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Entretien avec Edward Perraud


Correspondance par mail du 10 septembre 2016

 

Edward Perraud par Frank Bigotte

Dans un premier temps, j’ai souhaité répondre sur le mode du « brain storming ». Cette question m’est apparue tellement riche et ouverte qu’avant de répondre aux questions posées, je veux livrer mes impressions jetées, comme on commence une improvisation, comme quand on lance en l’air, la première balle de jeux…

Voici mon premier service :

Pendant un concert, l’aspect tacite du jeu dans une acception ludique, se fait en silence sur scène, seuls des jeux de regards, des sourires peuvent témoigner de cette connivence de jeu. C’est ce qui est touchant et paradoxal. Le seul lien possible qui ne se fasse pas en silence, le clin d’œil musical, serait la citation, d’un thème, d’un style, d’un phrasé. On remarquera que la citation musicale est vraiment toujours à manier avec prudence : Does Humor Belongs in Music ? s’est demandé Franck Zappa dans un de ses opus.

Sinon toute connivence de jeu se déroule en silence, au cœur de chaque musicien en action.

Une autre anecdote me vient de suite à l’esprit par rapport à l’idée du jeu : Freud dans son livre Une enfance de Leonard parle de Leonard de Vinci qui continuait à jouer comme un enfant — particulièrement à la poupée — à 50 ans… Peut-être devons-nous ne jamais oublier de toujours convoquer, raviver, l’enfant que l’on a été, et qui n’a jamais complètement disparu en nous.

 On ne fait pas du jazz, on est déguisé en jazz

J’aime beaucoup ce passage des Lettres à un jeune poète de Reiner Maria Rilke où il émet l’idée que même enfermé dans une prison réduite à sa plus simple expression, dénuée de tout objet, il aurait toujours avec lui ses souvenirs d’enfance qui le rendraient tout de même heureux. Une conversation avec notre enfant intérieur.

Je pense par extension au jeu de la conversation.
Un ami intime de Giacometti qui a été son modèle nous dit que le plus puissant chez cet artiste était ses conversations. Et le jeu dialectique du va-et-vient. Un peu comme un duo de jazz, une formule que j’affectionne tout particulièrement par son dépouillement et sa liberté.

Picasso joue aussi sans cesse — toute sa vie d’artiste — avec l’histoire de la peinture. Il voulait peindre comme l’enfant qu’il n’a jamais été. Dès son plus jeune âge il peignait comme les grands espagnols : Goya, Velasquez…

Mozart est peut être l’un des plus grands joueurs. Tout est prétexte à jouer chez lui, mêmes les plus graves sujets.

En jazz, concernant l’aspect ludique c’est Sun Ra qui me vient en premier à l’esprit.
Toute sa musique pourrait s’apparenter à un grand jeu. Sur l’attitude générale, sur scène. Comme s’il nous disait, à la manière des enfants qui jouent aux indiens et aux cowboys : « On dirait qu’on serait des musiciens de jazz et qu’on ferait ce qu’on ressent donc ce qu’on veut… »
J’aime cette citation de Sun Ra : « On ne fait pas du jazz, on est déguisé en jazz. »

Le duo que nous avons créé avec Elise Caron [1] est l’un des groupes dans lesquels je retrouve le plus cet aspect ludique. C’est une force d’imagination liée à l’enfance et au jeu qui se retrouve par conséquent dans le résultat sonore final. Une joute, non pas en opposition, mais en complémentarité. Rendre possible un détachement, même en pleine situation de jeu, en concert.

Rien à voir : j’aime beaucoup cette œuvre de Debussy qui est intitulé justement Jeux et qui, dans sa forme compositionnelle, renvoie à l’échange de deux adversaires jouant au tennis. C’est une musique à programme, un ballet très novateur dans l’histoire de la musique, l’un des premiers grands scandales du XXe siècle, avant même celui du Sacre du printemps de Stravinsky !

