythologique, accentué par cette incarnation parfaite d’une aberration.

[6Meeùs, 1991.

[7Mais de nombreux autres auteurs se sont exprimés dans ce sens : John Gennari, John Brownell, Philip Bohlman (voir Cugny, 2009, p. 349-363).

[8« Les notes d’un solo de jazz, quand elles arrivent à existence, existent comme elles le font pour des raisons qui ne sont que concomitamment musicales. » (Baraka 1968 in Baraka 1999, p. 182 ; ce passage est issu d’un article intitulé « Jazz and the White Critic », paru en 1963).

[9Keil, 1966, p. 337-349.

[10Lewis, 1996, p. 91-122.

[11Un tableau à deux colonnes énumère certaines caractéristiques de la « signification incorporée » d’un côté, de la « sensation engendrée » de l’autre, avec par exemple des oppositions dans le mode compréhension : syntaxique / processuel ; mode de réponse : mental / moteur ; critères de pertinence : cohérence / spontanéité ; etc.

[12Lors de l’exposition Miles Davis à la Cité de la Musique à Paris en 2009, il fallait voir la sorte de vénération que suscitait l’exposition de trompettes de Miles Davis, du saxophone de John Coltrane ou de la batterie de Tony Williams. Mais aussi l’intérêt manifesté devant les vitrines où étaient présentées des partitions qui avaient servi pour certains enregistrements du trompettiste.

[13C’est le sens de l’appel à une écriture d’une histoire multiple du jazz figurant dans le dernier chapitre d’Analyser le jazz (Cugny 2009, p. 535-544).

[14Fabiano Araújo Costa a construit sa thèse de doctorat (Université Paris-Sorbonne) autour de cette idée en approfondissant un concept de « lieu formatif interactionnel » (Araújo Costa, 2016).




Author(s)


Laurent Cugny :
Professeur des universités à l’Université Paris-Sorbonne, musique et musicologie.
Directeur de publication de la revue « Les Cahiers du jazz » (2004-2006).
Coordinateur du projet "Histoire du jazz en France", soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (2009-2011).
Principales publications :
Las Vegas Tango - Une vie de Gil Evans (éd. P.O.L., 1989).
Electrique - Miles Davis 1968-1975 (André Dimanche, 1993).
Analyser le jazz (Outre Mesure, 2009).
Eurojazzland (Northeastern University Press), 2012, ouvrage collectif, coordination avec Luca Cerchiari et Franz Kerschbaumer.
La catastrophe apprivoisée, (Outre Mesure, 2013), ouvrage collectif, coordination avec Vincent Cotro et Philippe Gumplowicz.
Histoire du jazz en France – Tome 1 : du milieu du XIXe siècle à 1929, (Outre Mesure, 2014).
Musicien :
Concerts et enregistrements avec Gil Evans (1987)
Directeur musical de l’Orchestre National de Jazz (1994-1997)
Opéra-jazz « La tectonique des nuages », Grand Prix de l’Académie du jazz (2010).


Bibliography


Araújo Costa, Fabiano, Poétiques du « Lieu Interactionnel-Formatif » : sur les conditions de constitution et de reconnaissance mutuelle de l’expérience esthétique musicale audiotactile (post-1969) comme objet artistique, Thèse de doctorat sous la direction de Laurent Cugny, Université Paris-Sorbonne, 2016.

Baraka, Amiri, Black Music, New York, William Morrow, 1968.

Baraka, Amiri, The LeRoi Jones / Amiri Baraka Reader, in Harris, William (ed.), New York, Thunders Mouth Press, 1999.

Caporaletti, Vincenzo, Swing e Groove – Sui fondamenti estetici delle musiche audiotattili, Lucca, LIM, 2014.

Laurent Cugny, « La théorie des musiques audiotactiles et les études sur le jazz », in Vincenzo Caporaletti, Laurent Cugny, Benjamin Givan, Improvisation, culture, audiotactilité – Étude critique du Concerto pour deux violons et orchestre en ré mineur BWV 1043 de Jean-Sébastien Bach par Eddie South, Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, Paris, Outre mesure, 2016.

Cugny, Laurent, Analyser le jazz, Paris, Outre mesure, 2009.

Keil, Charles M.H., « Motion and Feeling through Music », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 24, N° 3, Spring 1966.

Lewis, George, « Improvised Music after 1950 – Afrological and Eurological Perspectives », in The Other Side of Nowhere – jazz, improvisation, and communities in dialogue, Daniel Fischlin, Ajay Heble, ed., Middleton, Wesleyan University Press, 2004, p. 131-162 [ Black Music Research Journal 16, spring 1996]).

Meeùs, Nicolas, « Apologie de la partition », version corrigée (document pdf) d’un article paru dans Analyse musicale, n° 24, 1991, p. 19-22, téléchargé sur le site du Centre de Recherche Langages Musicaux en janvier 2007.



Electronic reference


Laurent Cugny : « Le jeu du jazz comme formativité » , in Epistrophy - Jouer Jazz / Play Jazz.02, 2017 - ISSN : 2431-1235 - URL : https://www.epistrophy.fr/le-jeu-du-jazz-comme-formativite.html // On line since 22 January 2017 - Connection on 23 April 2024.

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