Plus généralement une autre pensée me vient aussi à l’esprit. La vie est un vaste jeu. Rabelais, sur son lit de mort, aurait dit : « Tirez le rideau, la farce est jouée. » Rabelais me renvoie directement aux jeux de mots que j’aime particulièrement. Les contrepèteries, les jeux de sons, c’est aussi l’art de décaler les sons…

Je trouve que le jazz participe à ça : être prêt à jouer des permutations de quelques notes seulement, comme on joue avec les phonèmes d’un mot, pour jouer quelques pirouettes sonores au sein d’une phrase musicale. Jouer avec les modes, la palette sonore, c’est très excitant et incroyablement ludique avant tout.
Le jeu est aussi une certaine façon de désacraliser le réel.

L’imagination est le maître mot.
Sans imagination il n’y a pas de jeu possible. Faire de l’art, c’est peut-être toujours se prendre pour quelqu’un d’autre. Se jouer de soi-même.
Changer de peau, d’où le rituel d’ailleurs de se changer avant de monter sur scène… Être un autre pour mieux essayer de retrouver et sonder la quintessence de soi-même, peut-être de rejoindre l’universel…

Le nombre de musiciens morts ou vivants que je « convoque » pendant un concert peut être assez élevé. Jouer à être quelqu’un d’autre ou être inspiré par quelqu’un. Puis, peut-être un jour, inspirer les autres… qui sait ?
Se prendre parfois à son propre jeu !
Les gens sont-ils prêts à jouer le jeu ?
Savoir être et se sentir disponible au second degré.
Jouer et plus particulièrement jouer de la musique et du jazz, est-ce bien sérieux pourrait-on se demander ?

Le jeu chez l’enfant est une manière de se construire. Le fait qu’un enfant ne joue pas montre qu’il rencontre un problème dans son développement. Aujourd’hui avec les jeux électroniques, il n’y a plus ce sens de l’abstraction, de l’invention. L’enfant se trouve face un à écran, une réalité à gérer. De plus, l’aspect du jeu dans la construction sociale se trouve aussi abolie. Seul ou à deux face à un écran.
Et quand c’est à deux, la plupart du temps c’est une confrontation dans un esprit de compétition.
Ce fait n’est-il pas aussi transposable en musique ? Voire en jazz ?

Que signifie avoir son propre style dans un style préexistant ? Jusqu’à quel moment l’influence du style sur l’artiste ne change-t-elle pas le style lui-même.
D’où la vraie question qui pourrait découler de « jouer jazz » : qu’est-ce qu’un genre musical ?


Pour revenir aux questions posées.

- Que signifie « jouer jazz » ?

« Jouer jazz » semble aussi vouloir se référer au style jazz dans son acception communément la plus partagée, dans sa plus large définition populaire. C’est à dire du swing au bebop. Donc, il y a la notion de swing. Ce jazz où chaque instrument remplit une fonction non corvéable. Les instruments harmoniques accompagnent le soliste (chanteur ou soufflant) et la rythmique doit être le tapis de l’ensemble dans un balancement prémédité, un « swing ». Je pense que jouer jazz c’est aussi cela.

Aujourd’hui, dans le jazz, les barrières des fonctions sont parfois cassées. La batterie peut « chanter », la basse être le soliste, le saxophone être la rythmique etc. La hiérarchie entre les instruments a explosé. Jouer jazz c’est se souvenir de son histoire initiale, des origines noires américaines… de sa généalogie.

 « Jouer jazz », c’est l’art de la conversation en musique

- Quelles sont les règles de jeu que vous vous fixez (en tant que batteur, et en tant que compositeur) ? Comment ces règles sont-elles décidées en amont, et comment se modifient-elles au fur et à mesure du jeu ?

Le rapport que j’ai avec la batterie quand je travaille l’instrument, se réfère constamment à son histoire.
La batterie n’existait pas avant le jazz. C’est le jazz qui l’a inventée. C’est assez rare dans l’histoire de la musique qu’un style invente un instrument de toutes pièces. Le rock’n’roll s’est approprié aussi cet instrument et a donc nourri son vocabulaire. C’est une histoire récente finalement. Dans ma pratique je me réfère tout de même très régulièrement aux grands maîtres qui ont marqué cet instrument.
« Jouer jazz », c’est aussi travailler les formules rythmiques qui le caractérisent : swing, musique sud-américaine, shuffle, etc. « Jouer jazz » en ignorant les batteurs historiques me semble impossible ; Papa Joe, Max Roach, Sam Woodyard, Art Blakey, Tony Williams, Elvin Jones, Ed Blackwell… « Jouer jazz », c’est donc un cheminement. Une vie entière.
Kenny Clarke a dit : « Dans la vie on trouve la musique, et dans la musique, une vie meilleure ».

L’allégorie du jazz, selon moi, pourrait s’apparenter à un adolescent en perpétuelle recherche qui absorbe tout comme une éponge, un être qui se réinvente en cherchant qui il est en permanence.
« Jouer jazz » tient probablement de cela aussi. Trouver, d’un soir à l’autre, une façon chaque fois un peu différente d’espérer arriver au même résultat : transmettre une émotion à l’audience, un frisson qui fait mouche. « Jouer jazz », c’est découvrir un chemin nouveau. Bien sûr c’est probablement assez vrai pour beaucoup de domaines.

En tant que compositeur.
Le modèle architectural de la chanson a conditionné la forme des morceaux jazz. Du coup, j’ai la sensation que composer en jazz, c’est principalement arranger. L’art de recycler un thème. Peu de musiciens de jazz me paraissent être des compositeurs. Bien sûr, il y a Thelonious Monk, Duke Ellington, Charles Mingus, Ornette Coleman… comme grands compositeurs. Mais, du coup, la principale idée c’est que le jazz se joue. Il ne s’écrit pas vraiment selon moi, ou juste comme aide-mémoire.
D’ailleurs, on ne dit pas vraiment « jouer classique », mais interpréter. Par contre on dit jouer du jazz ou « jouer jazz ». Le jazz serait plus l’art de la ritournelle que de la composition au sens classique du terme.

À partir du moment où une partition est très voire totalement écrite, ce n’est plus vraiment du jazz. Cela vide la musique de toute sa substance primordiale : jouer dans l’instant présent ! « Jouer jazz », c’est justement « ajouter » à ce qui est écrit. C’est ce qui ne s’écrit pas, ou ce qui ne peut pas ou ne doit pas s’écrire. C’est ce qui reste à trouver, à chercher par le musicien.
C’est précisément ce que j’attends quand je compose en jazz, que l’instrumentiste le joue à sa façon. Souvent les compositeurs ne me donnent pas de partition pour la batterie. Imaginons, en classique, que le compositeur dise aux percussionnistes : faites ce que vous voulez, dans l’appréciation des nuances du moment, etc. Cela paraîtrait assez absurde.

- Quelle place pour l’interaction dans votre musique ?

L’interaction c’est le résultat recherché. Si elle n’est pas là, c’est raté et vide. « Jouer jazz », c’est l’art de la conversation en musique.

- Est-ce que la manière d’interagir évolue au cours d’un morceau ?

Oui, je pense que si l’interaction était trop omniprésente, cela tuerait aussi la musique. Parfois, il faut savoir se retenir et ne pas interagir à tout-va. Attendre le moment crucial pour souligner, ou jouer contre, ou simplement commenter.

- Cette interaction peut-elle prendre la forme d’une rivalité, ou encore d’une compétition entre les musiciens ?

Il y a parfois une forme de joute, mais je pense qu’elle doit nourrir l’émulation. La rivalité n’engendre rien de bon dans la vie, surtout en musique. L’esprit de compétition, que l’on peut parfois ressentir à travers le bœuf en jazz, ne m’intéresse pas vraiment. C’est, la plupart du temps, un combat d’ego qui me dégoûte plutôt. Le contraire de se nourrir de la différence de l’autre. Je déteste la compétition, sauf entre moi et moi-même. C’est-à-dire essayer de repousser mes propres limites sous toutes ses formes, pour progresser et avancer dans ma vie et mon art.
Par exemple, le sport ‒ notamment la boxe ‒ me touche au moment où je sens que le sportif commence à douter de lui et ne se bat plus contre l’adversaire, mais plutôt contre lui-même. Dit d’une manière plus drôle mais très vraie : « Le sport, c’est le dépassement de soi par les autres ! » (Luis Rego).

Amis mélomanes : « Rien ne va plus, faites vos jeux… »


Notes





Epistrophy,
02, 2017

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